Chapitre 4
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Amiya Southall Dhoraji
Le commissaire Bow se tient très droit au milieu du salon. De grande taille, la cinquantaine et le teint rouge, le représentant de la police locale lisse sa moustache brune d’un air embarrassé.
— Les témoins l’ont entendu hurler de rage. Un cri horrible, que les paysans indiens comparent au rugissement de leur seigneur tigre. Ils se sont enfuis à travers champs en abandonnant la récolte.
— Tant mieux, déclare Madame Bloomsbury. Mes gens sont incapables d’affronter une criminelle de cette envergure, elle les aurait massacrés.
Ils guettent tous deux une réaction de Lady Mayfair, qui demeure parfaitement immobile. Ses mains croisées sur sa robe noire ne tressaillent pas. Son visage livide ne montre aucun signe de vie, sinon ses paupières rougies par les larmes versées sur le corps de Clement.
Les patrouilles ont retrouvé mon ami dans la jungle, sous les racines aériennes d’un immense banyan. Une étrange expression marquait son visage. Ses yeux clos, sa peau lisse, ses lèvres détendues lui donnent l’aspect d’un dormeur ; seul le trou sanglant qui perce sa tempe témoigne de la tragédie. Il s’est tué pour éviter qu’elle ne le viole. Une victoire bien dérisoire. Je ravale les sanglots qui secouent ma poitrine. J’ai déjà tant pleuré ! Si je ne lui avais pas écrit, Clement vivrait encore ; il jouerait du violon à Londres et jamais son chemin n’aurait croisé celui de la violeuse.
— La tueuse a disparu, reprend le policier, mais nous l’arrêterons lorsqu'elle sortira de la jungle. Je mettrai tout en œuvre pour retrouver sa piste. Mon adjoint étudie les disparitions et j’ai diffusé son signalement dans toute la province.
Il fixe Liliana Mayfair, mais c’est Madame Bloomsbury qui répond.
— Sommes-nous en sécurité, Commissaire ?
— Mes hommes patrouilleront autour de la maison ce soir. Je vous suggère de ne pas en sortir et de vous barricader, même s’il semble peu probable que la tueuse attaque en présence d’un Garde Royal.
La Garde Royale en question fixe le vide. Je crains que sa combativité ne se soit éteinte avec le dernier souffle de Clement. Lady Mayfair ne m’adresse aucun reproche, elle n’exprime aucune colère, mais son silence accroît ma détresse. N’importe quelle punition me soulagerait.
— Un portrait nous aiderait beaucoup, lance le policier dans ma direction. Vous savez dessiner, je crois ?
Le cauchemar se répète. Ironie du destin.
— J’essaierai.
— Nous aiderons la police de notre mieux, conclut la maîtresse de maison. Il se fait tard, mais n’hésitez pas à revenir demain.
Bow se retire sans insister, par égard envers notre deuil.
Amiya Southall Dhoraji
Dès que le commissaire franchit le seuil du salon, Lady Mayfair se lève et glisse vers la porte, aussi pâle qu'un fantôme.
— Attendez, ma chère !
Madame Bloomsbury se lève et lui saisit la main.
— J'ai appelé notre médecin de famille. Laissez-la vous examiner, elle vous donnera peut-être un somnifère.
— Je n'ai besoin de rien, murmure la jeune femme.
Son interlocutrice resserre sa prise.
— Si, de repos. Croyez-moi, je partage votre peine, mais il faudra prendre des décisions difficiles demain. Prévenir la famille, remplir la déclaration de décès, organiser la cérémonie funéraire... Comme il ne sera pas possible de rapatrier le corps, ces responsabilités vous incombent.
Liliana Mayfair se raidit. Ses épaules se tendent sous la dentelle noire, ses poings se ferment, sa taille se cambre et elle secoue la tête. Soudain, sa voix rauque jaillit :
— Non, vous ne comprenez pas ! Clement et moi, notre histoire ne peut finir ainsi. Nous devions nous marier au retour.
Madame Bloomsbury la serre gentiment dans ses bras. Son visage se plisse, elle renifle et sa bouche se tord.
— Ma pauvre, je suis navrée ! Je sais combien les mots semblent vains face à cette épreuve. Gardez courage. Vous traversez des moments difficiles, mais l’avenir vous apportera de nouvelles joies.
Loin de s’abandonner, la jeune femme s’arrache à son étreinte. Son timbre vibre de sanglots contenus.
— Non, je ne vois que des années de solitude. Laissez-moi ! Je n’en supporterai pas davantage.
Elle s'enfuit. Ses bottines martèlent les marches de l'escalier, puis j’entends la porte de sa chambre claquer. Je lutte en vain contre l’assaut des larmes. Madame Bloomsbury perd la même bataille et s’assoit sur la bergère, le nez plongé dans son mouchoir.
