Chapitre 3/4 La nuit

Lorsque je prends une décision, j’essaie d’en imaginer les conséquences à long terme sur le monde.

C’est impossible. Je le sais.

C’est effrayant.

H.

 

 

 

 

 

C’était une belle journée.

Assis peinard contre un nuage, le soleil tenait, allumée, une bougie. Sur nos visages, les poils d’un pinceau de lumière achevaient de teinter de brun, en une aquarelle éphémère, la blanche peau des citadins. Une douce et chaude caresse réchauffait nos corps fatigués et mon cœur, proche de l’ivresse, savourait l’étrange beauté de ce calme petit village aux maisons baignées de lumière. Oh, et… six ans. C’était mon âge et c’était mon anniversaire.

J’avais commandé le coffret avec les animaux robots, celui qu’on voit à la télé, pendant la pub. Ils sont trop beaux ! j’avais découpé la photo dans le magazine de jouets et l’avais collée illico sur un papier. Papa savait que je le voulais plus que tout. J’étais sûr que j’allais l’avoir. Ça me rendait marteau, j’avoue. J’avais trop hâte de savoir ! je caressai ce bel espoir, comme on caresse un feu follet venu perturber la nuit noire, mais sans jamais, ô grand jamais, le toucher du bout de ses doigts, ni du bout de son petit nez, ni du bout de quoi que ce soit, d’ailleurs, pour ne pas se brûler.

Le ciel était d’un joli bleu. Le premier jour de nos vacances commençait donc on ne peut mieux, dans ce beau petit coin de France. Il ne nous manquait que Maman et ses bisous au chocolat. Elle était morte un an avant.

« Le chagrin, avait dit Papa, est le pire poison qui soit. Ça s’immisce dans votre cœur. Ça s’installe et ça reste là tant que la plus fine lueur, la plus infime des étoiles n’y est pas devenue noirceur. Quand tout est mort, ça met les voiles, vous laissant vide à l’intérieur. »

J’aurais dû avoir un grand frère. Il fut tué avant ma naissance et je n’en garde que l’amer et sombre héritage d’absence. C’est fou comme peut me manquer cet homme-là, cet inconnu, sous prétexte de partager mon sang. C’est vraiment farfelu. Si je tenais le… enfin bon. On se croisera bien un jour. Si le monde tourne si rond, je saurai en faire le tour.

Mais parlons d’autre chose, un peu.

J’avais appris de source sûre, enfin, d’un grand de CM2 (je crois qu’il s’appelait Arthur), que l’on pouvait trouver, parfois, sous certains arbres très anciens, ceux avec des nœuds dans le bois, la porte de chez un lutin. J’avais déjà entendu ça, un jour, à la télévision, sur la dix-huit. Enfin, je crois. Arthur devait avoir raison. C’était décidé. Il fallait que je voie tout ça par moi-même.

Le fait d’aller dans la forêt tout seul me donnait le teint blême. Je sentais, rien que d’y penser, battre mon cœur à toute allure et j’avais l’estomac noué. Oui, j’avais un peu peur, c’est sûr, mais c’était quand même excitant. C’était même sacrément cool. Mille tambours tambourinant n’auraient pu égaler mon pouls. Je sentais tout mon corps sourire à l’idée de trouver, peut-être, un lutin. J’étais… comment dire… je ne savais plus où me mettre.

Mais j’attendais, patiemment, sage. Je laissais passer la journée puis le soleil tourna la page et la lune fit son entrée. À la nuit tombée, doucement, je quittais mon duvet douillet. Le froid fit instantanément son effet sur mes deux mollets. J’eus droit à un frisson ou deux, mais pas de quoi fouetter un chat. Quand on est un gars courageux, on ne s’arrête pas à ça. J’enfilais donc mes baskets noires, silencieux autant que possible, car si je me faisais avoir, la nuit serait des plus pénibles.

Quand Papa était en colère, il fallait faire profil bas. Il valait mieux savoir se taire pour éviter tous les tracas d’une gifle ou d’une fessée, d’une heure au coin (deux, plus souvent), d’une semaine sans télé ou juste de ses hurlements. Tout cela ne m’empêcha pas de m’évader pour une nuit. Ce soir, j’allais aller là-bas déterrer les trésors enfouis.

