Le 13ème jour : Dïri
Dïri avait hésité à parler à Nimrod de ce nouveau rebondissement. Elle avait eu une réaction si exagérée lors de la première descente dans la grotte qu’il se demandait ce qui avait pu la pousser à tant de frayeur. Objectivement, il ne pouvait pas nier que l’ancienne avait été impressionnante.
Il trouva Nimrod là où elle était tous les matins : dans la flaque, pour pouvoir s’hydrater au calme. Quand il s’approcha, tout un troupeau d’esprits des os qui espionnait depuis les hauteurs sursauta et s’enfuit en piaillant ; ils n’avaient toujours pas digéré ce qu’il avait fait à l’un de leurs congénères.
Quand elle l’aperçut, Nimrod le salua gauchement, mais parut surprise et embarrassée quand il se dirigea vers elle. Elle le fixa timidement de sous ses cils ; ce n’était pas très discret, car elle était beaucoup plus grande que lui. Il dit :
— Mîme s’est levé
Ses rayons embrassent les feuilles
Moi, je te salue
— Je te rends ton bonjour ӝ qu’est ce qui t’amène vers moi ?
— Voir la grune fantôme
En bas, je suis retourné
Elle nous attendait
Nimrod s’affaissa un peu sur elle-même. Elle hésita.
— J’essaie de l’oublier ӝ mais son nom me revient. Je vois sa silhouette ӝ partout dans mes rêves.
— Près du lac enfoui
Tu as entendu son nom ?
Pour moi le silence
Nimrod le dévisagea avec surprise.
— Keizarod est son nom ӝ je l’entends dans ma tête. Ça me dit à la fois ӝ de venir et partir.
Il acquiesça et répéta le nom mentalement pour le retenir.
— Une sourde démente
Je n’ai rien appris de plus
Ne descends pas seule
Elle acquiesça, les yeux égarés dans le vague. Dïri la salua, puis la quitta pour rejoindre des branches qui montaient en douceur vers les cimes. Il se dit qu’il alternerait les souterrains avec l’extérieur, car demeurer longtemps dans l’obscurité lui était pénible.
Au-dessus de lui, des fleurs nouvelles avaient remplacé celles qui avaient gelées et des cornus l’observaient de leurs yeux ronds et pénétrants, lovés les uns contre les autres, comme plantés sur des brochettes. Leurs têtes ornées de bois leur donnaient une dignité qui n’était peut-être qu’un leurre.
Dïri n’eut pas à marcher longtemps : au bout d’une dizaine de minutes, alors qu’il entamait l’ascension d’une branche épaisse, il entendit le son d’un objet rond qui rebondissait le long de l’écorce. Il se rapprocha : c’était un chapeau melon. Intrigué, il leva les yeux et ceux-ci trouvèrent tout de suite une forme blanche et noire qui l’observait plus haut dans le feuillage. La forme lui fit un signe de la main.
Dïri fronça ses arcades orbitaires qui commençaient à se couvrir d’une mince couche de precah immaculé. Il reprit son ascension avec prudence : c’était un peu trop beau pour être vrai !
Il s’assura de ne pas perdre la forme de vue, mais celle-ci semblait rester immobile. Au bout de dix minutes de marche, il la rejoignit – elle l’attendait devant un trou ovale creusé dans l’écorce qui devait être sa tanière – et quand celle-ci lui tendit la main, il lui rendit son chapeau.
Si Dïri avait été décontenancé par l’apparence de Keizarod, là il était servi : la créature n’avait pas l’air agressive, elle était même très souriante et d’après les connaissances que Dïri avait, c’était un membre très honorable de leur espèce, mais la créature semblait encore plus vieille que l’autre.
— Je t’attendais, lui dit-elle.
Il avait une voix vibrante, pleine de tons aigus et graves mélangés. Quant à son corps, l’être avait un abdomen énorme, plissé, avec à la fois un brom et un tepmeh.
— Bromrod par la faille,
Tepmehri par l’appendice
Un être binaire, pensa Dïri.
Son torse ridé à la peau noire était recouvert d’un precah aussi blanc que ses longs tentacules. C’était le seul point commun qu’il partageait avec Keizarod.
