Le voyage
14 mai 2016
Aller : 18 h 05 min
Départ : 13 h 30, Bruxelles-National (Belgique)
Durée du vol : 7 h 45 min
Arrivée : 14 mai 15 h 15 (heure locale), Montréal-Trudeau International (Canada)
Escale : 4 h 30 min
Départ : 19 h 45, Montréal-Trudeau International (Canada)
Durée du vol : 5 h 50 min
Arrivée : 14 mai 22 h 35 (heure locale), Vancouver International (Canada)
Me voilà dans l’avion de ce destin tant attendu. Je ne peux m’empêcher d’analyser l’expression faciale affichée par cette jeune femme, deux sièges plus loin. Au fur et à mesure de sa conversation téléphonique, ses cils laissent s’échapper des gouttes et son visage se peint de rougeurs. Les propos de son interlocuteur doivent être d’une agressivité telle que ses paupières éreintées par le sel en deviennent violettes. C’est moche d’assister aussi intimement aux malheurs des autres.
Il n’est pas évident de quitter la Belgique à tout jamais. Ce n’est pas comme partir en vacances. Ici, c’est un aller simple de presque huit mille kilomètres, au-delà de l’océan Atlantique.
Cette chère Jeanne ne s’est doutée de rien, tellement centrée sur sa petite personne, surtout depuis qu’elle ne fréquente plus grand monde. La suffisance inextinguible de cette femme a toujours eu de quoi laisser perplexe. Est-ce possible d’être narcissique à ce point ? Apparemment oui. Je ne cache pas que, malgré tout ce temps à la côtoyer, je reste atterrée face à la fatuité de cette créature qui n’a pourtant rien à vendre, dans le fond.
Pendant cette année à élaborer ce que j’ai envie de nommer « ma fuite », j’ai dû tenir bon devant son humeur sujette à d’incessantes variations impromptues et l’étalage continu de ses achats ostensiblement hors de prix. Le matériel. Les apparences. Son mépris à mon égard. Voilà les trois caractéristiques qui résument ma mère. J’entends par là qu’il n’y a rien d’autre à connaître d’elle, parce qu’il n’y a rien d’autre à découvrir.
Prenant de plus en plus conscience de l’imminence du départ, ma patience habituelle diminuait de mois en mois. Qu’est-ce qu’il fut insupportable d’encore et encore la voir papillonner des cils dès qu’elle ouvrait la bouche, passant sans transition au rictus mesquin que je lui connais si bien ! La profondeur du fossé entre nous n’a jamais été aussi grande que lors de mes préparatifs : vente de mon penthouse meubles inclus et de l’appartement à la côte, vente de la voiture, obtention du visa, apprentissage basique des lois, coutumes et systèmes administratifs de ma nouvelle contrée, etc.
Elle a vu les petits changements apportés à mon quotidien et elle ne s’est pas imaginé, pour autant, qu’ils pouvaient être le prélude d’un déménagement. J’avais engagé un professeur particulier dans l’objectif de parfaire mon anglais, la langue utilisée en Colombie-Britannique (même s’il existe, là-bas, une communauté francophone très accueillante et inclusive de près de trois cent mille personnes). Elle croyait que c’était simplement destiné aux interviews, salons et dédicaces à l’étranger. Jeanne a préféré s’en moquer, une de ses activités favorites avec ses interrogations farcies d’élucubrations grotesques. En effet, selon ses inventions, j’approfondissais la langue de Shakespeare, car je souhaitais élargir les possibilités d’enfin rencontrer un(e) imbécile qui voudrait bien de moi. Sans oublier que cela ne serait, de toute façon, que pour mon argent, n’a-t-elle pas manqué d’ajouter tel un coup de grâce porté au peu de narcissisme que j’entretenais.
