Chapitre 4- Alice

Le claquement du papier sur la table me réveilla de ma torpeur. Je levai les yeux vers ceux glaciaux de mon père. Il s’impatientait, je le savais, chaque fibre de mon corps le sentait comme si des milliers d’aiguilles transperçaient ma peau. Un mal de tête énorme commençait à poindre le bout de son nez. 

— Je m’excuse Père… Je suis sorti des cours en retard aujourd’hui. Je…
— C’est ma faute, insurgea une voix à ma gauche, j’ai appelé Alice pour qu’elle récupère un cahier que j’avais prêté à un camarade.  

Mon père, David Heston, leva les yeux aux ciels, explicitement agacé. 

— Dégagez, aboya t’il. 

Une fois les deux jeunes hommes à mes côtés sortit, il reprit: 

— Tu as loupé ton rendez-vous. Il va falloir que tu te rattrapes Alice.

Mon cœur tambourinait dans ma poitrine, des griffes glacées enlaçaient mes tripes et un haut le cœur me prit. 

— Je suis désolé…

C’était la seule parade que j’avais. L’unique chance de m’en sortir. Je fermai les yeux dans un geste vain, quand enfin le couperet trancha. 

— Très bien. Retourne dans ta chambre. Les filles ont besoin d’une bonne nuit de sommeil pour être jolie. 

— Oui, père.

 Je tournai les talons et sortis de la pièce en silence sans demander mon reste. De l’autre côté de la porte, deux paires d’yeux bleus m’attendaient de pied ferme.  

— Comment ça s’est passé ?, chuchota, mon frère, d’un an mon cadet. 

Adonis portait un sweat vert trop large pour lui, celui dans lequel j’adorai m’emmitoufler quand je me sentais mal. Quelques larmes se bloquèrent dans le coin de mes yeux que je retenais en inspirant de grandes goulées d’air. 

— Ça va… chuchotai-je en retour. 

À ses côtés, Emris, mon grand frêre, bras croisé sur son torse, nous regardait. Il porta son index à ses lèvres, appel discret au silence, et de son autre main nous invita à rejoindre l’étage. Quelques mèches de ses cheveux blancs, volontairement décolorés après des heures enfermées dans la salle de bain et des vocalises hystériques sur les Pussycat Dolls, lui arrivèrent sur le visage. On montait les marches avec précaution comme si chaque pas pouvait nous mener à notre perte. Emris ouvrit la porte en bois sombre qui menait à sa chambre. Rien à voir avec la mienne: ici, les murs avalaient la lumière, ils respiraient une élégance contenue, presque intimidante. Un tapis épais étouffait le bruit des pas. Quelques coussins traînaient au pied du lit bas, où on les avait laissés après une nuit trop longue à ressasser des rêves, à parler de tout. Mais, sur le plafond, des lignes blanches coulaient, descendaient, se brisaient sur le mur derrière la tête de lit. Une cascade figée. Un orage pris au piège. Il arrivait qu’il active le mode automatique. Alors les néons palpitaient, s’allumaient, s’éteignaient, comme si la chambre battait au même rythme que ses nerfs. Une respiration calme, apaisante. L’atmosphère était sobre, intime. Exactement comme lui, une beauté qu’on n’ose pas déranger.
Adonis et moi prîmes place sur le tapis, près des coussins, tandis qu’Emris s’installa sur sa chaise de bureau qu’il glissa jusqu’à nous. 

— Alors …, commença Emris, comment ça s’est passé ?

Je levai les épaules, je n’étais pas sensé parler avec quiconque de l’arrangement entre moi et mon père. 

— Tu es sûre que ça va ? T’as l’air… bizarre, lança Emris, scrutant mon visage.
— Ne t’en fais pas pour moi, grand frère.

Je leur souris tendrement. C’était un mensonge poli, mais mes yeux, eux, avaient une envie soudaine de pleurer.

— Je te crois pas une seule seconde, répliqua Adonis.
— Je vais bien, finis-je par répliqué sèchement.

Ils me regardèrent en silence. Ils me connaissaient trop bien. Mes failles leur étaient familières, presque visibles. J’étais un livre ouvert. Mais, Emris, en grand frère attentif, sut quand il fut temps de lâcher prise. Il lâcha un regard vers Adonis, qui s’apprêtait à dire quelque chose, puis secoua la tête. Le brun se tue avant de reprendre. 

