Chapitre 4: Alejandro Mata

Alejandro Mata

 

 

8 h 05. On sonne à la porte et la mélodie de l’Hymne à la joie me tire du sommeil. Ce choix de musique ne m’étonne pas de mes hôtes et je les remercierais presque d’avoir mis le volume si fort, car cela me libère de ces terribles cauchemars. C’est ce qu’on appelle vulgairement : avoir passé une nuit de merde.

Je ramasse le radio-réveil que j’ai jeté au sol, suspectant d’abord que ce bruit de fou en sortait. Je fonce sous la douche privée de la chambre, où je m’accroupis, les bras autour des genoux. Remuée de fond en comble, je pleure généreusement sans pouvoir distinguer l’eau qui me lave de celle qui me ravage.

Papa…

Quand je sors de la cabine, enroulée dans une serviette, une brosse à dents neuve dans la bouche, le hasard me conduit droit sur l’immense fenêtre : œil ouvert sur l’infini. Sujette au vertige, je ne m’en approche pas trop. Dans un soupir, je lance mes pensées au loin, vers mon pays originel et les rembobine jusqu’au présent. Et là, j’imagine pêcher, au passage, les autres larmes des petites filles sorties du lit sans avoir de père.

Trois coups à la porte mettent un terme à mon égarement. Le petit-déjeuner est prêt.

Sophie est tout en joie, Jean-Yves taquin, et nous déjeunons dans une bonne humeur que je rejoins laborieusement en affichant une mine de circonstance.

Après avoir accepté trois rendez-vous avec Sophie – une journée « shopping », une autre « découverte » et mon premier cours de ski – pour ensuite se dire au revoir une dizaine de fois (« Au revoir, voir, voir, voivoivoirvoirvoir », me répète Sophie quasi à bout de souffle comme si elle buggait), Jean-Yves et moi grimpons enfin dans la voiture, et nous voilà partis pour un voyage d’approximativement deux heures sur une distance proche de cent cinquante kilomètres.

Nous papotons quelques minutes durant lesquelles mon ami se rend bien compte que je ne vais pas bien. La douceur soudaine de sa voix, la lenteur inhabituelle de ses phrases et l’expression de son visage me l’indiquent. Je suppose qu’il a constaté un changement radical dans mes traits que je sens se contracter sous l’étreinte de la peine.

Jean-Yves me jette un dernier coup d’œil avant de maintenir sa concentration sur la ligne d’horizon jusqu’à destination. Je me tais. Navrée, Jean-Yves, mais ce que je ressens est trop bouleversant pour le partager.

Le temps est radieux. Mon admiration s’éparpille au-delà de la vue phénoménale que m’offre le trajet alors que la machine à remonter le temps de ma destinée se met en marche vers des contrées intersidérales.

Dans mon sac à dos, les trois journaux intimes noircis de la plume de mon père. Mon papa. J’ai la gorge serrée. Je déglutis. Je monte le son de la radio.

J’entretiens les similitudes que je nous connais, dont la plus importante : l’écriture, le plus beau des héritages après l’empreinte de son amour. L’absence de mon père est tellement présente qu’elle a laissé des trous béants dans mon existence. Alors, pour les recouvrir… j’écris. En ce qui me concerne, l’écriture c’est ça : ma petite aiguille qui recoud tout doucement les grands espaces poreux de ma biographie.

Ces carnets sont tout ce que je peux toucher de lui. Je les ai tellement parcourus qu’ils doivent porter le spectre de mes yeux, pendant des empreintes digitales, et le goût salé de ma douleur. Je les ai tellement aimés que nous nous connaissons par cœur.

Du peu que je me souvienne de mon père, je le voyais continuellement abattu. Je ne pouvais pas en dire autant de Jeanne, constamment souriante, auteure de l’apparence pitoyable de son mari tant elle s’acharnait à le rabaisser et l’insulter. Oh oui ! Elle pratiquait l’art de l’attaque comme personne !

Certains passages de ces journaux défilent devant moi et provoquent une tempête neuronale dans ce crâne qui ne connaît pas le repos. J’éprouve de nouveau une déflagration de colère quand je pense à tout le mal que Jeanne a fait à mon père. De toute ma volonté, je tente de distraire ces idées noires en m’accrochant au paysage magnifique qui, je ne le répéterai jamais assez, en met plein la vue. Nous passons dans un couloir de sapins de Douglas tachetés de lumière et nous croisons ensuite quelques somptueux érables à grandes feuilles. J’admire les devantures de boutiques et maisons garnies de l’emblème floral des lieux : la fleur du cornouiller du Pacifique.