— Je regrette d’avoir parlé des Gardes Royaux, balbutie-t-elle. Cette horrible suceuse vous a peut-être attaqués par ma faute. Je me suis montrée si stupide !
J'aimerais la rassurer, mais un serviteur annonce l'arrivée de ma mère. Elle n'a pu se déplacer plus tôt, à cause d'un accouchement difficile, mais Père est venu dès qu'il a appris la nouvelle. Il est reparti la rassurer peu après. Oui, leur fils vit encore, du moins en apparence.
Très pâle dans son sari immaculé, maman s'appuie contre mon fauteuil et passe un bras autour de mes épaules.
— Mon enfant, chuchote-t-elle avec un soulagement indicible, les dieux t’ont épargné !
L’amertume envahit mon cœur à l’idée de cette grâce imméritée, mais je ravale mes remords tandis qu'elle caresse ma joue. Ses doigts tremblent un peu.
— Es-tu blessé ?
— Même pas. J’ai couru et Clement a tiré sur la tueuse pour que je m'échappe. Du coup, elle s'en est prise à lui.
— Et la lady ?
Madame Bloomsbury se mouche.
— Dans sa chambre, Madame Dhoraji. Elle n’a pas voulu vous attendre. La pauvre enfant est encore sous le choc, elle nous parle à peine.
Maman se redresse et poursuit d'un ton professionnel.
— Savez-vous quand elle a bu pour la dernière fois ?
— Juste avant le petit-déjeuner.
— Alors, il faudra lui trouver un dena demain. Accepteriez-vous de lui donner votre énergie pour le moment ?
— Bien volontiers, soupire son interlocutrice. Grâce à Helen, Abel et Margaret n’en manqueront pas. Douce Reine, cette tragédie me rappelle la fin de mon mari.
Mère lui adresse un sourire réconfortant.
— Je comprends, mais cette épreuve vous a rendue plus forte. Une dernière question : la lady s’est-elle plainte de la soif ?
La maîtresse de maison fronce les sourcils.
— Jamais. À part une tasse de thé, elle n’a rien absorbé de la journée. Ce drame lui a coupé l'appétit.
— Ne vous inquiétez pas, l’instinct reprendra le dessus.
Amiya Southall Dhoraji
La potion de maman m'a assommé cette nuit. Quand je me réveille, l'estomac barbouillé et la bouche pâteuse, l'horrible réalité me frappe de plus belle. Dire qu'hier matin, Clement veillait sur moi. J’étanche dans mon mouchoir les larmes qui débordent de mes yeux. Cette source ne semble jamais se tarir, mais je me moque de finir desséché.
Billaa se frotte contre mes jambes. Je le caresse, mais il sent que le cœur n'y est pas et s'esquive avec un miaulement offusqué. Comme Mère a passé la nuit à la demeure principale, je me lève pour elle au lieu de me cacher sous les draps. Puis, je m'asperge le visage et m'habille avec les gestes mal assurés d'un vieillard.
Lorsque j'entre dans le hall, Liliana Mayfair descend l'escalier en s'agrippant à la rampe, si frêle dans sa robe funèbre. Ses lèvres violettes et ses cernes contrastent avec son teint blafard, comme si le chagrin la parait des couleurs de la nuit.
Madame Bloomsbury se précipite à son secours.
— Venez, ma chère, appuyez-vous sur moi. Un bon petit déjeuner vous donnera des forces.
— Je n'ai pas faim, souffle la lady.
Maman déboule de la véranda et se plante devant elle, les poings sur les hanches.
— Vous devez manger, et boire aussi. Sinon, votre corps ne tiendra pas.
— Peu importe.
— Reprenez-vous ! Pensez à votre famille, à ceux qui vous attendent à Londres !
Son ton autoritaire n'atteint pas Liliana Mayfair, qui la contourne et se dirige vers la porte d'entrée. Elle me frôle, mais je n'ose l'arrêter, pétrifié par le chagrin. La jeune femme pousse le battant de l'épaule.
— Je les déçois toujours, soupire-t-elle. N’insistez pas.
J’échange un regard consterné avec la maîtresse de maison, qui se tord les mains en silence, mais il en faut davantage pour décourager ma mère. Ses lèvres se pincent et les plis qui apparaissent entre ses sourcils n’annoncent rien de bon. Poussée par sa conscience professionnelle, elle poursuit la veuve rétive à grands pas.
Le duel imminent ne m’attire guère, mais je refuse de fuir une fois de plus. Madame Bloomsbury s’avance et nous sortons ensemble sur le perron. Ma mère rattrape la lady sur la dernière marche.
