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Le jour du premier Kalatrithin arriva, sans la moindre nouvelle de Calador. Des nuages gris s’étaient accumulés dans le ciel, les flocons dansaient doucement dans l’air avec la promesse de la colère de l’hiver qui arriverait bientôt.
Ce matin, ma mère me trouva à observer le ciel sombre, appuyée contre la fenêtre.
— Il m’avait promis de revenir avant le solstice d’hiver, murmurai-je.
Elle sourit et entoura mes épaules du châle bleu qu’elle avait enfin fini.
— Dans ce cas, Calador sera de retour avant la fin de la journée. Il a toujours tenu ses promesses, n’est-ce pas ?
— Je vais aller à la clairière, peut-être que je le croiserai en route, décidai-je en me levant.
— Prudence…
— Oui ?
Je me retournai vers ma mère qui m’observait tristement, comme si elle ne voulait pas me laisser partir.
— Tu ne veux pas rester avec nous au chaud ? demanda-t-elle.
— Je serai de retour d’ici quelques heures, répondis-je en haussant les épaules.
Elle soupira, sachant pertinemment que j’étais trop bornée pour être ramenée à la raison. Je m’habillai chaudement et elle m’accompagna à l’entrée de l’auberge. La neige était encore trop faible pour s’accumuler sur le sol, ce qui rendrait ma marche facile.
— Prudence, appela ma mère en serrant la couverture qu’elle avait mise autour de ses épaules. Promets-moi de vite revenir.
Je la fixai, surprise par sa requête. Je hochai simplement la tête, trop perdue dans mes pensées pour me soucier de la pâleur de son visage et du tremblement de ses mains.
Le peu de neige qui était tombé changeait la route de terre en une boue désagréable qui me ralentit. Serrant ma cape autour de moi, je passai au-delà des quelques collines qui me séparaient de la clairière où Calador et moi allions nous entraîner. L’accumulation de nuages et les rayons timides du soleil faisaient de la clairière une vision bien triste à voir. La forêt sur ma droite était sombre et menaçante, l’absence de fleurs et la neige qui commençait à s’entasser enlevaient toutes les couleurs du paysage. Le petit lac sur ma gauche était calme, malgré les frémissements occasionnels à la surface de l’eau causés par le vent froid.
J’attendis un moment, essayant de rester patiente, mais plus le temps passait, plus je m’inquiétais pour Calador. Les nuages s’assombrirent, des éclairs commencèrent à traverser le ciel et la neige devint plus dense.
Un bruit provenant des bois attira mon attention. Un grand souffle glacial passa sur moi, des frissons parcoururent mon corps entier. Je me redressai au moment où des animaux et des oiseaux quittèrent la forêt, abandonnant le couvert des arbres pour traverser la clairière et s’éloigner au plus vite.
Puis, je vis la fumée. De grandes colonnes sombres s’élevaient au loin, me rappelant la vision de l’exil des nains à laquelle j’avais assisté enfant.
Je courus vers l’arbre le plus proche, commençant à l’escalader, aussi vite que possible malgré le froid qui avait engourdi mes membres. Une fois à bonne hauteur, la scène me coupa le souffle. Plusieurs feux, dont je ne voyais que les émanations grises, avaient pris, à la frontière avec Lómáwen, et à Lamania.
— Non… ! soufflai-je.
Je descendis au plus vite, sautant au sol avant de me mettre à courir. Je ne cessai de trébucher et glisser dans ma panique, mais je ne m’arrêtai pas, passant les collines vides jusqu’à ce que j’arrive au sommet de la butte surplombée par l’auberge. Ma maison était en flammes, et bien que je ne pris pas le temps d’y porter la moindre attention, tout le village brûlait. Les cris résonnaient au loin mais tout ce que j’entendais était le craquement du bois qui se brisait sous la chaleur. Le manque de vie et de détresse était plus effrayant que cette vision qui embrasait mon âme.
Je courus jusqu’à l’auberge au moment où les quelques chevaux qui avaient été rassemblés dans les écuries partirent en courant, les yeux agrandis de terreur. Une autre monture se trouvait ici, et bien qu’effrayée, elle ne s’enfuit pas. Surtout, je la reconnus : Eären.
— Eären ! m’écriai-je. Sshh, mali, mali, da’i calan, murmurai-je en elfique pour essayer de la calmer. Où est Calador ?
Je voulus appeler son nom mais l’auberge émit un craquement sinistre. Le plafond s’effondra et une nouvelle volée de flammes s’éleva.
— Maman… maman ! hurlai-je, passant au-delà du portique.
J’étouffai un cri en voyant Warin, empalé contre le mur par une lance noire.
Je voulais partir, j’étais effrayée. Les fenêtres de l’auberge explosèrent.
— Maman !
Je courus vers le bâtiment enflammé. Les flammes n’avaient pas encore atteint la salle à manger, mais la fumée noire manqua de m’étouffer. Je me mis à tousser, pénétrant l’espace incandescent.
