Ce soir-là, je n’avais eu qu’un objectif en tête. La retrouver, par n’importe quel moyen. Hier sur le chemin du retour, j'avais mémorisé chaque pas, chaque intersection, au cas où pour une obscure raison, la carte sur mon téléphone ne fonctionne plus et me lâche consciemment loin de ma pianiste. Une fois arrivé, je m’approchai du petit portillon noir qu’elle avait traversé avant de disparaitre dans cette immense baraque. La boîte aux lettres ne retenait aucun nom, comme si chaque membre présent dans cette ville savait pertinemment à qui appartenait cette maison. Ma main toucha le portail et quelques instants après mon front s’y posa.
Était-elle là ?
Y avait-il un minuscule espoir pour qu’elle m’attende ?
Un son de piano répondit à ma question et un sourire narquois étira mes lèvres. J’observai les différentes fenêtres que mes yeux pouvaient atteindre. La musique semblait venir d’un balcon à la droite du bâtiment. J'escaladai le portillon et contournai la cour. Ici, le jardin était baigné par la lumière, un chêne m’y attendait sagement, bruissant sous la brise tandis qu'un ou deux oisillons hurlaient famine. Je grimpai sur l’arbre, m'agrippant aux branches écailleuses qui laissait des marques sur mes paumes. Hormis les notes de clavier, la bâtisse paraissait endormie. Je sortis mon appareil photo et le pointai vers la fenêtre, ajustant le zoom pour mieux l'observer. La première chose que je vis fut ses cheveux. Longs, bruns, attachés par une pince blanche. Elle dégageait sa nuque, offrant à mon regard une peau lisse et pâle. Attirée, je pris quelques clichés. Mon objectif scrutait chaque recoin de son corps visible : son cou, sa nuque qu’elle massait parfois pour soulager sa tension. Je me concentrai ensuite sur ses épaules fines et ses mains qui voletaient sur le clavier, douces et légères. Ses doigts étaient fins et élégants. Je déclenchai de nouveau l'appareil, capturant chaque mouvement.
Ce genre de photo me laissait généralement… pantoise.
Les photos prises sur le vif avaient un pouvoir magique : elles révélaient l'âme du sujet, sa beauté naturelle, sans fard ni artifice. C'était pour cela que je préférais travailler en extérieur, capturer l'instant présent, la spontanéité des gestes.
Ce genre de photo était des plus troublantes, des plus ambiguës. Ainsi, elles capturaient une part d'inconscient, une vérité cachée. Mais, parfois, le studio était nécessaire, pour créer une illusion, un monde artificiel où tout était sous contrôle. Mon père, qui m'avait transmis son savoir, avait construit un petit studio dans notre sous-sol, mon refuge quand j’en avais besoin.
Le contrôle.
Contrôler l’image était simultanément frustrant et captivant. Je restais toujours sur ma faim dans le studio, comme si je touchais du doigt une perfection sans jamais l’atteindre. Pourtant, j’avais tout tenté. De la junkie à la prostituée, de la joie à la tristesse crée par divers artifices. Rien ne me procurait satisfaction, rien n’était aussi parfait que l’émotion brute, qu’une peur réelle de mourir, ou qu’un apogée sexuel atteint entre deux amants. Néanmoins, une partie de moi, aimer ce pouvoir. Ce besoin viscéral d’ordonner et d’organiser mes sujets comme des pantins amovibles selon mon bon vouloir. Addictif.
Je reportai mon attention sur l'appareil photo. Elle avait tourné la tête vers la fenêtre, son visage se découpant sous le ciel crépusculaire. M'avait-elle vue ? Cette question me hantait. Mais, son visage restait impénétrable. Elle ferma les yeux, comme pour se protéger du monde extérieur, de mon regard insistant. Je dévorai chaque détail de sa silhouette, chaque courbe de son corps.
Elle sortit enfin de son immobilité, s'étirant avec une nonchalance qui me troubla. Son top bleu glissa sur sa peau, révélant un instant son nombril, une parcelle d'intimité volée. Le tissu remonta, dévoilant la courbe délicate de son ventre, la naissance de ses seins. Ses jambes, longues et fines, étaient moulées dans un short blanc.
Pitié que tu te sois rendu compte de ma présence. Et, que chaque mouvement soit un appel à te prendre. Amen
Je pris encore quelques clichés, profitant des derniers rayons du soleil qui illuminaient sa peau d'une lueur dorée. L'appareil photo vibra doucement entre mes mains tandis que je zoomais sur son visage.