— Attendez. Votre dena a lutté jusqu’au bout et vous abandonnez sans combattre ! Votre attitude ne lui rend pas hommage. Un peu de courage. N’êtes-vous pas une Garde Royale ? Arrêtez cette maudite suceuse pour le venger !
Les épaules de la lady se soulèvent. Un rire amer, désincarné, émane de sa poitrine. Ce son rauque roule sur le gazon, claque sur les allées, secoue les bordures et les massifs. Il me transperce. Les serviteurs se figent, les oiseaux cessent de chanter. Maman secoue la tête d’un air désapprobateur. Visiblement, ses mots durs n’atteignent pas l’effet escompté. Loin d’émouvoir la jeune femme, de raviver sa volonté, ils l’éloignent encore de nous. Ni la compassion, ni les reproches ne la touchent.
Il vaut mieux renoncer pour le moment. Si Liliana Mayfair nous considère comme des ennemis, elle risque de se replier davantage. Mais je connais l’obstination de maman lorsqu’elle estime avoir raison. Par le fleuve sacré, autant s’interposer entre une lionne et un buffle enragé !
Poussée par la colère, mère attrape la lady par le bras et pose ses doigts sur la tempe de Madame Bloomsbury.
— Assez parlé ! Vous mourrez de soif. Buvez !
La dena tressaille sous l’effet de la surprise, puis se reprend. Elle esquisse même un sourire bienveillant.
— Buvez, répète-t-elle d’une voix douce. Laissez-moi vous aider.
Je me raidis, horrifié par ce spectacle. Tenter Liliana, exciter ses pulsions animales, n’est-ce pas une autre forme de viol ? Pendant quelques secondes, elle ne réagit pas. Puis, au lieu d’obtempérer, elle porte ses mains à sa gorge et se plie en deux. Sous nos yeux effarés, elle vomit sur les marches du perron.
Liliana Mayfair
Je voulais sentir la chaleur du soleil, mais ils me pourchassent avec leurs mots usés. Je suis lasse du bon sens et du devoir. Ni la folie, ni la raison ne ramèneront Clement. J’étouffe un sanglot douloureux d’un suprême effort de volonté. Oui, je pleure à l’intérieur, et ces larmes contenues me rongent, mais elles ne couleront pas devant eux. Jamais je ne partagerai notre amour et nos précieux souvenirs avec des inconnus. Je garde en moi tout ce que nous étions.
J’aime la langueur qui s’empare de moi. Je pense moins, je vis au ralenti et cette faiblesse indolore me rapproche de Clement. Certains parlent de brûlure, de manque insoutenable, mais ces sensations ne me torturent plus depuis longtemps. J’ai appris à les ignorer avant de savoir marcher. Je me suis tant restreinte pour protéger Mère. Si Père savait. Son unique héritière, terrassée par la mort du fils d’un marchand de tapis ! Un rire cruel franchit mes lèvres à cette idée.
La femme indienne abuse de mon apathie. Elle saisit ma main et la pose sur la tempe de mon hôtesse. Cette dernière esquisse un geste de recul, puis se soumet à la volonté du médecin. Soudain, un chakra pulse sous mes doigts. L’irruption de cette énergie étrangère me déstabilise. Elle se presse contre ma peau, elle tente d’en enfoncer les portes, mais son odeur sucrée me répugne. Jamais je ne l’accepterai. Ce sirop n’irriguera pas mon cœur ! Mon estomac se soulève et rejette son contenu. Le flux se déverse par mes pores. Je me vide et il me semble perdre Clement une seconde fois.
Amiya Southall Dhoraji
Son corps se tord, sa pauvre âme convulse. Mère soutient Liliana Mayfair tandis qu’elle s’effondre sur les degrés en pierre. Les domestiques se précipitent à leur tour ; ils la portent dans sa chambre, nettoient les saletés et suivent les ordres du médecin.
— De l’air ! Délacez son corset. Faîtes bouillir de l’eau !
Quand je retourne dans le hall, les enfants se pressent autour de moi. Miss Helen berce son frère cadet, qui blottit son front dans son giron.
— Lady Mayfair se porte mal, Monsieur Southall ?
— Je crains que oui. La disparition de son dena l’affecte beaucoup.
La jeune fille bat des cils, les yeux au bord des larmes.
— Le pauvre Monsieur Oxford. Je le trouvais charmant, si gentil…
L’étau qui serre qui broie ma gorge m’empêche de parler. J’essuie ses joues avec mon mouchoir. Margaret s’accroche à la jupe de sa sœur de la main droite et glisse la gauche dans la mienne. La joie de vivre a déserté son visage mutin.
— Pensez-vous que la méchante nous surveille ? demande-t-elle. J’ai peur qu’elle attaque Helen et maman la nuit.