Allez Elena, regarde ! C’est si beau, tu es venue pour tout ça, non ?! Avec l’intention de vivre dans ce Splendor sine occasu qui est la devise de ce nouveau chez-toi ! J’essaye, vraiment, mais cette bourrasque viscérale empêche tout raisonnement positif. Et les mots poétiquement tristes de mon père sont une pluie d’étoiles auxquelles je ne peux me soustraire.

Je ne suis pas du genre à croire en la chance ou la poisse, mais je suis plutôt un homme optimiste, souriant, qui voit le positif dans tout et qui s’accommode très bien de la vie qu’il mène. Toutefois, quelque temps après notre rencontre, j’ai commencé à croire en des choses grotesques atteignant carrément la superstition. Et voilà que je suis à présent un gars qui est passé de veines en déveines.

Je suppose que Jeanne doit entretenir une lourde peine pour agir de la sorte. Nous sommes malheureux, tous les deux. Nous souffrons et c’est un état de fait que sa compréhension préfère ignorer, j’en suis sûr. On dirait qu’elle n’est pas heureuse si elle ne parvient pas à me crisper les nerfs avec ses remarques incisives.

La voiture zigzague le long du fleuve Fraser : points d’eau, chênes blancs, espaces pailletés d’orchidées m’interpellent pour se partager ma curiosité. Je baisse la vitre et le froufrou d’un vent doux est une invitation à l’apaisement, mais je la décline. La route est jalonnée de merveilles et je pleurniche encore sur le sort de mon papa.

Sa joute verbale m’assomme d’heure en heure. Est-ce que cette femme sait faire autre chose que me dénigrer ? Je m’en prends plein la gueule ! Ma petite Elena a rarement vu mon vrai visage à cause de toute cette peine qui le marque.

N’est-ce pas suffisamment humiliant d’avoir découvert la plupart de ses tromperies ? Avec combien d’hommes a-t-elle couché ?

Les ondulations des sommets montagneux cisaillent les nuages en-dessous desquels volent quelques geais bleus. Plus que dans n’importe quelle autre province du Canada, c’est ici que se reproduisent près de trois cents espèces d’oiseaux, dont soixante-cinq uniquement en Colombie-Britannique. J’en profite pour revoir les leçons apprises sur les détails de cette nouvelle patrie… En parlant de geai bleu, il a d’ailleurs été choisi comme emblème aviaire officiel du territoire. Alors : la superficie de la Colombie-Britannique est de neuf cent quarante-quatre mille sept cent trente-cinq kilomètres carrés avec une population d’environ quatre millions quatre cent mille habitants… un décalage horaire de neuf heures par rapport à Bruxelles… un climat…

Je reste constamment enfoncé dans l’embrouillamini de ses envies et profondément frustré par l’inflexibilité de ses affirmations. Elle me rend dingue ! Je ne sais plus quoi penser de moi, de Jeanne. Qui a raison, qui a tort ? Quand ment-elle ? Quand dit-elle la vérité ?! Je deviens fou, je n’en peux plus ! Je me sens lobotomisé dès que je l’écoute parler. Mais ce n’est pas possible, quand même ? Elle ne peut pas être cette inconnue que je découvre depuis quatre ans. Je la vois encore si souriante, attentionnée et tendre. J’étais le plus heureux des hommes. Elle était tellement belle ma Jeanne ! Elle était mon univers ! Aujourd’hui, je suis perdu ! Je suis perdu, je suis perdu…

Il y a des arbres immenses, impossibles à enlacer même à quatre bras. Je me souviens des noms des montagnes entrevues : Niconem Mountain et Sumas Mountain. On a véritablement le meilleur des deux mondes, ici. Le matin, tu vas faire du snowboard sur la neige et l’après-midi, tu descends t’installer au bord de la mer… Je crois que c’est la pruche de l’Ouest que je viens de voir. Elle peut atteindre une taille de septante mètres de haut et un diamètre de trois mètres ! Ah non, ce n’est pas du tout ça, je me trompe. C’est une autre espèce d’arbre que je ne connais pas. Par contre, je sais que nous ne sommes pas très loin de la réserve écologique de Liumchen dans la chaîne des Cascades. Elle est appelée comme le ruisseau, la montagne et le lac du même nom qui vient du terme halkomelem dont la traduction est « source jaillissante ». Tout au sud de la réserve, je sais qu’on est à la frontière canado-américaine. Je me demande si ce n’est pas là qu’on peut, entre autres, apercevoir la pruche de l’Ouest… J’ai, par contre, bien retenu qu’elle protège deux espèces en péril : la chouette tachetée et la grande salamandre du Nord… et puis il y a…

Je me suis encore heurté contre ses prunelles sombres et froides. Je vois les réfractions de sa colère griffonnées sur chaque trait de sa figure. Quand elle a ce regard-là, elle me fait penser à un requin.

