« Mon frère, Maurice, est né trois ans après moi. Tout le monde m’a dit que j’avais bien vécu son arrivé, que j’avais été prévenant et à l’écoute quand on était gamins. Je crois qu’on a cru jusqu’au bout que je portais un amour inconditionnel à mon petit frère. Et c’est vrai que je l’aimais. On se faisait des crasses, comme dans toutes les fratries, mais on se fâchait jamais bien longtemps.
Mais dans ma tête, c’était pas pareil. Je me rappelle des bouffées de colère qui me prenaient le soir. J’avais des insomnies à force de détester et d’adorer Maurice. Je me battais avec des émotions contradictoires et ça me dévorait de l’intérieur.
Voyez, mes professeurs me reprochaient de jamais faire d’efforts, comme si je faisais exprès d’avoir un défaut de prononciation. Quand mes parents ont accepté que j’aille voir un orthophoniste, ça a été par dépit. Je sentais que ça les décevait, qu’ils avaient honte peut-être même. Pour couronner le tout j’étais rond et pas sportif. On m’aimait bien, je savais faire des choses et j’étais pas plus con qu’un autre.
Mais Maurice, ah, lui… Il était apprécié à l’école, il faisait du sport, il était drôle. Avec le recul je me rappelle qu’on l’a déjà engueulé, qu’il faisait aussi des erreurs ; mais à l’époque je ne voyais pas ça. À force d’entendre à quel point mon petit frère était fantastique, j’en suis venu à penser que je ne valais rien. Maurice me reprenait souvent, surtout vers ses treize ans, quand il était en âge de se rendre compte de ça, mais je l’envoyais balader.
Petit à petit, je me suis mis à le détester. En apparence j’étais poli et aimable, nos parents ont jamais soupçonné à quel point j’ai vécu une adolescence difficile, mais quand Maurice et moi étions en privé je devenais sec et sarcastique.
Il en a souffert, bien sûr. Il a pas compris comment son grand-frère en était venu à le haïr. Moi-même je n’avais pas d’autres raisons que cette impression de perfection transmise par notre entourage.
Il a eu dix-sept ans et moi vingt. J’étais en école de commerce, je me découvrais des qualités, mais Maurice, lui, avait une petite amie très jolie et des copains hilarants. Quand je rentrais et qu’ils étaient tous là, je me faisais un devoir d’exiger d’eux qu’ils se taisent pour me laisser travailler, même quand ils n’étaient pas réellement bruyant. Après leur départ, Maurice m’engueulait, jamais trop fort pour que nos parents ne nous entendent pas. Ou alors juste parce qu’il ne le voulait pas vraiment.
Je crois que malgré mon comportement, il m’aimait encore bien.
C’est lui qui m’a demandé, en plein repas, si on pouvait aller pêcher un weekend. Devant nos parents, j’ai machinalement dit « oui ». Il a eu l’air satisfait alors que le concept m’ennuyait profondément. On aimait tous les deux la pêche, on accompagnait régulièrement notre père… Mais là, il désirait qu’on y aille seuls. Je n’ai pas réussi à me dérober et, je dois l’avouer, j’étais un peu curieux. Je me demandais s’il compter m’annoncer un truc important avant le reste de notre famille. Le genre de truc qui lui attirerait une nouvelle fois l’admiration de tous, me replongeant dans l’ombre.
Le dimanche, très tôt, j’ai pris la voiture de notre mère pour nous conduire à la rivière. On n’a pas dit un mot pendant le trajet. Je me souviens qu’il faisait froid et qu’on s’était bien emmitouflés en partant. C’était le moment que je préférais dans la pêche : quand on préparait nos lignes sans parler, avec le bout du nez glacé et le soleil rasant à la surface de l’eau. On a lancé nos hameçons, on s’est assis sur nos chaises pliables et j’ai songé que la journée allait être longue. J’espérais fort attraper plus de poissons que Maurice. Même durant nos loisirs, le besoin de compétition me rongeait.
Et soudain il m’a demandé « pourquoi tu m’aimes pas, Serge ? » Sa question m’a cloué. Je me suis senti mal, j’avais l’impression que ma gorge était engourdie et que j’allais plus jamais causer de ma vie. Je fixais le bout de ma ligne mais lui me regardait. Il a insisté, il m’a redemandé ce qu’il m’avait fait, il m’a dit que ça lui faisait mal de voir ses copains s’entendre avec leur frère et sœur alors qu’on se disputait sans arrêt. Il a dit qu’il m’adorait, qu’il m’admirait depuis qu’il était gosse ; il a commencé à me complimenter et c’est là que j’ai craqué.