Une petite voix susurre au fond de moi : « C’est pour toi qu’elle reviendra. ». Un frisson me secoue, mais je lutte contre l’emprise de la terreur et me penche vers la demoiselle pour la rassurer.
— Ne craignez rien. La police veille et la tueuse n’agresse que les personnes isolées.
— Alors ne partez plus ! Nous avons eu si peur pour vous.
Miss Margaret se jette à mon cou. Ses petits bras me serrent avec une force incroyable en racontant combien la famille s’inquiétait. Son affection me touche. Sa voix claire, l’odeur fleurie de ses cheveux, repoussent mes pensées morbides et me ramènent au présent. Alors je répète que tout se passera bien, qu’il suffit de ne pas s’éloigner de la maison et les demoiselles me promettent de ne pas commettre d’imprudence, à condition que j’en fasse de même. Je les entraîne vers la salle de musique pour les tenir à l’écart du drame qui se joue dans la chambre de Lady Mayfair.
Liliana Mayfair
Une mélodie lointaine me parvient à travers une brume de souffrance. Du piano. Est-ce mon frère qui joue pour moi ? Non, je ne reconnais pas sa virtuosité. Le toucher du musicien, tout en grâce et en légèreté, laisse s’envoler des notes étranges, à la limite du discordant. Ce chant du cygne, entonné en sourdine, s’accorde avec les stridulations des insectes. Clement l’aurait aimé.
Les persiennes closes filtrent la lumière du soleil. Il fait si chaud en ce début d’après-midi ! L’incident de ce matin m’a laissée sans force. Mon corps puise dans ses ultimes ressources et je ne tiendrai plus très longtemps. Celles qui voulaient me sauver la vie l’ont abrégée de plusieurs jours. Leurs bouillons énergisants n’y changeront rien ; en y pensant, je sens encore le goût âpre du ginseng sur mes lèvres.
J’entends un choc derrière la porte et la poignée s’abaisse. Par mon sang, je leur ai demandé de me laisser tranquille ! Mais mon irritation retombe dès que le battant s’entrouvre. Le visiteur qui se dirige vers moi de sa démarche féline ne m’importune pas. Ses pupilles iridescentes luisent dans l’ombre et son pelage évoque la couleur des lunes rousses.
Peu farouche, le chat bondit près de moi quand je tapote la couette. Il se blottit au creux de ma taille et m’adresse un miaulement expressif : Monsieur réclame son lot de caresses. Quand mes doigts flattent son échine, mon visiteur plisse les paupières. Il tourne la tête pour que je le gratte derrière les oreilles et ronronne en signe d'approbation. Mon corps se détend sous l'effet de cette vibration, une torpeur délicieuse m'apporte la bénédiction de l'oubli.
Quelques gouttes d'énergie remontent le long de mon bras. Je réalise trop tard que le chat joue son rôle de régulateur ! Le fripon se lèche les babines tandis qu'une nouvelle saveur se dissout en moi. Âcre et corsée, boisée et puissante, elle ajoute une touche d'amertume à la douceur de Clement. Je ne la rejette pas, cette étincelle s'éteindra vite.
Amiya Southall Dhoraji
Mes doigts s’écartent du piano et je soupire tandis que le dernier accord s’évapore. La police reviendra exiger un portrait. Je parcours mon carnet de dessin pour retarder mon face à face avec une feuille blanche. Des projets de rangoli, des fleurs et des paysages, les demoiselles en train de lire une histoire à leur frère... ces croquis ressemblent aux modèles, même s'ils ne présentent guère d'intérêt artistique.
Billaa se frotte contre ma cheville et son pelage gonfle. Je crains qu'il ne saute sur mes genoux mais, agacé par mon manque d'attention, il repart aussitôt. Pour lui aussi, il s'agit d'une triste journée.
Je taille un crayon dur, puis un tendre. Le plus difficile m'attend. Visualiser cette femme, m'imprégner de ses proportions, de ses expressions, retranscrire sa présence. Ma main tremble déjà. Un peu de courage ! Je trace les contours d'un visage ovale, la ligne d'un nez prononcé, l'arc des sourcils. Ses yeux grenat me fixent, ils m'adressent une promesse de mort. Je secoue la tête pour chasser les illusions et me concentre sur le papier blanc. Reprends-toi Amiya, tu n'as plus dix ans.
Je griffonne une mèche bouclée sans conviction, puis retouche le menton. Il manque de fermeté. Je frissonne et ma pointe égratigne le papier. Je me souviens de l'ironie qui perçait sous sa façade d'humble paysanne : « Oui, Sahibs, le chemin s'arrête ici. » Comment traduire cette beauté cruelle, cette grâce brutale ?