Son visage était épais, son nez plat, il possédait huit yeux et quatre bras. Sa bouche aux lèvres énormes avait un sourire à la fois maternel et carnassier. Il déposa le chapeau melon en haut de son crâne avec un soulagement visible.
Son dos était fendu du haut en bas et il s’en échappait une brume volatile qui diffusait une lueur semblable à celle qui sortait d’un brom.
— Perché dans les feuilles
Tel un inquiétant cornu,
Pourquoi me guetter ? répéta Dïri avec méfiance.
— Oh, quel intéressant langage ! Tu as déjà compris que les règles pouvaient être changées et c’est très bien. Il va à présent falloir t’en affranchir ! Mais tu as raison, je t’observe depuis un petit moment, Dïri. Depuis que tu es descendu tout à l’intérieur de l’arbre.
Dïri ne répondit pas. En l'examinant, il se rendit compte qu’il ne connaissait pas non plus le nom de cette créature. Celle-ci lui refit un de ces sourires pleins de dents qui donnait envie de s’enfuir :
— Mock est le nom que je me donne.
Le 14ème jour : Haéri
Nimrod et Lissarod avaient déserté le petit cocon de Villapapel. Haéri ne les voyait plus du tout à l’intérieur depuis que l’air était devenu plus chaud. Elles avaient dû s’éloigner un peu du centre de l’arbre d’où partaient toutes les grosses branches pour construire un nouveau nid.
Il croisa Lissarod à l’heure où l’étoile Mîme envisageait de se border. Elle remontait le cours de la rivière avec des feuilles remplies de pétales, comme il l’avait fait lui-même ses derniers jours. Son corps ne présentait encore aucun signe de precah et sa queue rougie était couverte de griffures.
Son premier réflexe fut de l’éviter. Il l’observa du coin de l’œil qui remontait en peinant et ressentit une once de compassion. Après tout, le precah de Haéri avait atteint sa forme mature et il pouvait à présent se déplacer sans aucune difficulté.
— Besoin de petites mains ӝ pour trimballer tes sacs ?
C’était la première fois qu’il lui reparlait depuis leur altercation. Lissarod tourna brutalement la tête et réalisa sa présence. Elle dut reprendre son souffle avant de pouvoir répondre. Elle semblait contrariée, mais pas agressive.
— Non. J’ai presque fini.
Elle rajouta ensuite, presque à contrecœur :
— Merci d’avoir proposé.
Haéri se souvint de ce que disait Nimrod : Lissarod avait peur de tout.
— Ça ne me dérange pas ӝ je vais dans le même sens, précisa-t-il.
Elle l’ignora et continua à ramper avec un gros sac de pétales sous chaque bras. Haéri marcha en silence à côté d’elle ; elle lui lança un regard courroucé. N’y tenant plus, il éclata de rire. Elle fronça ses arcades orbitaires jusqu’à ce qu’un trait vertical apparaisse sur son front :
— Quoi ?
— Mais ce n’est rien ӝ enfin, c’est toi. Tu es vraiment...
Il voulait dire « si fière », mais il pensa que ce n’était pas la bonne chose à dire, alors il improvisa :
— On devrait travailler ӝ ensemble sur des projets.
Elle s’arrêta.
— C’est une blague ?
— Pas vraiment, même si voilà ӝ je sais que tu m’aimes pas.. T’est pas sympa non plus ӝ mais... tu as du talent. Moi j’aime bien faire des choses ӝ construites avec mes mains. Je pourrais... On pourrait...
— On pourrait quoi ?
« Olala, bon d’accord ӝ elle ne fait pas d’effort. », constata-t-il.
— Laisse tomber, j’ai compris ӝ ta façon de penser. C’est stupide d’essayer ӝ d’améliorer les choses. Tu es vraiment aigrie ӝ comme un mille-pattes hideux.
Il n’aurait pas du dire ça. Ça ne lui ressemblait pas. Et cette phrase... enfin... ce n’était pas... ce n’était pas « gentil » de dire ça. Il n’était pas un gentil gastéropode !
Lissarod ouvrit la bouche, indignée, pour lui cracher au visage un torrent d’injures. Haéri ne voulait pas attendre d’en arriver là. Il tenta de la dépasser et la bouscula légèrement.
Pendant une demi-seconde, il envisagea de simplement se retourner pour s’excuser. Mais à ce moment-là, ses tentacules se déployèrent autour de lui comme ceux d’une méduse et se mirent à briller comme des étoiles.