— Maman ! Maman, où es-tu ?! Emi ! Adela, Hilda ! Il y a quelqu’un ?!
Malgré ma vision troublée par les larmes et les émanations ardentes, je compris rapidement qu’il y avait eu une bataille. Les tables et les chaises étaient renversées. Une poutre se brisa et tomba, faisant voler des étincelles qui brûlèrent mes poumons.
— Maman !!
— Prudence…
Je cessai de respirer, et aperçus, au milieu de la fumée, un corps étendu sur le sol. Les cheveux roux, aussi fougueux que les flammes, remuèrent lorsque ma mère essaya de se redresser.
— Maman !
Je courus à ses côtés, essayant de l’aider à se relever mais je manquai de hurler en voyant ses plaies. Elle était blessée à la tête, le sang à moitié coagulé avait coulé le long de son visage. Elle pressa une main contre son ventre, le flot de sang ne cessait pas de couler.
— Maman… ! Je… je vais t’aider à sortir d’ici !
— N-non… Prudence…
— Qu’est-ce que tu racontes ?! Je ne vais pas te laisser ici ! Je vais t’aider ! m’écriai-je, essayant de la prendre dans mes bras.
— Non, Prudence ! s'écria-t-elle d’une voix faible.
Elle se laissa tomber au sol, levant ses yeux verts remplis de larmes vers moi.
—T-tu dois partir… vite ! Ou il te trouvera… !
— Quoi ? Qui ? Qui… qui a fait ça ? demandai-je.
Elle ouvrit la bouche pour parler mais cracha du sang, son corps trembla de douleur. Elle pointa quelque chose qui se trouvait derrière moi. Je me retournai mais il n’y avait rien, ni personne. C’était l’un des rares murs qui n’étaient pas encore en flammes, bien que le portrait de mon père avait bruni.
— Tu dois… le portrait…
— Quoi ? Maman, qu’est-ce que…
— Le portrait… Calador… il saura… il t’aidera… murmura-t-elle. Je t’en prie… ne me déteste pas…
Elle pointa de sa main ensanglantée le portrait de mon père. Je courus vers le portrait et le fis tomber au sol. Pour la première fois en seize ans, je réalisai que ce portrait cachait un trou dans le mur de l’auberge dans laquelle j’avais grandi. Ignorant la poussière et les toiles d’araignée, je sortis une lettre et un objet métallique. Une sorte de cylindre en bronze avec un emblème que je ne reconnaissais pas. Cinq séries de lettres entouraient le cylindre et roulaient sous mes doigts.
— Maman, qu’est-ce que c’est ?! Qu’est-ce que ça veut dire ?! demandai-je, me retournant.
Je cessai de respirer. Malgré les flammes qui nous entouraient, mon corps se glaça. Ma mère était inerte, son doigt encore pointé dans ma direction mais reposant sur le sol.
— Non… non !
Une ombre se détacha des flammes et des cendres. Je m’immobilisai – personne n’aurait pu résister à un tel carnage et pourtant, il marcha calmement, apparaissant comme un esprit maléfique prêt à voler l’âme de ma mère.
— Tu pourrais me remercier, je t’ai laissé une chance de dire adieu à ta mère.
La voix était reposée, chaude, et familière. Omri apparut et sourit, le même sourire en coin et rempli d’amusement – mais ses yeux noirs brillaient d’une lueur impitoyable.
— Toi… tu… soufflai-je.
— J’ai bien fait d’attendre ton retour au lieu de me lancer à ta recherche, Prudence. Je me suis dit que si ta mère était revenue ici, c’était pour une raison. Et je pense que tu la tiens dans tes mains.
Il donna un coup de pied désinvolte au corps sans vie, comme pour vérifier qu’elle était bien morte. Je serrai la lettre et le cylindre plus fort.
— Donne-moi cette lettre, Prudence. Ensuite, tu me suivras sans discuter.
— Quoi ?
— Es-tu sourde, aussi bien que stupide ? siffla-t-il impatiemment, perdant son sourire.
Je me collai contre le mur, paniquée, perdue, ne sachant que faire. Il continua de s’approcher de moi, son corps et ses vêtements insensibles aux flammes et à la chaleur. Il allait me toucher le visage quand une flèche traversa son bras.
Il hurla de rage, il brisa la flèche et leva son regard vers les escaliers à moitié brûlés.
Calador avait déjà encoché une seconde flèche qui vola et se planta dans le torse d’Omri. Il tomba en avant, haletant de douleur.
— Calador ! m’exclamai-je.
Mon mantë courut jusqu’à moi et m’attrapa le bras. Il m’entraîna en dehors de l’auberge au moment où les flammes s’intensifièrent. Les étages supérieurs s’effondrèrent, condamnant l’entrée, et enterrant ma mère et Omri.
— NON ! hurlai-je, essayant de retourner à l’auberge.