Le vieux portrait et sa grimace monstrueuse me reviennent en mémoire. Non, lorsqu'elle montre les dents, la tueuse évoque plutôt la mimique d'un félin. J'essaie d'esquisser son sourire carnassier, mais ma main crispée manque de délicatesse. J'appuie trop fort, la mine casse.
La chaleur m'épuise, mon souffle accélère et j'essuie mon front trempé de sueur avant de gommer mon croquis raté. À force de me concentrer sur les détails, je perds les proportions d'ensemble.
Je recommence. J'amorce la ligne de la mâchoire, les plis du foulard, la jungle crisse à mes oreilles, deux coups de feu retentissent. « Les rumeurs disent que vous enquêtez sur les disparitions. Alors, en vous voyant sur la route, j’ai décidé de vous suivre. »
Pardonne-moi Clement, je n'aurais pas dû t'écrire !
Je n'arrive à rien. À quoi bon représenter des drapés autour d'un visage vide ? Le crayon poisseux me résiste. De rage, je le brise en deux. Une écharde m'égratigne et des gouttes salées souillent mon carnet. Du sang, de la sueur, mais aussi les larmes qui m'échappent. J'appuie ma tête sur mes bras entrecroisés, incapable de contenir mes sanglots ridicules. Des points lumineux dansent devant mes yeux, ma nuque se raidit et un battement sourd pulse dans mes tempes. J’accueille ces premiers signes de migraine avec soulagement, comme une expiation.
Amiya Southall Dhoraji
La main de ma mère serre gentiment mon épaule.
— Courage mon garçon, murmure-t-elle. Ne laisse pas ce monstre briser ta vie.
Je range mes essais de portrait dans un tiroir sans argumenter, elle ne peut pas comprendre.
— Comment va la lady ?
— Elle a retrouvé son calme. Madame Bloomsbury lui a parlé et elles ont décidé d’incinérer le corps de ton ami, pour rendre ses cendres à ses parents. Puissent les dieux bénir sa prochaine vie.
Un spasme douloureux me transperce le crâne et je m’accroche au plateau en bois pour ne pas défaillir. Maman lit ma souffrance sur mon visage ; ses mains encadrent mes tempes et elle marmonne une berceuse indienne en guidant le flux engorgé.
Je lui demande d’une voix étouffée :
— Liliana Mayfair a-t-elle accepté de boire ?
— Non, hélas. Sa faiblesse s'accroît d’heure en heure, elle a perdu tant d’énergie… Je n’ai jamais vu un lyne réagir ainsi.
La conversation qui me revient à l’esprit me semble lointaine, alors qu’elle ne date que de la veille.
— Clement m’a parlé d’anergie.
L’inquiétude balaie le visage de ma mère. Elle s’affaisse sur une chaise et ses yeux se ferment un instant.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas dit avant ! Anergique et sans doute exclusive. Je crains le pire !
— Je ne comprends pas.
— Chez les lynes, cette maladie mentale déforme la vision du flux. Ceux qui en souffrent se sentent souillés, ils se restreignent aux dépens de leur santé.
L’émotion me serre la gorge en comprenant ce qui s’est passé ce matin. Liliana Mayfair aimait Clement. Elle ne buvait que lui et les autres denas lui répugnent.
— Elle risque vraiment de se laisser mourir ?
— Oui, soupire tristement maman. Les exclusifs se comportent ainsi.
Amiya Southall Dhoraji
Terrassé par mes maux de tête, j'ai passé l'après-midi dans ma chambre, et la police ne m'a pas poursuivi jusque-là. D'après maman, le commissaire a rappelé l'importance du portrait pour conduire ses recherches et j'essaie encore de dessiner à la lueur de ma lampe de chevet. Des yeux rieurs, un grain de beauté au coin de la bouche, des boucles claires, c'est le visage de Clement qui naît sous mes doigts.
Je repousse le carnet d'un geste rageur et le pose sur ma table de nuit. La lumière vacille, faute de batterie, puis finit par s'éteindre. Alors, j'abandonne et me glisse entre les draps froissés. Billaa me manque.
Je ne reconnais plus mon chat. Au lieu de se blottir contre moi comme il en a l'habitude, il n'a cessé d'entrer et de sortir. Il arrive, quémande quelques caresses, puis repars aussitôt. Je me demande s'il passe la nuit dehors, ou dans la maison principale. Allez comprendre ce qui motive cette bestiole infidèle !
Liliana Mayfair
Sa Majesté féline trottine dans le couloir désert. Je la suis malgré la fatigue qui me coupe les jambes et le souffle, curieuse de découvrir l'objet de ses allers-retours. Loin de s'enfuir à toutes pattes, le chat s’assoit sur la dernière marche de l'escalier, telle une statue aux yeux de jade. Lorsque je parviens à sa hauteur, sa queue s'enroule autour de ma cheville et me délivre encore quelques parcelles d'énergie.