On me demandera certainement pourquoi partir si loin, dans le nord du continent américain. Si je pouvais donner la vérité en guise de réponse, j’expliquerais, en premier lieu, que c’est pour la simple et bonne raison que j’adore cet endroit ! Ses montagnes, ses lacs, sa faune et sa flore merveilleuses, son histoire, ses parcs naturels, son ouverture sur la mer et son climat. Oui, son climat, même s’il y pleut en moyenne cent septante-six jours par an et que la température dépasse rarement les vingt-trois degrés. Et, en deuxième lieu, le désir de cette grande distance résulte de la terrible impression d’être débusquée partout où je pourrais m’évader.
Ma mère l’a déjà fait ! Je ne pouvais pas partir à l’improviste sans qu’elle me retrouve à chaque fois ! Le plus long trajet que j’ai entrepris avant aujourd’hui était de quatre mille cinq cents kilomètres. Elle était toujours parvenue à découvrir ma destination.
Seul un couple de Français, expatriés à Vancouver, connaît mon programme. Jean-Yves et Sophie, des quinquagénaires remplis d’humour, assez jeunes d’esprit et totalement étrangers à Jeanne. Je les ai rencontrés il y a de cela deux ans. C’était lors d’une séance de dédicace à la sortie d’une master class à laquelle j’ai participé à Paris durant la promotion de mon septième roman : L’Ordre de la nuit. Nous avons immédiatement sympathisé ! Ils étaient de passage dans la capitale française, en visite familiale. Fans de mes polars, ils sont venus à ma rencontre et la magie a opéré. J’ai senti en eux une sincérité et une bienveillance sans faille et j’y ai vu une future amitié. De fait, je n’ai jamais eu de meilleurs amis.
À cette époque, ils vivaient déjà depuis une dizaine d’années dans le centre-ville de Vancouver. Ils sont les propriétaires d’un duplex où Sophie exerce en tant qu’ingénieure en informatique. De son côté, Jean-Yves est un inspecteur de police passionné par sa profession. En fait, cet adjectif « passionné » le qualifie bien. Il est aussi un passionné des chiens de son unité, des bergers allemands et malinois ; un passionné de ski, de jardinage et, surtout, de constructions et rénovations de tous types de logements. Lors de nos multiples entrevues sur Skype ou Duo, il a confié avoir longtemps hésité entre devenir agent de police ou maçon. Il a choisi le premier afin de pouvoir se livrer au deuxième en tant que principal hobby. Comme il le dit souvent en riant, l’inverse n’aurait pas été possible. C’est donc pendant ses temps libres qu’il a entièrement rénové leur duplex et qu’après avoir constitué une excellente équipe pour la construction du chalet de mes rêves, il a participé aux travaux de celui-ci. Ça fait chaud au cœur qu’il y ait un peu de mon précieux ami dans ce nouveau et définitif refuge.
Je suis épuisée. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, à la fois excitée et angoissée par ce long voyage. Déjà quatre heures de vol sans repos. Je plonge la main dans mon sac à dos et j’en sors le lecteur de musique et le casque Bluetooth. Je n’ai pas emporté grand-chose dans mes bagages. En dehors du baladeur et du casque, mon sac contient bien entendu mes papiers, trois journaux intimes et un paquet de petits mouchoirs jaunes. Non, pas de Smartphone. Il est resté en Belgique, parti au recyclage. La valise, quant à elle, ne transporte que quelques vêtements et un ordinateur portable.
D’aucuns jugeraient que tout ceci est bien léger. Qu’on se détrompe ! Ma tête est saturée de ce lourd passé à tel point que j’ai le sentiment que ça déborde et se voit. J’ai délibérément tout laissé derrière en espérant faire peau neuve. Ce n’est pas que je veuille devenir une autre personne, bien au contraire, je suis prête à devenir celle que je suis vraiment. Aux portes de mes quarante ans, il était temps !
L’espoir est un avenir plein de promesses…
J’imagine mon cocon aussi confortable qu’il en a l’air sur les vidéos réalisées et envoyées par Sophie. J’ai pris le risque de commander des meubles sur le Net, avec l’assistance de mes amis lors de leur réception et installation. Le plan 3D du chalet et les mesures du mobilier m’ont permis de disposer mes biens à ma guise. Concernant le reste – vaisselle, appareils électroménagers et multimédias, décorations, etc.–, je ferai très volontiers les magasins avec Sophie et la touche finale se dessinera au fil des semaines. Ce qui me manquera, ce seront mes livres et leur histoire : pages jaunies lues et relues, écornées, parfois un peu froissées, tachées de mascara ou d’une goutte de chocolat chaud égarée.