L’obscurité posa son châle sur mes épaules de papier, enveloppant, comme on avale, l’enfant que j’étais tout entier puis chuchota dans mes oreilles les mots d’amour qu’on dit tout bas, comme une maman qui surveille et dit à l’enfant, comme ça : « ne t’inquiète pas. Je suis là, de l’autre côté de la porte. Oui, je suis là, tout près de toi. »

Et puis la nuit, toujours, l’emporte et l’on reste seul dans son lit, avec ses peurs, avec ses doutes. Au plafond, l’ombre s’agrandit et forme des dos qui se voûtent, de longues mains et de longs doigts, de longues griffes acérées, des yeux, dans le noir, juste là.

La nuit revient nous murmurer : « je suis là, tout autour de toi. Laisse-moi couvrir tes pensées d’un voile étoilé. Dans mes bras, tu pourras te laisser aller. »

La nuit revient nous cajoler, nous couvrir de baisers obscurs, mais la nuit revient nous voler, des maisons, les toits et les murs, des gens, le visage et le corps, des paysages la couleur, le soleil, et bien plus encore lorsque la nuit nous fait si peur.

J’étais parti à l’aventure, tout seul, du haut de mes six ans et je m’étais perdu, bien sûr, car moi, je n’étais qu’un enfant qui cherchait les fées, les lutins, dans ce sous-bois aux mille charmes. Mais, pris d’effroi quand la nuit vint, je versais quelques chaudes larmes et je compris enfin, trop tard, que j’étais perdu pour de bon et qu’il n’y avait plus d’espoir de retourner à la maison.

Mes deux mollets me démangeaient, griffés de partout par les ronces. Sur mes bras aussi, ça piquait. En fait, il n’était pas une once de mon corps qui ne se plaignait. J’avais mal aux pieds, mal aux bras, j’avais mal au ventre et j’avais une peur bleue de cet endroit. Les arbres se ressemblaient tous et chacun d’eux semblaient cacher la mâchoire d’un loup, d’un ours ou l’ombre d’un tueur enragé. J’entendais, tout autour de moi, les cris des animaux nocturnes. Ils courraient dans tout le sous-bois, cachés dans l’ombre de la lune.

En quête de nœuds dans le bois, je les trouvais dans mon bas-ventre. Tremblant, je regrettais déjà de n’être pas resté dans ma tente. Papa allait être en colère. J’étais bon pour une raclée au ceinturon, le cul à l’air. Enfin bon… s’il me retrouvait. Rien que d’y penser, je sentais couler l’urine sur ma peau. Allons bon ! voilà que j’avais perdu mon âme de héros.

Papa aurait honte de moi. C’était sûr, il allait hurler. Les grands garçons ne font pas ça. Il l’avait assez répété. Je devais être une fillette ou l’un de ces garçons spéciaux, ceux qu’il appelait les tapettes. Enfin, tout ça, c’est des gros mots. Je n’arrêtais pas de pleurer. Je me sentais comme une mouche dans une toile d’araignée. Je m’effondrais sur une souche.

Qu’est-il raisonnable de faire, lorsqu’on est perdu, à six ans, mis à part appeler sa mère en tremblant de toutes ses dents ? Lorsqu’on est seul, au fond d’un bois, de plus en plus seul, quoi qu’on fasse et même plus tard, oui, parfois, au fond d’une salle de classe, en proie à tous les prédateurs qui n’attendent que le faux pas, l’étourderie, l’ultime erreur, pour bondir, cruels, comme un chat sur une souris sans défense, comme un grand sur un plus petit, sans ne laisser aucune chance au supplicié. Fondre sur lui et lacérer à coup de griffes, à coups de poing, à coups de mots, à coups de pied, à coups de gifles, son cœur, et son âme, et sa peau.

C’est alors que se produisit le plus merveilleux des miracles. Jamais plus je ne vis, depuis, de plus magnifique spectacle. Assis sur mon billot de bois, au creux de la noire forêt, je laissais le son d’une voix rassurer mes tympans douillets. Contre mon front, j’avais posé ma main, pour protéger mes yeux de cette aveuglante clarté que jalousaient même les cieux.

Une lumière à enflammer le plus vaste des océans vint, en moi, tout illuminer, jusqu’au fond de mon cœur d’enfant. D’un éclat que mille diamants n’auraient jamais pu égaler, bravant la nuit, le froid, le vent, mon père m’avait retrouvé.

De ses deux bras, il m’étreignit et me serra contre son cœur. Il fut la lueur, l’embellie. Grâce à lui, je n’avais plus peur.

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