Je lui ai craché tout ce que j’avais sur le coeur. J’ai cru que ses yeux allaient sortir de leurs orbites. Je lui ai dit que je n’en pouvais plus de sa perfection, qu’il ne me laissait pas la moindre place dans la famille, que ça faisait des années et que, dès la fin de mes études, je prendrai un appartement et qu’on n’aurait alors plus de raisons de se forcer à traîner ensemble.
Il a eu les larmes aux yeux. Des larmes qui m’ont coupé la chique. Il a bredouillé qu’il ne voulait pas qu’on se sépare et il a dit, ça je m’en souviens très bien, il a dit : « les parents me répètent sans cesse d’être comme toi. De me montrer responsable comme toi, déterminé dans mes études comme toi. Ils disent que toi, au moins, tu sais ce que tu vas faire de ta vie. »
Je vous dit pas le choc. C’était comme si on avait cassé un truc en moi, un mur. J’ai continué à parler de tous ces moments où je me suis senti écrasé par lui, mais sans plus de colère, comme si je cherchais plutôt la faille dans son argumentaire. Pourtant, à chaque fois, il secouait la tête et me contredisait.
Il était en couple ? Nos parents n’aimaient pas sa petite amie.
Il était populaire ? Ils était plus concentré sur sa réputation que sur ses notes.
Son apparence ? Pas importante. Ses aptitudes en sport ? Pas assez bonnes pour en faire quoi que ce soit.
Ce matin-là, brusquement, j’ai réalisé que mon petit frère n’avait jamais été mon ennemi ou mon rival. Qu’on se complétait. J’ai compris qu’à m’arrêter sur l’opinion des gens autour, je n’avais qu’un son de cloche.
On a complètement abandonné l’idée de pêcher. On a parlé, parlé… bien décidé à rattraper le temps perdu. On était tous les deux pleins de bonnes intentions. Il a proposé qu’on rentre et j’ai accepté. Je voulais reprendre notre relation, je ne voulais plus me sentir mis de côté. Je voulais qu’il voit de moi autre chose que l’homme cassant et désagréable qu’il supportait depuis des années. Et je voulais connaître le jeune homme énergique et indécis qui commençait seulement à m’apparaître.
Je voulais être un frère. Un grand frère, même.
On est remonté en voiture. On souriait. Puis on a eu un accident et Maurice ne s’en est pas sorti. »
En cours de lecture, j'avais oublié mon impression "tiens, il parle de son frère au passé, c'est bizarre". Et la fin, PAF ! Digne d'un "Maman est morte." de Camus. Cette claque… C'était déjà émouvant/beau avant, j'en avais la larme à l'œil et puis c'est devenu émouvant/tragique. MONSTRE !
Le discours de Serge est si fluide. Vraiment… Je ne m'arrêtais plus. Ce qui est incroyable car on connait le personnage depuis 2min30. Et on connaissait encore moins son frère. Le lecteur pourrait zapper le chapitre et passer au suivant pour retrouver Calli/Roxanne/Paul (le lecteur peut être cruel et sans pitié), mais non. De suite, tu nous embarques et j'adore ça !
Je ne suis peut-être plus objectif car j'aime d'amour cette histoire mais voilà !
Puisque mon cœur est brisé, je n'ai plus aucune pitié et voici un relevé de coquillettes : (je plaisante, je ne fais point ça par vengeance)
Tout le monde m’a dit que j’avais bien vécu son arrivé --> arrivée
Quand je rentrais et qu’ils étaient tous là, je me faisais un devoir d’exiger d’eux qu’ils se taisent pour me laisser travailler, même quand ils n’étaient pas réellement bruyant. --> bruyants
Je vous dit pas le choc. --> dis
On est remonté en voiture. --> remontés
A bientôt pour la suite !
Et merci encore mille fois pour toute ta gentillesse. Tu vois, là, typiquement, je ne sais pas quoi te répondre "xD (tu pourras vérifier auprès de Dan, je viens de lui dire que tu étais beaucoup trop gentil)
Merci Dé <3 Merci merci merci
Et de rien, franchement. C'est plutôt moi qui devrais te remercier pour avoir pondu cette histoire.
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Je me demandais s’il compter : comptait