Atterrie à Montréal, je constate m’être assoupie pendant deux bonnes heures. Je regrette d’avoir laissé le PC dans la valise, ces quatre heures trente d’attente vont paraître interminables.
Après avoir eu juste le temps de m’extirper de mon siège pour éviter d’être aplatie par un joueur de hockey qui est venu y poser ses fesses, je passe un appel à Jean-Yves, d’une cabine téléphonique. Sophie et lui sont impatients et très heureux de me revoir. Cela me touche profondément. C’est étrange, ils ont seulement une douzaine d’années de plus que moi et je les considère un peu comme des parents adoptifs tant ils m’ont soutenue et aidée à venir m’ancrer dans leur magnifique province.
J’entends Sophie qui souhaite parler à son tour.
–– Oui, une seconde, papillon, lui réplique Jean-Yves l’air amusé.
–– Ma puce ?
La voix cristalline de Sophie retentit dans le cornet.
–– Coucou Sophie ! Encore merci de venir me chercher, je serais perdue sans vous.
–– Je suis certaine que tu te serais très bien débrouillée seule, mais c’est un plaisir que de venir t’accueillir. Tu as fait bon voyage, jusqu’à présent ? Pas trop fatiguée ?
–– Honnêtement, oui je suis crevée. Pas dormi de la nuit, juste un petit peu dans l’avion. Je vais tenter de me reposer ici.
–– Ben oui je m’en doutais. Et puis, quand bien même tu n’aurais pas eu de nuit blanche, c’est de toute façon très fatigant ce trajet, sans parler de l’aspect émotionnel, ma grande.
–– En effet, c’est tout à fait ça.
–– J’espère que tu t’assoupiras un peu. Ça te ferait du bien.
–– Oui, oui, ça devrait le faire. Mes paupières tombent toutes seules, dis-je dans un petit rire nerveux.
–– Tant mieux alors ! Et n’oublie pas que nous t’attendrons à la sortie de l’aéroport. Nous prendrons le Canada Line. Puis, un taxi, tout de suite plus simple que la voiture, et tu pourras déguster une petite spécialité du coin une fois à la casa.
–– Vous êtes adorables ! Me connaissant, j’aurai certainement très faim à ce moment-là. Remercie à nouveau ton époux pour moi et vivement tout à l’heure !
–– C’est fait, le haut-parleur est activé. Bisous bisous, ma belle, à tout à l’heure !
Elle raccroche et je me sens comme une gamine parce qu’elle a dit « ma puce ». C’est une sensation nouvelle, je n’ai pas l’habitude de recevoir autant de chaleur humaine. Enfin… je devrais plutôt dire que je n’ai pas l’habitude d’en accepter…
L’avion atterrit, une brise survole la Sea Island de la municipalité de Richmond. Mes amis m’accueillent dans une accolade qui se transforme vite en ce qui a davantage l’aspect d’une étreinte, dont j’ai un peu de mal à me défaire malgré mes entraves émotionnelles.
Peu après la sortie du Canada Line, je plonge à perdre haleine dans la contemplation de cette cité de lumières : Vancouver, une métropole de plus de deux millions trois cent mille habitants, bordant l’Ouest canadien, située dans l’écozone maritime du Pacifique entre la baie Burrard et le fleuve Fraser. Je comprends pourquoi elle est surnommée la Ville de Verre. Toutes ces vitres possèdent un côté surréaliste en semblant repeindre la réalité avec ces jeux de couleurs qui les éclaboussent. Une ville miroir où je serais prête à parier que personne ne se voit, où se reflète le portrait d’une civilisation en perte de liens, de repères et d’ancrages dans le vrai.