— Au fait, c’est qui la fille à qui tu parlais ?

Je le regardai, stupéfaite.

— Comment…
— Tss tss, je ne divulguerai jamais mes sources. 

Je plissai les yeux.

— C’était rien d’important… Je regardai pas où j’allais. Je l’ai juste bousculé à dire vrai, et elle m’a aidé à récupérer les partitions que j’avais renversées. C’est tout. Je sais même pas comment elle s’appelle.
— Mmh, fit Emris, un sourire à moitié formé sur les lèvres. T’as les joues rouges, Alice.
— C’est le froid.
— Ouais, bien sûr, répondit Adonis, moqueur. À l’intérieur, avec le chauffage.

Je levai les yeux au ciel, mais la chaleur me monta encore plus. Mes frères échangèrent ce regard complice, celui qui précédait toujours une taquinerie ou une bêtise partagée. Sauf que cette fois, je n’avais pas la tête à jouer.

— Vous avez fini ? soufflai-je.

Le silence retomba, dense. Loin, au rez-de-chaussée, un bruit de verre brisé fit vibrer les murs. Emris serra la mâchoire, Adonis sursauta. Moi, je ne bougeai pas. C’était devenu une habitude, ces petits craquements de colère de mon père, comme un orage qui prévient qu’il n’est jamais vraiment parti. Il n’avait jamais levé la main sur nous pourtant, mais il n’en avait pas besoin. Sa voix suffisait. Elle pouvait claquer, trancher, réduire au silence tout ce qu’elle touchait. Un mot, et tout le manoir retenait son souffle.
Je sentis ma gorge se nouer, les doigts crispés sur le tissu du tapis.
Et puis il y avait ses rendez-vous. Le secret éhonté que je portais en fardeau, même mes frères ne savait rien.

— Vous pensez que maman nous regarde de là-haut ? 

La question d’Adonis tomba dans le vide. Un silence brut. Emris tourna lentement la tête vers lui, un éclat douloureux au fond des yeux. Il s’approcha lentement, posa une main sur l’épaule d’Adonis. Le plus jeune ne leva pas les yeux, trop occupé à retenir ce tremblement qui lui montait aux lèvres.

— Hé, dit Emris, la voix basse, mais ferme. C’est pas grave si elle te manque, d’accord ?
Adonis fronça les sourcils, secoua la tête.
— J’suis pas un gamin.
— Personne a dit ça. Mais t’as le droit de… de la pleurer encore. On fait tous semblant que ça va, parce qu’on sait pas quoi faire d’autre.

Il fit une pause, laissa retomber sa main sur le bras de son frère.

— On n’a pas eu le temps de dire au revoir. Et c’est pas le genre de truc qu’on oublie. Même après dix ans.

Adonis releva enfin la tête. Ses yeux brillaient d’un éclat trop sincère pour être contenu.

— Père dit qu’il faut avancer.
— Père dit beaucoup de choses. Mais il n’a jamais su comment aimer, tu vois ? Nous, on peut apprendre à vivre autrement.

Un silence doux s’installa, celui qui vient après la tempête. Je les observai, le cœur serré et plein à la fois. Emris finit par ajouter, presque pour lui-même :

— Pleurer, c’est pas s’accrocher au passé. C’est la laisser marcher à nos côtés.

Et Adonis, sans un mot, hocha simplement la tête. Je n’avais pas pris part à l’échange, non, parce qu’une partie de moi venait de se briser à sa question. Est-ce qu’elle nous regarde de là-haut ?  J’espérai que non. Elle serait si déçue par ce que je suis devenu.  je pris une bouffée d'air, un voile protecteur revêtait mes épaules comme des mains attentionnées, une chaleur douce accompagnant mon front, comme un baiser déposé. Comme avant, quand maman me brossait les cheveux en fredonnant. Mais l’image se dissipa aussitôt, avalée par la honte.Chaque soir, je portais les robes qu’il choisissait. Chaque sourire que je forçais avait un prix. Mon père m’appelait « sa garantie », comme s’il s’agissait d’un titre d’honneur. Moi, je savais que j’étais la signature au bas de ses contrats, la caution de sa réussite.
Il disait que j’étais utile.
Que c’était pour la famille.
Que j’étais forte.
Je n’étais plus sa fille.
J’étais son arrangement.
Mais sous la soie, il n’y avait que des bleus invisibles, des traces qu’aucun miroir ne voulait renvoyer. Je levai les yeux vers le plafond, cherchant à y lire une forme, un signe, n’importe quoi. Rien que le vide. Et cette certitude qui me glaça : si maman voyait ce que je faisais pour lui… pour eux… elle détournerait le regard.
Je ne voulais pas qu’elle voie ce que j’étais devenu.
Mes doigts glissèrent sur le tapis, effleurant la laine rêche, comme pour m’ancrer quelque part. Emris détourna le regard, Adonis essuya d’un revers de manche les traces salées au coin de ses yeux. L’air se figea un instant. Puis, au loin, une horloge sonna. Trois coups étouffés qui résonnèrent dans ma poitrine comme un rappel. Le temps continuait, indifférent à nos ruines.

