Le 17ème jour : Dïri
Le tepmehri descendit le tronc à toute vitesse. Il était excité, énervé et les pensées se bousculaient dans sa cervelle comme un essaim de follets.
La grosse tête surmontée d’un chapeau melon de Mock ne pouvait quitter son crâne ; il dut faire une pause pour calmer les battements de son cœur, puis jeta un coup d’œil méfiant en direction des sylves. Il n’y avait rien, bien sûr, sauf quelques corneilles trop curieuses, mais Dïri devinait que Mock était en train de l’épier. Il lança un long regard qu’il voulait farouche à la masse épaisse des feuilles.
Il avait passé trois jours dans la cachette de Mock, dans le trou de l’arbre et avait encore du mal à assimiler tout ce qu’il avait appris.
— Je suis capable de faire des choses...
— Des choses comme quoi ?
— Je peux lire dans ta tête par exemple.
— Prouvez-le.
— Et bien, tu es monté jusqu’à moi, car tu espérais trouver un moyen pour acquérir une longévité supérieure avant de passer à ta forme suivante. Et quand tu as ramassé mon chapeau, tu t’es senti mal à l’aise, comme si tu touchais une chose intime.
Dïri avait digéré l’information.
— Combien de grunes sont capables de la même chose ?
— Il n’y a que moi. Parfois, il naît un élu capable de recevoir mon pouvoir. Mais il n’y en a pas dans ta génération.
— Et l’autre, en bas, elle fait aussi la même chose que vous ?
Mock avait eu un rire gras et aigu à la fois.
— Ne me met pas dans le même panier que cette créature triste et insipide.
Dïri n’avait rien dit. Il ne savait pas très bien lequel était le plus étrange, la vieille aveugle qui vivait dans le noir ou cet hermaphrodite à huit yeux si sûr de lui.
— J’ai des projets pour toi, avait dit Mock, nonchalamment.
Dïri l’avait regardé avec méfiance.
— Pourquoi moi ? Parce que je suis descendu en bas ?
— J’observe toujours ceux qui sortent des rangs en premier. Je t’ai bien regardé Dïri et j’aime bien ta petite cervelle. Tu ne le sais pas encore, mais tu vas être très doué pour ce que j’ai prévu pour toi.
Dïri ressentait un tas de sentiments contradictoires sur lesquels il n’arrivait pas à mettre de mots sensés. C’était désagréable et frustrant.
— C’est fourbe, dit Mock.
— Pardon ?
— Le mot qui n’existe pas et que tu cherches pour me qualifier, c’est « fourbe ». Il y a aussi « malfaisant » – un autre mot inconnu –, mais ça, tu n’es pas sûr. Tu as raison d’hésiter, car je ne suis pas méchant, mais je ne suis pas gentil non plus.
Dïri sentit une forme de nausée lui brouiller l’estomac. Les mots avaient coulé en lui comme la Rivière Blanche dans son lit. Il les avait assimilés instinctivement. Maintenant, la fourberie et la méchanceté pouvaient exister dans son monde.
— Pourquoi je ferais quelque chose pour vous ? demanda-t-il.
— Parce que je peux t’aider à obtenir ce que tu veux en échange.
— Vous pouvez m'accorder plus de temps ?
Mock avait hoché sa grosse tête.
— Je ne suis pas capable de faire ça. Mais si je te donne les clefs pour y parvenir, je demanderais ta loyauté en échange.
Dïri se laissait déraper à toute vitesse le long de l’écorce, malgré la douleur. Il n’aimait pas Mock et celui-ci le savait certainement. C’était la première fois qu’un sentiment pareil s’insinuait en lui et il en était profondément troublé. Il avait besoin de réfléchir au marché qui lui avait été proposé.
Le 18ème jour : Lissarod
Si Lissa s’était sentie coupable d’avoir abandonné Nim, ce sentiment s’étiola quand elle commença à distinguer le palais, car l’attraction que provoquait sur elle cette construction de pétales était grisante.
Elle n’avait pas revu la lumière de la bromrod et s’approcha jusqu’à pouvoir palper les murs. La façade du bâtiment était entièrement sculptée d’arabesques, de plantes et de créatures : là un rampant tout en volutes, là un cornu qui dardait sur elle quatre prunelles sévères...
Un sourire extatique se dessina malgré elle sur son visage. Elle voulut rire et se contint avant de se souvenir que Keizarod était sourde, mais c’était trop tard pour le rire : il était resté bloqué dans sa gorge.
Les dômes, les tours et les arcs de papier suspendus montaient jusqu’à la voûte noire de la grotte dans un mélange délicat d’entrelacs et de colonnes incroyablement fines.
Elle ne put résister et entra sous l’arrondi d’une arche : c’était un long couloir dont les murs étaient bordés par une rangée de grunes modelés dans la pâte de fleurs. Lissarod s’approcha et regarda un par un les visages. Ceux-ci étaient incroyablement beaux et délicats. Elle se mit à rire plus franchement avant de s’enfoncer dans les méandres du lieu.
