CHAPITRE 4

PRESENT : NETHAN

            Courir. Ne pas se retourner. Ne pas faire attention aux balles qui sifflent, ne pas faire attention à la douleur. Poser un pied devant l’autre et courir. Un homme en blouse blanche. L’éviter. Il l’attrape par le bras, il serre, ça lui fait mal. Elle ne parvient pas à se dégager. Une, deux, trois secondes, elle utilise son pouvoir. La lumière jaillit de sa main, aveuglante, brûlante. L’homme la lâche. Elle se retourne. Au loin, le bâtiment brûle.

            La fillette se réveilla en silence dans la nuit qui approchait de son milieu.  Elle compta les secondes en inspirant, puis, ne parvenant pas à dormir, elle se leva. Elle enfila sa chemise trop grande et se rendit dans la cuisine. Les derniers jours avaient été caniculaires et dans la cuisine dont les fenêtres ne pouvaient pas s’ouvrir régnait une chaleur étouffante. L’enfant ouvrit le placard et s’empara du verre marqué au nom de Nethan. Elle le remplit d’eau tiède du robinet et le porta fébrilement à ses lèvres, avalant de grandes goulées. Sa tâche terminée, elle le rinça et le posa à côté de l’évier. Puis, avec un air de celui-qui-s ’apprête-à-faire-une-bêtise, elle grimpa sur le plan de travail, ouvrit un placard en hauteur et…

- Que fais-tu debout sur ce plan de travail en plein milieu de la nuit, Neth ?

Elle sursauta et se retourna, se retrouvant face à un jeune homme blond âgé d’une vingtaine d’années. Il avait un air ensommeillé et les lunettes qu’il avait posé sur son nez étaient de travers. Il bailla, s’étira, et sourit gentiment à la jeune fille dont les joues se teintèrent de rouge.

- Tu es bien gourmande, dis-moi…

Nethan sauta de son perchoir et trottina jusqu’à l’endroit où se trouvait son ami. Elle se blottit contre lui et, même s’il parut surpris, il ne se dégagea pas.

- Cauchemar ?

Elle hocha la tête, le serra un peu plus fort, et il caressa ses longs cheveux blonds, lui murmurant des mots apaisants.

- C’est fini, c’est fini. Ce n’est qu’un rêve, ce n’est pas la réalité, d’accord ? Tu ne dois pas avoir peur.

Il disait cela, tremblant encore, lui-même, en repensant au tragique incident du LERM.

L’explosion, puis le feu. Une aile entière avait brûlé et était, encore aujourd’hui, en reconstruction. Des dizaines de personnes y avaient trouvé la mort. Scientifiques comme sujets d’expérimentations. Les mages et les retourneurs en avaient profité pour s’enfuir, c’est à peu près à ce moment que les chasseurs de prime avaient commencé à se multiplier, agissant indépendamment du laboratoire. Les grands yeux gris clair de la petite fille s’emplirent brièvement de larmes qui disparurent aussi vite que sa main passa sur ses yeux. Elle se dégagea doucement, observa son grand ami un instant, puis retrouva le confort de sa chambre. Mais elle ne parvint pas à dormir. Plus que le cauchemar, ce qui l’inquiétait à présent, c’était cette présence. Pas ici, pas dans sa tête, mais loin, très loin, sur l’autre face de Sambremonde. Sur la face des milles magies, quelqu’un la cherchait. Quelqu’un avait deviné son identité. Il l’avait localisé. Soudain, il passa à l’attaque. Le mur qui protégeait son esprit s’ébranla. Il frappa une deuxième fois, le mur se fissura. Elle lança un appel mental. Puissant, tonitruant. Et l’appel traversa la frontière entre les deux faces.

- S’IL TE PLAÎT, VIENS M’AIDER !

PRESENT : JIO

- S’IL TE PLAÎT, VIENS M’AIDER !

L’appel se fit entendre, retentissant, dans la tête du jeune homme. Il hurla de douleur et se jeta à genoux par terre, se tenant la tête entre les mains. C’était comme si on lui avait frappé le crâne de toutes les forces avec une pierre. Il était sonné et sa vision se brouillait. Il n’arrivait plus à se lever.

