Tarcle Tsuro du clan Medon s’était positionné face à l’ouverture de la grotte, et attendait en plein soleil. En gage de ses bonnes intentions, il avait posé son sabre à quelques mètres devant lui, dans le prolongement de son ombre. Son visage blond de lumière n’en dissimulait pas moins toute son hostilité. Alek fit appel au souffle pour vérifier qu’il était bien seul : le vent galopa dans un petit rayon autour d’eux sans rencontrer d’obstacles inhabituels. Rassuré, il prit le temps d’examiner l’Avel-lazher : tout dans la posture de Tarcle — ses poings serrée, la raideur de sa nuque — indiquait sa répugnance à le rencontrer. Cela avait sans doute un lien avec ce qui était arrivé à son frère : Alek se souvenait que Tilma avait blessé ce dernier assez gravement, mais il ignorait si l’homme en avait gardé des séquelles ou non. Le Commandant Medon ne pouvait faire appel qu’à un membre de son clan pour une mission aussi délicate. Si Aram Scher du clan Etcho l’apprenait, il risquait sa tête.
Alek avança de quelques pas, protégé du jour par les contours de la grotte. Tarcle le vit et se décomposa aussitôt.
Les ailes. Forcément.
Alek put lire sur ses traits anguleux l’étendue de son émotion. Tarcle ouvrit la bouche puis la referma, si bouleversé qu’il en perdait ses mots. Devait-il se prosterner ? Le vouvoyer ?
Alek l’en dissuada d’un regard irrité. La réaction du sabreur lui offrait un aperçu de ce qui l’attendait, désormais. Ancienne bête curieuse et difforme, il était à présent devenu l’homme le plus important de l’Empire. Le changement était plus que radical.
— Tout va bien, Tarcle. Ce n’est que moi.
— Clovis… Clovis m’avait prévenu… Mais je n’arrivais pas à y croire.
— Qu’as-tu à me dire ?
— Clovis souhaitait s’assurer que vous alliez bien.
Tarcle jeta un coup d’œil curieux derrière son épaule, comme s’il s’attendait à voir Olivia émerger du trou d’un instant à l’autre.
Alek compris qu’Olivia et lui ne s’appartiendraient jamais entièrement, tant qu’il existerait un Lufzan pour leur rappeler qui ils étaient. Au nom de leur destiné, des hommes et des femmes se dresseraient en travers de leur relation et feraient obstacles à leur bonheur.
Il était écartelé entre ses différents objectifs. Le clan Dyami était peut-être le seul en mesure de l’aider à maitriser l’intensité de ses émotions, sans quoi il ne pourrait jamais revoir Olivia. Mais se rendre dans le Nord, c’était risquer que sa transformation ne soit ébruitée dans tout le pays, et que la nouvelle finisse par arriver aux oreilles de l’Empereur — ce qui compliquerait sérieusement ses affaires.
Et puis, il y avait la Rébellion : Alek était partagé sur la menace que représentait toujours ses cousins. Aram serait fou de rage s’il le confrontait, mais il n’aurait d’autre choix que de se soumettre à son autorité. Aucuns rebelles, et à fortiori aucun Lufzans ne s’opposeraient à l’héritier légitime du clan Impérial. Pour autant, Alek restait prudent : il avait grandi avec Aram, Ewen et Gildas, et savait qu’il aurait été une erreur de les sous-estimer. Si l’un d’entre eux mettait la main sur Olivia… qui savait de quel genre de chantage dont il serait capable. Alek avait bien sûr envisagé de prendre le contrôle de la Rébellion, avant d’y renoncer : il avait déjà suffisamment de problèmes pour s’ajouter de telles responsabilités. Cela aurait également eu pour conséquence de l’exposer à un danger autrement plus grand : devoir affronter Karza Etcho, et régner à sa place. Ce qu’il voulait éviter à tout prix.
Le pouvoir Impérial ne l’intéressait pas : il aurait été aussi à l’aise au palais d’Harfang, entouré d’une cour, qu’au milieu d’un champs d’ortie. Son clan avait traversé la plus grande tragédie de son histoire dans le secret de ces murs : aucune confiance ne pouvait être accordée à ceux qui s’étaient rangé au côté de l’usurpateur.
Non, il ne désirait rien d’autre qu’Olivia. Qu’elle soit en sécurité, auprès de lui, à l’écart du monde. Et il avait échoué, lamentablement.
Tout espoir n’était pas encore perdu.
Comment se débarrasser du Commandant de la Résistance de l’Est ? Cet homme était aussi pugnace qu’une forêt de bambous. Pouvait-il faire croire à la mort d’Olivia ? Non, le mensonge était trop gros.
— Nous allons bien, merci. Tu feras savoir au Commandant que nous partons dans le Nord : nous avons besoin des chamanes pour maîtriser notre pouvoir.
— Vous faudra-t-il une escorte ?
Tarcle avait retrouvé contenance.
— Non, nous avons besoin de discrétion. L’Ark doit continuer de diriger la résistance… le temps que nous soyons prêt.