Il ouvrit la bouche et aucun son n’en sortit. Il regarda Lissarod. Elle le regarda. Ils restèrent tous les deux les bras ballants comme deux limaces un peu stupides. Pendant quelques secondes, on n’entendit plus rien, sauf les hurlements à fendre le cœur de quelques musaraignes-garou qui traînaient dans le coin. Haéri fixa les tentacules de Lissarod et se demanda s’il allait devoir les toucher.
L’expression qui apparut sur le visage de la bromrod était terrifiante. S’il n’avait pas su qu’elle n’avait pas d’appareil digestif, il aurait pensé qu’elle aurait pu lui vomir dessus, comme un animal ! Il était heureux qu’elle ne soit pas un animal.
Lissarod laissa juste tomber ses deux paquets de fleurs sur le sol, puis elle contourna Haéri comme s’il était une chose particulièrement répugnante et s’enfuit sans demander son reste. Haéri resta un peu sur place, un peu sonné. Ses tentacules retombèrent doucement jusqu’à reprendre leur habituelle couleur noire. Il frissonna, récupéra les deux sacs de pétales et les déposa un peu plus haut sur le chemin.
Le 15ème jour : Nimrod
Mîme était en train de se coucher sur l’horizon, dessinant des traits dorés à la lisière des feuilles du Grand Arbre, tandis que Nimrod faisait trempette dans un petit creux où elle avait versé de l’eau. C’était peut-être son plus grand plaisir, mais ce soir, elle se sentait abominablement vide. Le ciel avait beau s’être paré de toutes les teintes de mauve, de vert et d’argent qu’offrait le crépuscule, elle ne ressentait rien.
Dans sa tête tournait le nom de Keizarod. Ce nom devait être écrit sur ses os, car cela la grattait de l’intérieur. Elle n’arrivait pas à penser à autre chose. Elle le désirait pourtant. Elle voulait partir en quête d’un tepmehri avec qui elle serait compatible et danser le soir avec les autres Grunes, mais son corps tout entier semblait enfoncé dans une intense torpeur. Pourquoi tout était soudainement devenu si difficile ?
Lissa émergea de leur nouveau nid. Elle avait encore des cernes sous les yeux, mais Nim ignorait pourquoi son amie avait eu du mal à dormir, cette fois. C’était habituel alors cela ne l’alerta pas.
— Quelqu’un a mis nos sacs ӝ près de notre habitacle. Ceux-là mêmes qui étaient ӝ égarés depuis peu.
Lissa regarda les feuilles pleines de pétales et soupira comme si tout le malheur du monde était sur ses épaules. Nim l’observa avec plus d’attention tandis que son amie venait la rejoindre dans la vasque d’eau.
— Tu as l’air chiffonnée ӝ qu’est-ce qui te tracasse ?
— Je ne veux pas descendre la rivière.
— Mais est-ce que tu sais ӝ ce que tu veux vraiment ?
— J’aimerai plus que quatre-vingt-quatre jours.
Nim hésita et avoua en détournant les yeux :
— Et s’il était permis ӝ de rendre cela réel ?
— Qu’est ce que tu veux dire ?
— Il y a une bromrod ӝ à l’intérieur de l’arbre. Je l’ai vu quand je suis allée ӝ chercher de l’eau. Elle était très âgée ӝ ce qui est incroyable... mais cette bromrod l’a fait ӝ donc ce doit être possible.
Le visage de Lissa se ferma.
— Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant ?
— Parce que je sais que ӝ tu voudras aller voir. Pas seulement pour son âge ӝ c’est à cause du château : elle a construit en pâte ӝ un bâtiment dans l’arbre.
— Mais tu ne veux pas y retourner ?
— Cela ne sert à rien ӝ on ne peut lui parler. Dïri est d’avis que ӝ la bromrod n'entend pas. On ne peut échanger ӝ elle semble aussi aveugle.
Nim s’était mise à trembler et Lissa lui posa une main sur l’épaule :
— C’est quoi le problème avec cet endroit ?
Nim se tordit les doigts.
— Je ne comprends pas bien ӝ c’est comme si ça me mandait. Je crois qu’il y a une chose ӝ qui m’appartient là-bas.