— Prudence, non ! s’écria Calador en me tirant violemment vers la sortie. On doit partir, maintenant !
— Ma mère !! Je dois l’aider, je dois–
— Elle est morte, Prudence ! Tu ne peux plus rien pour elle !
Je virevoltai vers lui, je voulais le gifler pour ces mots mais je n’en avais pas la force. Il me fixa gravement, et la réalité sombra sur moi. Ma mère– elle était– elle était partie, dans le sang et les flammes… Des larmes silencieuses roulèrent le long de mes joues mais Calador ne me laissa pas un instant de répit. Il m’entraîna à l’extérieur du portique et me souleva pour me poser sur la selle d’Eären. Avant que je ne m’en rende compte, il monta derrière moi et claqua les brides. La jument partit au galop, droit vers le nord-ouest.
— Calador ! Maman… ! Emi et les autres ! Le village ! m’écriai-je, me retournant pour essayer de voir.
— Je suis arrivé trop tard, répondit-il d’une voix tendue, je n’ai trouvé personne après l’attaque des orcs.
— Des orcs ?!
Je n’avais entendu que des histoires de ces créatures sanguinaires qui se déplaçaient en petits groupes pour attaquer les malheureux qui se trouvaient sur leur chemin. Ils ne se souciaient que de rassembler de l’or, tuer sans merci, ce qui faisait d’eux des mercenaires exemplaires. Mais pourquoi seraient-ils allés jusqu’à Lamania, protégé par sa frontière avec Lómáwen ?
— L’Impératrice de Sombor est passée à l’attaque, ajouta Calador, comme s’il lisait dans mes pensées.
Je le fixai, je ne pouvais pas comprendre la portée de ces paroles.
Alors qu’on s’éloignait dans la direction opposée, je regardais ma maison, mon village, partir en flammes.
Il accéléra et, m’accrochant désespérément aux objets dans mes mains, je me laissai porter par mon mantë et sa monture, sans me soucier du lendemain.
La neige tombait plus fort. Ce ne fut que lorsque nous traversâmes la clairière et passâmes le pont au-dessus de la rivière qui séparait Belo et Nylad que je réalisais que nous quittions le royaume où j’avais grandi.
— Calador, on… on va où ? demandai-je, craignant la réponse.
— Les elfes sont en train de défendre la frontière le long du fleuve Calnaïa, on ne peut pas passer par-là et… et je doute que Lómáwen soit un asile…
Sa voix se brisa à ces mots.
On quittait Belo, et Lómáwen risquait de tomber aux mains de l’Impératrice de Sombor… Cependant, Calador ne se rendait pas au royaume de Nylad, il n’allait pas non plus demander refuge aux nains de Mulrim. Nous remontions le fleuve Derŵana vers le nord, vers Lómáwen ou plutôt… nous nous rendions vers le lac Ilygad et le Bilderŵ.
— J’ai beaucoup de choses à te raconter, Prudence, continua Calador après un moment de silence pensif. On se rend au Bilderŵ, tu comprendras quand on y sera. Je veux qu’on atteigne les ruines de Cilyn avant la tombée de la nuit.
Cilyn était une ancienne cité humaine construite sur les monts qui culminaient l’Ilygad. Des centaines d’années auparavant, les frontières avaient été différentes et Cilyn avait été la capitale du royaume de Nylad qui, à cette époque, s’était alliée à un sorcier maléfique qui avait tenté de mettre fin à tout Dareia. Ce sorcier avait réussi à détruire les deux autres continents qui existaient alors : Erydd et Galatrass. Après la disparition de ces continents et la mort du sorcier, une partie de Nylad fut prise par les elfes de Lómáwen qui devinrent les gardiens de l’Ilygad et du Bilderŵ. Cilyn fut abandonnée, devenant le sombre souvenir du moment où l’Humanité avait choisi les ténèbres et manqué de faire tomber tout Dareia.
Calador m’avait raconté toute cette histoire quand j’étais plus jeune, et il m’avait dit que Cilyn était maintenant un endroit maudit. Seuls les aventureux, les fous, ou les ennemis de la paix daignaient approcher les ruines de la cité tombée, au risque de faire face à des orcs, ou pire, les fantômes du passé. Les elfes, plus que n’importe qui, détestaient cet endroit, une menace silencieuse, si proche de l’Ilygad et du Bilderŵ qu’ils avaient juré de protéger.
Si Calador avait pris la décision de se rendre dans un tel endroit pour atteindre le Bilderŵ, cela signifiait que les frontières de Lómáwen étaient en train de s’écrouler.
— Calador… que se passe-t-il ? demandai-je faiblement.
— Je te dirai tout ce que je peux dès qu’on sera à Cilyn.
— J’ai peur… avouai-je, tremblant d’effroi bien plus que de froid.
Il resta muet un moment, puis posa une main réconfortante sur mon épaule.
— Moi aussi… souffla-t-il.