Il n’avait pas précisé prêt à quoi.
— Très bien, opina Tarcle Tsuro, l’œil brillant. Les cousins Etcho sont en route pour le camp de l’Ouest, ils préparent une offensive près de Sedong. Mais plusieurs groupes de combattants sont toujours à votre recherche.
Il lui tendit le sac de toile qu’il portait en bandoulière :
— Des vêtements et des vivres. Clovis a pensé que vous pouviez en avoir besoin.
Ce n’était pas peu dire : Alek se baladait torse nu depuis des jours.
— Et Tilma Oclamel ?
Tarcle s’assombrit : le sujet était sensible. Si sa loyauté allait désormais au nouvel héritier Etcho, jamais il ne pardonnerait à la Rousse d’avoir battu son frère.
— Clovis a décidé de la détourner… mais ça ne suffira pas pour la sauver.
Alek eu un hoquet de surprise : détournée, vraiment ? C’était une décision rare, qui consistait pour une femme à perdre son nom de clan par le mariage, en échange de l’acquittement d’une dette de sang. Tilma avait dû blesser Maine Tsuro de manière irréversible, peut-être même mortellement. Qu’elle ait accepté d’abandonner le nom de son clan, sa plus grande fierté, était néanmoins surprenant : elle devait tout de même être consciente que faire partie du clan Medon ne la protégerait pas de ses cousins : tout au plus échapperait-elle à une mise à mort lente et douloureuse.
Prenant congé, Tarcle Tsuro ne put s’empêcher d’exécuter une révérence appuyée. Il jeta un dernier coup d’œil aux ailes repliées dans son dos — comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas — puis s’éclipsa rapidement. Alek retourna à pas lent dans le fond de la grotte, plongé dans ses réflexions.
Il aurait aimé pouvoir se servir du Commandant Medon, lui demander de retrouver Olivia et d’assurer sa protection… mais quelque chose lui intimait de se méfier de lui. Et puis, révéler qu’il lui était impossible de s’approcher d’Olivia sans la faire souffrir n’aurait pas manqué de créer le doute sur la validité de leur lien. Lili allait devoir continuer de se débrouiller seule : elle avait déjà montré tant de combativité et de courage ! Alek savait qu’elle se battrait pour survivre : elle était faite du même bois que lui. Et maintenant, le Souffle était avec elle.
Alek s’efforça de manger un peu, tentant d’ignorer le trou dans sa poitrine, cette douleur sourde qui le torturait depuis qu’Olivia l’avait quitté quelques jours auparavant. Il avait dû lutter de toutes ses forces contre l’attraction qu’elle exerçait sur lui, tandis qu’il la sentait s’éloigner pas à pas. Cent fois, il avait voulu abandonner et la rejoindre. Cent fois, il avait renoncé, tremblant de tout son être. Olivia, elle, ne s’était pas retournée. Elle avait eu la volonté dont il n’avait pas su faire preuve. A cause de lui, elle aurait pu mourir.
Depuis, il n’avait cessé de veiller sur les émotions de la jeune femme, travaillé par l’angoisse. Elle se dirigeait vers le Sud… quels pouvaient donc être ses plans ? Avait-elle trouvé du soutien parmi la population, sans attirer les soupçons ? Ne pas savoir le rendait fou. Pourtant, il avait des raisons d’être rassuré : si les premiers temps il avait craint qu’Olivia ne survive pas, elle avait rapidement repris du poil de la bête. Ses émotions étaient relativement stables : une tristesse intense, qui faisait écho à la sienne, et puis des sentiments plus ordinaires, fugaces, suivant les moments de la journée. Grace à l’ylure, ils étaient à présent en mesure de communiquer ensemble, à leur façon. Alek guettait ces moments de respiration qui lui permettaient de tenir.
La visite de Tarcle Tsuro avait eu le mérite de le sortir de sa torpeur. Rester terré dans sa grotte ne menait à rien, il avait déjà perdu trop de temps à se morfondre sur son sort. L’heure était venue d’aller à la rencontre des chamanes.
Alek ne s’attendait guère à être accueilli à bras ouvert, étant donné le souvenir qu’il avait dû leur laisser. Il était d’ailleurs probablement la dernière personne au monde que Chilali Apovini, la cheffe du clan Dyami, souhaitait revoir. Mais il n’avait pas le choix.
En volant, il lui aurait suffi de quelques heures pour atteindre les terres sacrées du clan. Malheureusement, ses ailes ne lui étaient pour l’instant d’aucune utilité : il avait tenté à plusieurs reprises de les agiter à toute vitesse comme un oiseau, sans s’élever du sol du moindre centimètre. C’était rageant, mais Alek s’était résigné : il était né difforme, et s’estimait déjà suffisamment chanceux de ne plus souffrir.
Le trajet lui prit plusieurs semaines. Il commençait à marcher tôt le matin et n’établissait son campement qu’en fin d’après-midi. Les trois premiers jours furent les plus difficiles : il était courbaturé et avait mal aux pieds à cause de ses souliers. Le quatrième jour, il tua un voyageur isolé et récupéra une paire de bottes bien plus confortable.