Je ne trouve la force ni de le chasser, ni de rejeter ses dons. Comment lui reprocher de suivre son instinct ? Mon guide griffe la porte d’entrée. Je lui murmure que notre escapade s'arrête ici, mais à ma grande surprise, la serrure cliquette et le battant s'entrouvre !
Le policier indien posté sur le perron se fige à ma vue, puis il m'adresse un namasté et s'explique avec un accent charmant :
— Mes respects, Lady Mayfair. Pardonnez-moi, j'ai entendu le chat.
— Il réclame souvent ?
— Il n'arrête pas, avoue-t-il avec une grimace embarrassée, mais je n'arrive pas à lui résister. Il sait s'y prendre avec les hommes !
Loin de moi l'idée de le contredire et nous échangeons un sourire complice. L'objet de notre attention nettoie sa fourrure, bâille, puis m'adresse un miaulement narquois. Il semble me dire : « Vous venez ? », et je lui obéis.
— Je vais en profiter pour prendre l'air. Il règne une chaleur étouffante à l'intérieur.
L’homme m'avertit d'un ton grave.
— Ne vous éloignez pas, Lady, pour votre sécurité.
— Je ne quitterai pas la cour.
Il se remet au garde à vous, tandis que je m'avance à la lumière d'un quartier de lune.
Mon guide trotte sur une allée, la tête droite, la queue élégante. Il se dirige vers les dépendances et monte l'escalier qui conduit au premier étage. Cet effort inutile me rebute, je ne me suis pas sentie si faible depuis la naissance de mon frère.
La brise fraîche m'arrache un frisson et je referme ma robe de chambre autour de moi. Le manque me rend frileuse. Le dictateur à quatre pattes m'adresse un miaulement impatient. Il redescend, pousse ma cheville du nez et m’attend deux marches plus haut. Je finis par le suivre. Le chat s'immobilise à l'extrémité de la galerie. Il bondit sur la poignée de la porte, mais le verrou fermé l'empêche de s'ouvrir. L'heure est venue de me retirer, sous peine d'indiscrétion, mais je ne résiste pas au plaisir de le caresser une dernière fois.
Soudain, un gémissement retentit dans la chambre. Le félin se fige, aux aguets, et ses oreilles se tendent. J'entends des cris étouffés, des sanglots à fendre l'âme. Mon compagnon gratte la porte en miaulant et je ne parviens pas à l'abandonner ainsi.
Amiya Southall Dhoraji
Clement s'enfonce dans la jungle. J'essaie de le retenir, mais mes jambes s'enracinent, l'air déserte mes poumons ! Mes hurlements silencieux ne l'atteignent pas. Il se retourne et m'adresse un signe de la main avant de marcher entre les arbres. Les fougères et les lianes s'écartent sur son passage, un rideau de feuilles l'engloutit. Je sais que la tueuse l'attend de l'autre côté. Il ne reviendra pas.
Seul au milieu du chemin, je pleure ma terreur et mon désespoir. La brise ébouriffe mes cheveux, une voix féminine souffle à mes oreilles :
— Réveillez-vous, Monsieur Southall. C'est un cauchemar.
Je me redresse dans mon lit, les joues trempées de larmes. Billaa lèche mon poignet et sa langue rugueuse m'aide à reprendre contact avec la réalité. Des doigts frôlent mon visage.
— Vous êtes brûlant.
Un mouchoir humide se pose sur mon front, je ferme les yeux pour apprécier la fraîcheur qui se diffuse en moi.
Lorsque je les rouvre, l'étrangeté de la situation me frappe enfin. Lady Mayfair est assise sur mes draps, vêtue d'une robe de chambre et d'une chemise de nuit. Dans la pénombre, ses cheveux autrefois flamboyants se teintent de la couleur des cendres. Elle me semble éthérée, presque translucide, au point d'imaginer qu'elle ait traversé la porte.
Ma visiteuse suit mon regard.
— Le chat m'a conduite jusqu'ici et j'ai forcé le verrou pour vous réveiller.
— Forcé ?
— Je l'ai fait coulisser de l'extérieur, mais sans le casser. Il fonctionne encore.
Cette explication m'arrache un frisson d'effroi.
— Mais il ne sert à rien ! La tueuse pourrait entrer comme vous.
— Je ne crois pas, répond-elle d'un air indifférent. Utiliser son énergie en aveugle nécessite une certaine dextérité, de la technique et de l'entraînement. La plupart des lynes n'y parviennent pas. Par contre, enfoncer cette porte relève du jeu d'enfant.
Jamais plus je ne me sentirai en sécurité dans cette pièce. Ma gorge se serre, le sang se retire de mes joues et mon interlocutrice remarque mon trouble.