Lissa fronça les sourcils. Les Grunes n’avaient pas de possession en dehors de leurs maisons et ce n’était pas le genre de mots que pouvait utiliser Nim.
— C’est la vieille bromrod qui a pris cet objet ?
— Non j’ai l’impression que ӝ c’est elle qui m’appartient. Mais c’est une illusion ӝ ce n’est pas elle non plus. Je crois que c’est à moi ӝ mais je ne peux céder. Si je le prends je crois ӝ que ce serait... mauvais...
— Mauvais ? répéta mécaniquement Lissa l’air de plus en plus inquiet.
— Mais c’est aussi mauvais ӝ si je la laisse comme ça. Je ne sais plus très bien ӝ je voudrais oublier !
Lissa s’appuya sur ses coudes :
— D’accord. Je suis désolé Nim, mais c’est vraiment bizarre et je crois bien que tu as raison. Je vais vouloir qu’on descende là-dedans.
Le 16ème jour : Lissarod
Elle espérait avoir raison de descendre là-dedans.
— C’était à droite ou à gauche ?
Nim plissa les yeux et serra les poings pour maîtriser le tremblement de ses bras.
— Je ne sais plus. À gauche, je crois. Et puis tout droit ? Il me semble que je reconnais le chemin.
Elles descendirent précautionneusement. Lissa se tourna vers Nim.
— Tu as bien compris ce que je t’ai dit ? On s’approche, mais on ne va pas très loin. Tu ne lui parleras pas. On va juste essayer d'expliquer ce que c'est que c’est que cette chose qu’on t’a volée, d’accord ? Après on remonte et on en parle ? Oui ?
Nim semblait en transe, elle hocha le menton.
Lissa n’obtint rien de plus. Cela faisait déjà deux fois qu’elles se trompaient de chemin, mais depuis maintenant un petit moment, il n'y avait plus d’embranchement. Lissa se sentait loin à l’intérieur du Grand Arbre. Elle prit la main de Nim et elles descendirent ensemble, jusqu’à ce que le boyau s’élargisse.
Elles y étaient : le lac souterrain épandait devant elles ses eaux nébuleuses. Lissarod avança jusqu’à ce que le liquide clapote agréablement contre sa queue et se retourna pour encourager sa compagne livide :
— Viens te mouiller.
— Pourquoi me demandes-tu ӝ de faire ça maintenant ?
— Parce que tu adores te baigner, tu te sentiras mieux après.
Le ton de Lissarod était impatient. Elle plissa les yeux pour apercevoir la forme blanche tout au fond de la grotte et vit passer une lumière furtive qui disparut comme elle était venue. Nim frémit. Lissa lui serra la main plus fort. Lissa commençait à longer le lac, mais Nim s’arrêta.
— Je ne peux pas faire ça ӝ je n’irais pas plus loin.
— Très bien, comme tu veux, tu n’as qu’à m’attendre ici, je reviens le plus vite possible !
— Je t’en prie, ne me laisse ӝ pas seule dans cet endroit !
— Oh, ne fais pas ton bébé. Tu es une très grande fille Nim.
Néanmoins, Lissa se sentit un peu coupable quand elle abandonna derrière elle la haute silhouette frissonnante.
Remarque en passant :
— Perché dans les feuilles
Tel un inquiétant cornu,
Pourquoi me guetter ? répéta Dïri avec méfiance.
-> c'est la première fois qu'il le dit. Du coup "répéter" ne passe pas je trouve.
Désolée d'avoir tant tardé à continuer ta BL. Les vacances, tout ça... Mais bref, c'est pas une excuse, parce que j'avais de la connexion. Tout ça pour dire que je suis désolée, que je m'y remets et que j'ai adoré ce chapitre. Je suis vraiment de plus en plus fan de 63/84 jours, et ce chapitre, avec l'arrivée de Mock (ouuuuh) m'a vraiment fait plaisir. Ce que je découvre avec toi est vraiment d'une rare qualité et d'une encore plus are beauté (bref, t'as pigé, j'aime bien).
Ah oui, et j'ai failli oublier, il manquait les râleries...
c'est comme si ça me mandait : c'est comme si ça me manquait
je n'irais pas plus loin : je n'irai pas plus loin
A part ça c'est génial.
Bisous,
Mouette.