Elle arriva dans une grande pièce d’où s’exhalait une lumière tamisée. Lissarod approcha de quelques pas, puis recula : la bromrod était là ! Elle était accroupie au milieu de la salle, avec son étrange instrument de musique silencieux sur les genoux. Lissarod réalisa à quel point il était nigaud de se cacher. Elle entra dans la pièce et assista religieusement à l’ode au silence de Keizarod. Lissarod se sentit bizarrement émue devant ce visage à la peau froissée comme la flaque par le vent.
« Il n’y a pas de son, mais elle entend de la musique dans sa tête... », comprit Lissarod.
Soudain, la vieille bromrod s’arrêta brutalement de pincer les cordes et releva la tête. Lissarod se figea et retint sa respiration. L'infirme se redressa doucement. De là où elle se trouvait, Lissarod voyait les ailes de son nez se contracter pendant qu'elle humait l’air. Elle marcha en direction de Lissarod, hésita, puis la dépassa et continua son chemin.
Lissarod relâcha son souffle ; Keizarod était partie. Elle poursuivit son exploration et profita des chambres et des galeries ornées d’alcôves qui se présentaient à elle. Toutes étaient sculptées et recouvertes de figures d’animaux, de plantes et de grunes. Lissarod n’osait plus rire, mais le sourire était revenu sur ses lèvres.
Elle escalada une volée de marches et monta dans les étages.
« Est-ce que cette aveugle a fait ce palais toute seule ? Ou bien est-ce le travail antique d’une ancienne colonie de grunes ? »
Dans son exploration, elle tomba sur une porte qui donnait directement sur un autre boyau de la grotte. Le tunnel semblait descendre encore plus bas. Peut-être allait-il jusqu’au royaume des racines et des rampants ?
« Ce sera pour une prochaine fois, je ne peux pas laisser Nimrod trop longtemps seule. »
Elle continua ses investigations et finit par tomber sur une salle qui divergeait des autres : de bonne taille et haute de plafond, ses murs n’étaient pas « ornés ». Ils étaient blancs et lisses, mais de petits traits verticaux étaient gravés en lignes, les uns au-dessus et à côté des autres.
Lissarod voulut les compter, mais il en avait trop. Un pour chaque jour ? Cela faisait beaucoup plus que quatre-vingt-quatre jours !
La pièce était remplie de traits. Des milliers et des milliers de traits.
Le 19ème jour : Nimrod
Nimrod avait eu froid. Elle avait eu peur aussi. Elle sentait la présence de Keizarod à proximité et cela la remuait jusqu’au bout des tentacules. Et puis il y avait quelque chose de nouveau : des murmures dans la nuit et parfois, comme l’ombre d’une silhouette. Mais Nimrod devait imaginer tout cela, car à chaque fois qu’elle plissait les yeux et tendait les oreilles, elle ne pouvait que se résigner : elle était seule.
Finalement, épuisée, la jeune grune avait fini par s’endormir dans un coin, roulée en boule sur son propre corps. Elle avait reçu la visite de la jument de nuit : elle était dans un autre monde et cherchait quelqu’un, mais ne se souvenait plus qui. Puis, elle devenait très vieille, comme la bromrod aveugle du château et arpentait Villapapel en interpellant tous les grunes qu’elle croisait... mais aucun n’avait de visage.
Ce fut une lueur qui la réveilla. Nimrod papillonna des paupières et Keizarod était là. Elle était debout sur le bord du lac, son faciès tourné vers elle et malgré ses iris blanchâtres, Nimrod était certaine que la grune la regardait. Keizarod murmura :
— Musique du silence
Remue en vain les fantômes
Tu es revenue
Nimrod se leva lentement. La peur était là. Profonde. Dans son corps, ses os semblaient incandescents. Keizarod leva la paume :
— Ne t’approche pas
L’équilibre peut être brisé
Le monde en suspens
La jeune bromrod n’avait aucune envie de l’approcher de toute façon. Elle demanda :
— Qu’est ce que ça veut dire ? ӝ Qu’est-ce que vous voulez ?
L'aveugle pencha la tête sur le côté, comme une corneille curieuse. Elle ne répondit pas, mais Nimrod était certaine qu’elle avait entendu, d’une façon ou d’une autre. Keizarod lui donnait une sensation étrange. Nimrod n’arrivait pas à tout démêler. Elle ressentait à la fois de l’amour et de la répulsion émaner de la vieille infirme, mais l’expression de son visage montrait de la lassitude.
— Reste loin de moi
Ici commence ton voyage
Reste près de moi
Nimrod jeta un œil furtif le long du lac : Lissa n’était visible nulle part. Soit elle était toujours dans la maison, soit la bromrod l’avait capturée. Keizarod insista :
— Ton destin en bas
Par le chemin qui serpente
C’est toi qu’ils attendent
— De qui parlez-vous donc ? ӝ Qui est-ce qui m’attend ?
La bromrod ne répondit pas. Elle fit demi-tour et se mit à longer la rive du lac pour retourner jusqu’à la maison de papier.