— La police gardera cette maison jusqu'à l'arrestation de la tueuse. Ne vous inquiétez pas.
« Ne t'inquiète pas. » Combien de fois ai-je entendu cette phrase ? Ils me le disaient tous suite à mon agression.
— Non, tout se passera comme la dernière fois ! Ils enquêteront et elle leur échappera. Si le filet se resserre, elle partira à l'autre bout du monde pour violer au gré de ses passions, avant de revenir à Surat quand la police l'aura oubliée. Ils me prendront pour un fou si je les préviens. Tout le monde m'interroge, mais personne ne m'écoute !
Ma voix frôle l'hystérie et Liliana Mayfair se raidit. Elle se penche vers la lampe, qui ne s'allume pas, faute de batterie. Son doigt tâtonne un instant, puis une lumière dorée en jaillit.
— Arrêtez !
Trop tard, elle a déjà donné le flux précieux qui l'anime, ses traits gris de fatigue en témoignent. Sa vie s'écoule à chaque instant et j'ignore comment la retenir.
— Gardez vos forces. Je vous en prie, ne les gaspillez pas pour moi.
Billaa s'installe entre nous, le menton posé sur ma cuisse. Une pointe de jalousie me traverse lorsqu'elle caresse son échine, puis je me souviens de l'instinct régulateur des chats. Le mien se montre mille fois plus sage que moi.
— Vous avez raison, dit la lady d'un ton grave, je ne vous ai pas écouté. Je ne croyais pas au retour de la tueuse dans cette province et, pire encore, je pensais qu'elle n'oserait pas s'en prendre à un Garde Royal. J'ai failli à tous mes devoirs.
Ses aveux m'emplissent de honte et je poursuis d’un ton mal assuré :
— Vous ne la connaissez pas comme je la connais. Ce monstre ne craint personne. Je lui ai échappé deux fois, mais aucun miracle ne me sauvera lors de notre prochaine rencontre.
— Elle ne se produira pas.
— Je crois que si. Depuis son retour, elle me hante jour et nuit. Nos chemins se croiseront encore.
— Monsieur Southall ! souffle-t-elle.
Son poing se ferme sur sa poitrine et ses paupières s'abaissent sur ses pupilles décolorées. Je n'arrive pas à contenir le flot qui sort de ma bouche.
— Je ne suis qu'un dena incapable de lui résister. Je me hais pour cela.
— Vous percevez sa présence ?
— Je la sens roder au loin. Je l'ai reconnue malgré son foulard et le passage des ans, pourtant je n'arrive pas à dessiner son portrait !
— Elle vous a vidé, n'est-ce pas ?
Ce souvenir horrible me casse en deux.
— Jusqu'à la lie. Je souhaitais mourir, croyez-moi, mais impossible de bouger. Et vous ? Pourriez-vous l'affronter ?
— Oui, mais un combat n'est jamais gagné d'avance.
— Vous parlez au moins de combat, pas de viol ou d'exécution.
— Je ne suis pas si facile à tuer, affirme-t-elle, du moins en temps normal.
Je scrute les plis de sa robe de chambre, qui dévoilent les creux sous ses clavicules et la finesse de sa taille. La tueuse n'en ferait qu'une bouchée. Puis, je me souviens de ses réflexes foudroyants, des valises qu'elle portait sans effort, du verrou ouvert en aveugle. Sa fragilité me blesse et la frustration m'envahit.
— Alors, ne la laissez pas commettre ses crimes impunément !
Elle fronce les sourcils, sa voix se durcit.
— La vengeance ne m'intéresse pas, Monsieur Southall, elle ne ramènera pas Clement.
Je sais que cette blessure ne guérira jamais et je mesure mes responsabilités : une vie perdue, une autre gâchée. Pourtant, mes mains s'accrochent aux draps et les mots s'arrachent de mon cœur frémissant :
— Qui cherche la vengeance ? Vous pourriez l'empêcher d'attaquer les denas et leur permettre de vivre sans crainte. Je ne souhaite à personne de grandir comme moi !
Liliana Mayfair
Son anahata crache la souffrance, tel un geyser d'eau croupie. Cette détresse muette me touche bien plus que ses paroles, mais il me manque la volonté de vaincre. L'absence de Clement me vide, le néant m'aspire. Je m'y glisse avec délice.
— Je regrette, mais les victimes anonymes ne représentent rien pour moi. Je n'ai pas su protéger mon dena et cet échec me tue.
Ses yeux s'écarquillent, des yeux trop sombres, trop noirs, qui reflètent sa santé défaillante.
— C'est ma faute, chuchote-t-il. Je vous ai demandé de venir.
— Non, Monsieur Southall, vous nous aviez prévenus.