— On devrait dormir, murmurai-je.

Ma vue se brouillait depuis un moment, pas seulement à cause des larmes que je retenais, mais aussi à cause de mon mal de tête qui grandissait à vue d’œil. Adonis acquiesça, docile, épuisé. Emris hocha la tête sans un mot, mais je vis dans ses yeux qu’il ne fermerait pas l’œil de la nuit. Il avait ce don de garder le monde éveillé en lui, même quand tout dormait dehors. Je sortis la première. Le couloir sentait la cire et la poussière ancienne. Les portraits de famille alignés sur les murs me suivaient du regard, comme s’ils guettaient la moindre défaillance. À chaque pas, le parquet se plaignait doucement, craquant sous le poids de mes secrets. Quand j’atteignis ma chambre, j’hésitai à ouvrir. L’air derrière la porte semblait plus lourd, saturé de souvenirs. J’entendis un éclat de voix en contrebas, celle de mon père, basse, dure, accompagnée du bruit sourd d’un verre reposé trop fort.
Je refermai les yeux. Inspirai.
Et, lentement, je poussai la porte.
Tout était à sa place : le lit impeccablement bordé, le piano sans un grain de poussière, la fenêtre close. Rien ne trahissait ma présence, comme si j’étais de trop dans ma propre chambre. Sur le bureau sous un tas de partitions éparpillées, un carnet noir m’attendait, celui où j’écrivais quand les mots étouffaient . J’ouvrai à la dernière chanson en lice, celle que j’écrivais en secret et je notai :

“Je souris comme si rien ne m’avait jamais blessée,
Je dis que je vais bien, mais je tombe encore.
Personne ne voit les fissures sous ma peau,
Je reste muette à travers tout ça.
Mon souffle devient creux, doux et bas ....”

Je fermais le petit carnet et le jetai sur le bureau avec désinvolture. Je me sentais pathétique. Je posai mon front contre le meuble froid, et un sifflement de soulagement sortit de mes lèvres. J’avais mal à la tête, et mon front surchauffait. Je me levai.
Grave erreur.
Ce fut pire.
La pièce trembla autour de moi. Je me rattrapai de justesse à mon lit et m’assis dessus. Je fermai les yeux. Juste quelques instants et j’eus l’impression de tomber encore et encore. Était-ce ce qu’avait ressentis Alice en tombant dans le trou de lapin ? Quelque chose d’humide et de froid se posa sur mon front comme une salvation, je soupirai. Je reconnus le parfum d’Emris sans même ouvrir les yeux. 

— Qu’est-ce que tu fais là…?
— J’ai entendu un bruit bizarre, je suis venu voir si tout va bien. Tu es brûlante. J’appellerai l’université demain pour signaler ton absence et ferez venir un médecin. 

Je hochai la tête. Incapable de prononcer un seul mot de plus. Ma bouche était pâteuse et les mots que je choisissais devenait élastique entre mes lèvres. Emris posa une main sur mon épaule pour m’allonger, et la fraîcheur de sa paume m’arracha un frisson.

— Reste tranquille, murmura-t-il.

Je fermai les yeux. Les sons se diluèrent : le tic-tac de l’horloge, la respiration d’Emris, les battements désordonnés de mon cœur. Puis, dans la pénombre, des images vinrent se mêler au fiévreux brouillard : un piano, un rire d’enfant, le parfum de maman. Et, derrière tout ça, une ombre, celle d’une fille aux cheveux bruns et aux regards d'acier. 

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