- J’AI BESOIN DE TOI !

Il se recroquevilla, geignant de douleur. La pensée était arrivée jusqu’à lui avec une telle force… Il n’avait jamais ressenti ça et se demandait si les autres souffraient autant lorsqu’il utilisait son pouvoir de communication. Il reprit petit à petit ses esprits. Il n’eut pas conscience de ce qu’il faisait, il le fit, juste, tout naturellement, comme s’il avait toujours su le faire. Il imagina cet appel comme un fil. Un long fil d’Ariane dans une toile d’autres fils. Il saisit ce fil, c’était comme s’il se trouvait à un autre endroit, dans son esprit. Il n’était plus à la guilde. Il était là, seul au monde, devant un réseau de fils rouges qui le reliaient à l’autre face et à chacun de ses habitants. Un autre appel à son secours retentit, lointain, il n’eut pas mal. Il ferma les yeux et, doucement d’abord, suivit le fil de sa main. Bientôt, il s’écarta de la toile et il ouvrit enfin les yeux. Le fil était seul, Jio le suivit, plus vite maintenant, en courant. Enfin, il réussit à retracer l’appel. Il arriva devant une fillette d’une dizaine d’années, recroquevillée sur le sol du désert noir de son esprit. Elle murmurait des appels à l’aide d’une voix que la souffrance rendait tremblante. Mais elle ne portait aucune trace de blessure. Soudain, le jeune homme comprit. Il le ressentit. Tout se passait comme… A l’intérieur de la petite fille. Oui. On l’attaquait, on attaquait son esprit. Il ne se demanda pas qui pouvait lui en vouloir même si, dans un futur proche, il le ferait. Il s’approcha et l’engloba de ses bras, la serrant du plus fort qu’il le put.

- Je suis là. murmura-t-il.

Et, sans en qu’il n’en ait conscience, il les enveloppa, tous les deux, d’un mur d’ombres, un mur spirituel infranchissable.

- Je suis là, répéta-t-il comme une promesse, je serais toujours là.

La fillette ouvrit les yeux. Ils étaient grands, argentés. Ils étaient beaux, hypnotisants.

PRESENT : NETHAN

- Je serais toujours là.

            La phrase retentit dans l’esprit de Nethan et elle sentit une vague de chaleur l’envahir. Elle ouvrit les yeux, il n’y avait rien, dans la pièce, rien qu’elle. Et, dans son esprit, l’attaquant avait disparu. Elijah ne tarda pas à ouvrir la porte de la chambre et à entrer, en proie à une vive panique. Il se jeta sur la petite fille et la serra dans ses bras de toutes ses forces. Il l’examina, pas de blessures, rien. Elle était saine et sauve. Il la serra de nouveau.

- Je… Vais… Bien, Elijah.

Les mots sortirent à grand peine, hésitants, comme si elle n’avait pas parlé depuis des lustres, et de fait, cela faisait presque aussi longtemps qu’elle ne l’avait pas fait. Elijah desserra son étreinte et lui lança un regard empli d’étonnement. Il lui sourit, elle lui rendit son sourire. Ça collait, entre eux. Ils avaient cette relation si fusionnelle qui permettait de se comprendre sans prononcer un mot. Mais Nethan venait de parler, elle ne l’avait pas beaucoup fait durant ces dernières années, et si elle en ressentait le besoin, c’est qu’il devait s’être passé quelque chose. Alors le jeune adulte s’écarta et l’observa intensément à travers les verres de ses lunettes.

- Que s’est-il passé ?

Sa petite camarade évita son regard, porta ses yeux dans le vague, puis fut à nouveau pleinement à ses côtés.

- Je… me suis fait attaquer.

L’inquiétude voila immédiatement les yeux ambrés de l’homme.

- Quand ? Par qui ? Le LERM ? Ils nous ont retrouvés ?

- Pas le LERM. Je ne le connais pas. J’ai lancé un appel et on m’a répondu. C’était… Un jeune homme, je crois. Je l’ai vu rapidement. Grand, avec des yeux très noirs. Il m’a dit « Je suis là, je serais toujours là. ». Et après il a disparu.