Alek veillait à passer le plus inaperçu possible : ses ailes, couverte d’une fine couverture, évoquait la forme d’un sac à dos et n’attirait pas le regard. Il prenait aussi soin de son apparence, et se fondait parmi la foule qui empruntait les routes principales durant la journée.
Olivia ne cessait d’occuper ses pensées. Parfois, il croyait l’apercevoir au loin et son cœur s’emballait, bien qu’il sut pertinemment qu’il était impossible que ce soit elle. Il se remémorait les doux moments passés ensemble, son rire adoré, et tous les petits détails qui rendait Olivia si extraordinaire à ses yeux. Elle lui avait laissé une feuille de papier gribouillée d’un langage incompréhensible : à chacune de ses pauses, Alek en étudiait chaque lettre, se demandant ce qu’elle avait bien pu lui écrire. Utiliser une pierre épitre aurait tout de même été bien plus simple.
Alek fut étonné d’arriver à destination aussi aisément : les quelques tartars ou mercenaires croisés sur le chemin ne lui jetèrent pas un regard, et les rebelles semblaient juste avoir oublié son existence. Une véritable promenade de santé.
Il jouissait d’une forme incroyable, libéré de sa prison d’épines : ne plus souffrir du dos constituait une jubilation de chaque instant. Alek expérimentait sa nouvelle mécanique corporelle, merveilleusement fluide : il lui tardait de reprendre les entrainements au sabre pour mesurer ses nouvelles capacités.
Le village des Dyami se trouvait isolé aux milieu des terres ancestrales du clan : les plus vielles maisons avec leurs jolis toits de chaume datait des origines du Luft, entretenu amoureusement au fil des siècles.
Du haut de la colline d’herbe grasse qui surplombait les habitations, Alek observait l’agitation des rues, indécis. Sitôt qu’il entrerait dans les villages, les gens le reconnaîtraient et donnerait l’alerte.
Et Chilali avait été clair : s’il revenait, il mourrait.
Cela me parait un poil utopique aussi son histoire de ne pas régner sur le Luft. Ça semble être sa destinée... j’ai hâte de savoir s’il saura en réchapper, et si c’est le cas seul ou avec Olivia..?
On apprend aussi (ouf merci) que Tilma est en vie !!! Allez on a un peu d’espoir !
Merci pour ce récit
Comme LA j’ai beaucoup apprécié le point historique et la narration.
Bon courage pour la suite
C'est drôle comment tu perçoit Alek, mais finalement comme il était souvent avec Olivia c'est cohérent. J'espère qu'il n'apparait pas trop lisse non plus :P
Merci pour tes encouragements !
A+
Tiens, c'est intriguant ! Pourquoi Chilali Apovini, la cheffe du clan Dyami ne voudrait pas le revoir ? 😮🤔
D'accord, en fait je pensais que sa bosse était causée par ses ailes, mais non, apparemment ^^
Ouille, situation compliquée pour Alek 😬 Ce qui me rend d'autant plus curieuse : pourquoi ? Que s'est-il passé ?
J'ai encore beaucoup aimé ce chapitre, et je suis très curieuse (et impatiente hihi) de connaitre la suite ! 😄
• "tout dans la posture de Tarcle — ses poings serrée, la raideur de sa nuque" → serrés
• "Alek compris qu’Olivia et lui ne s’appartiendraient jamais entièrement" → comprit
• "Au nom de leur destiné, des hommes et des femmes se dresseraient en travers de leur relation et feraient obstacles" → destinée / obstacle
• "Aucuns rebelles, et à fortiori aucun Lufzans ne s’opposeraient à l’héritier légitime" → aucun rebelle / Lufzan
• "qui savait de quel genre de chantage dont il serait capable" → le "dont" est en trop 🤔😄
• "au palais d’Harfang, entouré d’une cour, qu’au milieu d’un champs d’ortie" → un champ d'orties
• "aucune confiance ne pouvait être accordée à ceux qui s’étaient rangé" → rangés
• "L’Ark doit continuer de diriger la résistance… le temps que nous soyons prêt" → prêts
• "Il n’avait pas précisé prêt à quoi" → 'prêts' aussi x)
• "Alek eu un hoquet de surprise : détournée, vraiment" → eut
• "Alek retourna à pas lent dans le fond de la grotte, plongé dans ses réflexions" → à pas lents
• "les plus vielles maisons avec leurs jolis toits de chaume datait des origines du Luft, entretenu amoureusement" → vieilles / dataient / si tu parles des maisons, c'est "entretenues" ^^
• "Sitôt qu’il entrerait dans les villages, les gens le reconnaîtraient et donnerait l’alerte" → donneraient
Jai hâte de développer le personnage de Chilali, je l'aime déjà beaucoup.
Tu en sauras bientôt plus sur ce qu'a fait Alek pour être autant détesté ;)
Merci à nouveau pour toutes les corrections !