Ce qui fascine le plus, c’est la proximité avec la nature de tout cet acier et la hauteur des gratte-ciel. Bien que je ne les distingue pas vraiment, je devine les montagnes enneigées que j’aurai tout le loisir d’apprécier, une fois installée.
Depuis le taxi, j’entrevois les cerisiers offerts par le Japon en 1930 et célébrés par le Festival du cerisier en fleurs, mais aussi des châtaigniers, marronniers, ou encore des magnolias et azalées. Bien sûr, je croise également des restaurants, cafés, bars, galeries d’art, terrasses, boutiques design multiethniques riches de la diversité de la population. Je sors le nez et je hume à pleins poumons l’air salé de l’océan Pacifique tout en passant à côté du quartier historique de Gastown. Se dressaient ici les plus grands arbres de l’ancienne forêt primaire. Ce lieu est à présent constitué de rues pavées et de bâtiments en briques rouges assez bas, à contre-courant des édifices en métal et en verre.
Le duplex de Jean-Yves et Sophie, logé dans un building de haut standing, contemple la foule du trente et unième étage. Mes affaires déposées dans la chambre d’amis et ma douche terminée, je rejoins mon couple préféré dans leur living. La surprise des chefs : le flétan du Pacifique. Ils m’ont concocté un délicieux poisson accompagné de petites pommes de terre, de champignons, d’épinards et d’asperges. Il est tard, je suis épuisée, mais je le savoure, ce premier festin vancouvérois !
–– Nous ne sommes pas réputés pour avoir nos spécialités du pays, mais on peut dire que c’est un plat de chez nous, m’informe fièrement Jean-Yves.
–– C’est délicieux ! J’adore !
Je lui réponds presque la bouche pleine.
–– Vous avez des spécialités, par contre, en Belgique ? me questionne à demi Sophie. Ici, la diversité ethnique est telle qu’on mange un peu des mets de tous les continents. Nous sommes une vraie terre d’accueil !
–– Bah, tu sais, c’est un peu pareil en Belgique, au fond. En entrée, tu manges des pâtes à l’italienne. En plat principal, une paella espagnole. Un Ekmek grec en dessert. Et tu digères le tout avec un thé marocain. Voilà, dis-je, amusée.
–– Sans oublier une bonne bière belge pendant le repas, quand même ? ajoute Jean-Yves.
–– Évidemment, je réplique.
–– Et qu’en est-il de vos moules frites ? s’étonne Sophie.
–– Ah ! Ça ! C’est tous les autres jours de la semaine, bien entendu !
Nous rions tous les trois.
–– Avec une gaufre de Bruxelles en dessert ? me demandent-ils en chœur.
–– Ou de Liège, au choix. Et pour couronner le tout, tu bois ton café en y trempant un petit spéculoos, réponds-je.
–– Vous avez votre chocolat aussi, non ? formule Jean-Yves.
–– Oui, oui mais n’en parle jamais devant un Suisse parce qu’il n’aimera pas ça, surenchéris-je avant de conclure. C’est ça la Belgique, mes amis. Il y a le rêve américain et il y a le rêve belge.
Nous nous esclaffons de plus belle à moitié ivres du plaisir de s’être retrouvés quand, maladroitement, Sophie fait allusion à mes origines espagnoles du côté paternel. Constatant la détresse dans mon regard, elle paraît mal à l’aise et m’invite à aller me coucher au vu de mon intense fatigue. Elle ne sait que dire, ni comment même se mouvoir, je le vois. Je leur souris péniblement avant de rejoindre la chambre et le reste de la nuit qui sera un calvaire. Comme je l’ai mentionné, j’ai beaucoup refoulé durant l’enfance et l’adolescence. L’âge adulte, par contre, ne m’a pas épargnée et je fais plus de cauchemars que jamais. Cette fois, je rêverai de mon père, cela semble inévitable.
Mon père. Alejandro Mata. Décédé au seuil de mon cinquième anniversaire, après que la main invisible de Jeanne a glissé un fusil de chasse dans la bouche de son mari.