Son grand ami eut l’air troublé, son regard alla se perdre au loin, derrière la fenêtre, dans un endroit que personne ne pouvait voir. Il parut s’être plongé dans une intense réflexion. Lorsque la fillette lui toucha le bras avec une pointe d’inquiétude, il sursauta et ses yeux perdirent leur air songeur et, pendant un court instant, il sembla ne pas savoir où il était.

- Ce garçon t’a-t-il donné son nom ? demanda-t-il.

- Non.

Le jeune homme porta une main dans ses cheveux, les ébouriffant plus qu’ils ne l’étaient déjà. Il avait une mine soucieuse et avait l’air d’avoir pris dix ans -de vieillesse ou de rajeunissement, il était difficile de le deviner tant son expression pouvait rappeler celle d’un bambin comme d’une personne âgée-. Finalement, il sourit une dernière fois d’un air absent et se leva pour sortir de la chambre de la fillette qui se demanda à quoi il pouvait bien penser.

PRESENT : LE DUC NOWISE

            Erlein Nowise faisait les cent pas dans la pièce en l’attente de l’arrivée de son associé. Celui à qui il avait confié la mission. Ce dernier finit par entrer dans la pièce, affichant une expression rageuse qui puait la défaite. Le Duc prit un air hautain et interrogea l’homme du regard.

- J’étais sur le point d’entrer, ses défenses allaient céder. La fillette ne s’y attendait pas, elle était ensommeillée. Mais elle a réussi à lancer une sorte… d’appel. Et quelqu’un y a répondu.

Un appel au secours… Intéressant. Cette petite était décidément très douée. En principe, son pouvoir ne lui permettait pas de communiquer avec quelqu’un, surtout s’il venait de la face aux milles magies, leur face, la face magique. Mais elle avait outrepassé les barrières pour se sauver. Très intéressant. Cette fillette était indispensable, sans quoi, ils ne pourraient pas sauver Sambremonde. Il plongea son regard glacial dans celui de son associé.

- Qui était cette personne ?

- Je ne sais pas, je ne l’ai pas vue, juste sentie. C’est un une mageresse ou un mage très puissant, sûrement, et un retourneur. J’ai senti de l’ombre.

- Bien. De la puissance, sa magie pilier est certainement celle de l’ombre. Ce n’est qu’une conjecture mais je pense que ça pourrait être l’enfant de l’ombre.

L’autre homme parut sincèrement étonné.

- L’enfant de l’ombre ? Mais… Il avait disparu…

- Et bien il est peut-être revenu, après tout, c’est possible. Nous venons de retrouver l’enfant de la lumière. Si nous l’attaquons, il est normal que cette fillette envoie un signal et, l’enfant de la lumière doit avoir un lien très étroit avec celui des ombres, un lien qui lui permettrait de communiquer même si ce n’est pas son pouvoir. Je veux que tu fasses des recherches, trouves toutes les informations que tu peux sur la légende du monde retourné. Quant à moi, je dois encore convaincre l’assemblée de mon projet.

Le duc Nowise sortit de la pièce, retournant dans son bureau où il fut bientôt interrompu par la jeune enquêtrice qui travaillait à son service. A son entrée, il leva la tête, les yeux pétillants, s’attendant à recevoir enfin une bonne nouvelle, mais ce qu’elle lui annonça lui fit l’effet d’une gifle.

- Je n’ai pas retrouvé M. Jio, votre valet. Mais j’ai réussi à suivre sa trace jusque dans une petite rue tranquille, pas loin d’ici. J’y ai trouvé un manteau tissé au blason des Nowise ainsi que des résidus de magie de téléportation. Tout porte à croire que Jio a été enlevé. J’ai trouvé une lettre dans le manteau, elle vous est adressée.

Sur ces mots, la jeune femme lui tendit une enveloppe cachetée de cire rouge sang. Il la saisit et lui demanda de se retirer. Une fois seul dans la pièce, il ouvrit l’enveloppe nerveusement. Le papier était soigneusement plié en trois, à l’intérieur, et produisit un son de frottement lorsqu’il le sortit de l’enveloppe et le déplia. La lettre commençait par trois mots qui allaient hanter le Erlein Nowise des mois durant : Bonjour cher père.