Nimrod hésita, puis suivit son sillon tout en gardant ses distances. Keizarod n’avait même pas besoin de lui dire, elle n’avait aucune envie de s’approcher plus près, mais elle se sentait aussi attirée, comme si un fil d’élégante invisible les reliait. Elles marchèrent jusqu’au bâtiment et Keizarod l’invita à rentrer tout en se tenant loin de la porte.
Nimrod obéit ; Lissarod n’était visible nulle part, cependant son amie crut entendre un rire résonner au loin. Elle s’arrêta pour essayer de déterminer d’où provenait le son, mais Keizarod sembla s’en apercevoir immédiatement et montra des signes d’impatience. Nimrod la suivit plus loin dans les entrailles du palais, jusqu’à ce qu’elles arrivent dans une pièce aux murs sculptés qui avait une porte qui donnait sur un nouveau boyau de l’arbre. Keizarod s’y engagea sans hésiter et lui fit à nouveau signe de se dépêcher.
Nimrod envisagea de faire demi-tour. Elle ignorait tout de ce que voulait cette bromrod et c’était stupide de la suivre. Mais il y avait cet étrange sentiment mêlé d’amour et de dégoût – mais que signifiait le dégoût exactement ? – qui semblait émaner d’elle. Ce lien entre elles qu’elle ne pouvait nier.
Puis elle entendit les voix qui l’appelaient. Ce n’étaient pas de vraies voix, c’étaient des sons qui vibraient dans son corps. Et cela provenait d’en bas.
Elle s’engouffra dans le boyau.
Le 20ème jour : Haéri
Haéri s’isola la semaine qui suivit son contact avec Lissarod. Il avait besoin d’être seul pour réfléchir à sa tentaculaire réaction au toucher de cette grune pénible. Il descendit le long du cours de brume pour être sûr de trouver la solitude qu’il cherchait.
La Rivière Blanche sinuait lentement le long du tronc, toute constellée de roseaux et de nénuphars. Haéri savait qu’il ne pourrait pas aller jusqu’au bout, car bien que toutes les rivières aillent jusqu’à la terre, il y avait d’abord la grande chute verticale et ça, aucun grune n’aurait osé l’affronter avant d’avoir attendu le quatre-vingt-quatrième jour.
En descendant, il croisa à nouveau les trois squelettes qui gardaient la rivière. Il les salua avec sympathie avant de poursuivre sa descente.
Ce fut trois cents mètres plus loin qu’il rencontra la première carcasse de bateau. Ce n’était pas un bâtiment des plus nobles, certes : un simple voilier de papier plié, échoué sur la berge comme l’avaient fait les squelettes en amont. Les intempéries avaient fini par crever la coque comme une vieille outre. Il rechercha un habitant potentiel et le trouva.
Le corps était étendu un peu plus loin, mais sa disposition était un peu différente des gardiens de la rivière. C’était un squelette plus massif, avec quatre bras, et il était recouvert d’un tas de fils très fins qui le collaient à la terre, comme si une élégante avait voulu l’enrouler dans son cocon. Il s’attarda un peu sur la scène, curieux, avant de reprendre sa descente.
Ce jour-là, Haéri trouva d’autres bateaux, plus qu’il ne l’aurait cru possible. Tous transportaient à leur bord les formes angoissantes de ces étranges dépouilles momifiées. En réalité, plus il avançait, plus il y avait de navires sur les flancs de la Rivière Blanche. Ils étaient couchés les uns à côté des autres, comme amarrés à marée basse. Haéri les suivit du regard. Ils étaient si nombreux à présent qu’on aurait dit un cimetière. Haéri plissa les yeux.
À quelques centaines de mètres, il n’apercevait plus le long cours paresseux de brume. Juste une ligne d’horizon et puis le ciel. Il s’approcha lentement.
Il était au bord du monde. Au-delà, le grand tronc se perdait dans la verticalité et aucune issue n’était possible. Le courant de brume se jetait par dessus et se fondait dans l’éther en filets vaporeux. Le sol était si loin que Haéri ne vit rien sauf une immense mer de nuages qui se pressait autour de l’écorce. Un léger vertige le prit et il recula.
Il pensa à tous les bateaux qui n’avaient jamais atteint la verticalité. Et les autres ? Ceux qui avaient plongé dans l’éther ? Qu’étaient-ils devenus ? Avaient-ils accompli la grande œuvre ? Toutes ces spéculations le rendaient triste et anxieux.
Un vent glacé souffla sur le visage de Haéri et il ne put s’empêcher de penser à Lissarod. Il imagina un immense bateau de papier blanc, porté par les bourrasques au-dessus des nuages jusqu’à l’horizon.
J’ai mis le temps avant de me lancer à commenter parce que j’ai du mal à mettre des mots sur ce que j’ai ressentis en te lisant. Pas mal de féerie en tout cas – et comme une menace dissimulée – un peu plus loin. ^^
C’est étrange, j’ai perdu pied. Me voilà dans un monde totalement différent, avec des créatures qui le sont tout autant. Pourtant, tout me paraît normal, si naturel que je croirais à l’existence de ce lieu et de ses habitants. Déroutant, donc, tu as éveillé ma curiosité.
À bientôt. ;)