— La tueuse a appris votre arrivée, je l'ai attirée vers vous !
Douce Reine, pourquoi se torture-t-il avec cette culpabilité imaginaire ? Un frisson glacé parcourt mon échine. Rêver, attirer, percevoir, reconnaître, ces verbes caractérisent l'Union Véritable. Je décide de ne pas l’accabler cette nuit, mais cette hypothèse mérite une étude approfondie. J'en parlerai au commissaire demain.
La tête me tourne, je prends une grande inspiration.
— Vous ne comprenez pas. Peu importent les circonstances, peu importe le motif, j'aurais dû me montrer prudente et vous accompagner. Il s'agit d'une négligence impardonnable de la part d'un Garde Royal en mission. D'ailleurs, je ne mérite plus ce grade.
— Mais...
Je lui coupe aussitôt la parole.
— Clement a perdu la vie par MA faute et non par la vôtre. Cessez de vous blâmer. Si vous avez besoin d'un responsable, accusez-moi. Vos reproches n'arriveront jamais à la cheville de ceux que je m'adresse.
Amiya Southall Dhoraji
Elle se tient très droite, les mains serrées sur les genoux, en prononçant sa propre condamnation à mort. Le désarroi me submerge. Je pensais qu’elle n’exprimait pas sa rancœur par charité, mais en fait le même acide ronge nos âmes. Lorsqu’une larme lui échappe, j’ose l'essuyer du pouce. La lady n’esquive pas ce geste indécent et la texture de sa peau me surprend. Trop sèche, trop chaude, la soif la brûle de l’intérieur.
Billaa saute sur ses genoux, elle le caresse, et je tâche de me montrer aussi persuasif que lui.
— Clement ne raisonnait pas ainsi. Il ne souhaitait que votre bonheur.
— Sans lui, ce terme n'a aucun sens, dit-t-elle d’un ton las.
— Il n'en a plus pour moi depuis mon agression. Pourtant, je vous parle en ce moment.
— Vous négligez un détail. Un dena peut vivre seul, pas un lyne. Et l’idée d’absorber une énergie étrangère me révulse.
Je me fige, incapable de trouver une réponse appropriée. Malgré nos natures différentes, je partage ses sentiments. Comment la convaincre ?
— Essayez tout de même ! Je vous en prie. Jamais je ne me le pardonnerai…
Mon impuissance me mine, des pleurs de rage perlent au coin de mes yeux. Par tous les dieux, ne suis-je bon qu'à cela ? Liliana Mayfair se penche vers moi, elle pose sa tête sur mon épaule et me frotte le dos.
— Chut... Laissez-moi et poursuivez votre route. Vous n'êtes pas seul, votre famille vous soutient, les enfants comptent sur vous.
— Mais je connais le visage de la tueuse ! Elle le sait et la police ne sert à rien contre elle. Je mets mes proches en péril en restant près d'eux.
La jeune femme me serre plus fort et sa chaleur m'atteint à travers sa robe de chambre. Nature, sexe, statut social, nos différences ne comptent plus et je m'abandonne à cette étreinte. Mes bras l'enlacent en retour.
Lorsqu'elle effleure mes joues trempées, un même frisson nous parcourt. Je sens, au plus profond de moi, qu'elle a bu. À son regard effaré, je comprends qu’il ne s’agissait pas d’un acte délibéré. Elle avait oublié que les larmes d’un dena transmettent son énergie. Enfin, je comprends ce que mon ami attendrait de moi ; il me semble l’entendre et sa voix me porte vers elle. Quand Liliana s’écarte, je la retiens.
— Encore.
Elle se raidit, mais ne me repousse pas. Son souffle accélère. Elle tremble autant que moi. Bientôt, ses lèvres tièdes me frôlent. « Sauve-toi ! » hurle la voix d’un enfant terrorisé. Clement, lui, me conseillerait de ne pas l'effaroucher. Un filet d’eau salée roule sur ma peau. Elle le recueille d’un baiser très doux. Quelle étrange sensation… elle boit mon amertume, mes remords et mon chagrin ; ma souffrance et mes craintes se déversent dans ses veines. Sa bouche suit les contours de ma pommette, puis se pose au coin de mes yeux. Ses mains s’accrochent à mes épaules. Elle n’aspire pas, ne pompe pas, et je ne ressens aucune douleur. Juste une étrange sensation de légèreté. J’ignore combien de temps s’écoule ainsi. Soudain, Liliana pousse un petit gémissement et s’éloigne. Quand son regard éperdu croise le mien, je lui adresse un sourire hésitant.
— Tout va bien, reposez-vous.
Je m’adosse contre les oreillers et son corps accompagne docilement le mien. Avant de m’endormir, je remarque le soupçon de rose qui colore ses lèvres.