De la délicieuse panthère, elle s’est transformée tantôt en squale, tantôt en araignée ! Madame a retiré ses masques et le voile de l’illusion est tombé sur l’énormité de sa toile.

Pernicieusement, elle l’a tissée sur la naïveté de mes idéaux, mes projets de couple et sur mon amour devenu aveugle. J’en ai ma claque de ce semblant de vie, blindé de compromis qu’on rafistole les uns aux autres en un patchwork de grand n’importe quoi.

… il y a le futur centre où j’irai le plus fréquemment faire des emplettes et des promenades : Chilliwack. On approche…

Dans ce monde, les mots sacrifient les cœurs, torturent et dévastent les esprits, mais aucun, dans sa singularité foudroyante ou étalé au milieu d’insultes en vrac, ne tue. Selon moi, il y a l’acte violent : des mots durs. Et il y a la violence de l’acte : quand ces mots fracassent. Voilà ce que je suis : un pauvre mec fracassé. Un lâche, car je ne réagis pas vraiment et que l’abdication me guette. Je tente de la comprendre encore et toujours. De la rassurer, de la protéger, de l’aimer… Oui, je l’aime, mon épouse. Néanmoins, en dépit de cet amour, je sens mes forces s’éteindre, mes pulsions de vie s’évanouir et je tombe dans un gouffre infernal, sans fond. Oserais-je dire que Jeanne me tue ?

Tout à coup, j’ai le cœur qui se décroche de ma poitrine et s’effondre dans mon ventre. La haine et la souffrance me rongent…

Jean-Yves tourne le menton vers moi et, l’espace d’une seconde, ses yeux sortent de leurs orbites et il dérape un peu sur le chemin avant de reprendre immédiatement le contrôle du véhicule.

–– Ça va ? lui dis-je, un peu secouée.

Mince ! Ça vient de se produire, à côté de lui…

–– Euh ! Oui, oui, j’ai eu l’impression que tu… je ne…

Un cerf passe en trombe à ras du pare-chocs et Jean-Yves freine sec. Légèrement projetés en avant, car retenus par les ceintures de sécurité, nous fixons le pare-brise, un bref instant, dans le silence. Il redémarre et, comme s’il ne s’était rien passé, il entame la conversation. Nous échangeons nos impressions sur le parcours presque terminé et le village de Chilliwack que nous traversons.

À deux kilomètres de la ligne d’arrivée, mes ruminations abandonnent leur agilité. Je suis parcourue d’excitation et tressaille intérieurement. Je n’y crois pas. C’est fou ! Je vais enfin rentrer à la maison ! Dans mon vrai chez-moi ! Cet endroit créé tellement de fois dans un des tiroirs de mon cerveau que j’ai l’impression d’en être partie il y a quelques heures.

Je sens le tic-tac de l’impatience s’affoler. Je ne tiens plus ! Ça y est ! Je les vois ! Mes arbres de Noël. Oui, c’est cela : nous sommes au milieu du plus beau des matins de Noël. La guirlande des sapins qui bordent le lac maquille mon point de vue de cadeaux verts. À ce moment précis, plus rien ne me besogne. J’entre en transe.

Jean-Yves est le premier à descendre de la voiture. J’en sors quelques secondes plus tard et j’allonge le pas derrière lui. Je foule ma terre. Cette terre de possibilités infinies. Cette terre d’accueil : ma terre promise !

Je reste figée à l’entrée du terrain. Jean-Yves se tient tout près. Et à la manière dont il maintient sa taille des deux mains et dont il passe de la pointe des pieds à celle des talons, je devine qu’il s’enorgueillit de son travail. Il peut. C’est juste parfait !

Ce « palace » est posé sur un talus d’une herbe fraîche et rase, face au Harrison Lake qu’il domine de quelques mètres. C’est le plus sublime des chalets, j’en suis persuadée !

Jean-Yves m’interpelle :

–– Tu sais comment tu vas appeler ta propriété ?

Ah, oui ! C’est vrai. Je n’y avais pas songé. Je dirige lentement mon attention sur la gauche, vers le lac. Elle frôle les escaliers en pierre donnant accès à une petite plage de galets ouverte sur un promenoir. Il est là, fièrement dressé. Un voilier flambant neuf avec son nom gravé en bleu marine sur le profil d’une coque d’un blanc étincelant. Le même nom que portera mon domaine. Il ne peut en être autrement.

Étranglée par l’émotion, je lui réponds dans un timbre grelottant :

–– SunLee…

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