La nuit tombait rapidement, enveloppant le domaine d'une ombre mystérieuse. Il était temps de rentrer. Un soupir m'échappa.
Soudain, nos regards se croisèrent. Ses yeux me fixaient à travers le feuillage. Elle avait dû entendre le déclic de l'appareil ou mon soupir bruyant. Maintenant, elle m'observait à travers ce rideau de feuilles, qui dissimulait mon identité, me transformant en observatrice invisible. La brise emportait vers moi, une odeur de pivoine et de bois de santal. Son délicieux parfum me rendait complètementt dingue. Elle plissa les yeux, cherchant à percer le mystère de ma présence.
En revanche, son visage, qui m’inspirait une vision de pureté et d'innocence, le genre qui enflammait mes désirs les plus profonds, trahissait un regard effarouché, une nymphe de la forêt dérangée en pleine pudeur. Tu étais un poison doux qui se répandait dans mes veines. J'étais envoûtée, prisonnière de ta beauté éthérée. Elle était une œuvre d'art vivante, une source d'émerveillement. Un sourire carnassier se dessina sur mes lèvres. J'avais attiré l'attention d'une petite luciole. Et, j'étais prête à l’attraper. L'excitation montait en moi, faisant battre mon cœur plus vite. Je rangeai mon appareil photo, le souffle court, les sens en éveil.
La traque commençait.
Je redescendis de l’arbre sans la quitter des yeux. Chaque craquement de branche me paraissait assourdissant, trahissant ma présence. Mon cœur battait à un rythme insensé.
Était-ce le petit exercice physique que je m'étais infligé ?
Sûrement.
L’air sentait la pluie qui s’annonçait, le métal humide, et ce parfum persistant de pivoine. Je fis un pas, puis un autre. Chaque gravier sous mes semelles résonnait trop fort.
J’étais à découvert, et pourtant j’étais invisible.
Je restai là un petit moment avant que quelques gouttes d’eau finissent par atterrir sur ma main. Je décidai de me retirer à ce moment-là et grimpai la clôture, me retrouvant de nouveau dans la rue. Je jetai un énième regard aux petits balcons. Un rideau rose avait été tiré. Alors je tournai les talons. Le trajet jusqu’à chez moi fut silencieux. Trop pressée de me retrouver dans la chambre noire.
C’est trempé et transpirante que je m’enfonçais dans ma propre maison. La pluie s’était déchainée et mes pas furent si rapides que j’eus fini le chemin en courant. Je me ruai vers la chambre noire, uniquement pour constater qu'elle était ouverte. Je clignai des yeux devant la masse devant moi.
— Papa ?
Il pivota, visiblement aussi surpris que moi.
— Comment tu… ? , Chuchotai-je.
Il fit tournoyer une clé autour de son doigt. Le passe-partout de la maison.
— Que fais-tu ici ?
— Je pourrai te poser la même question, princesse.
Il pencha la tête sur le côté, souriant en coin, comme si la situation l’amusait grandement.
— Je viens développer des photos. Répondis-je, nonchalante, haussant les épaules.
Il plissa des yeux. Il se contenta de hocher la tête et m’indiquant la porte, il me poussa à travers.
— Je suis là aussi pour développer des photos. Ta mère qui dort après la baise est une image trop attrayante pour ne pas l’immortaliser. Je compte les lui montrer demain et espérerai que ça l’excite pour un nouveau round.
Je grimaçai. Parler de sexe avec mon père ne me gênait pas. Le lancer sur le sujet de ma mère était un défi différent que je n’appréciais guère. Il sourit d’autant plus en voyant mon visage.
— Ta mère peut vachement être délicieuse quand elle vient mettre sa bouche sur ma…
— Papa. L’avertis-je tandis qu’un rictus se déployait sur son visage.
— Bref, j'ai fini, la salle est à toi.
Je hochai rapidement la tête en fronçant les sourcils.
— Je t’aime, princesse.
Il m’adressa un câlin léger avant de se tourner et de quitter le studio, les mains dans les poches. Ce que je détestais, ce mot, « aimer », ce mot grésiller dans mes oreilles comme un mot inconnu et un précepte que je ne connaissais que trop bien. Je voyais les autres autour de moi « aimer ». Mon père adorait ma mère. Mon frère, ses peintures. Ou mes camarades, leurs hobbies divers comme à n'y rien comprendre, le dernier boys band à la mode qui éclatait les scores d’audience grâce à des groupies fanatiques qui espéraient vainement devenir leur prochaine muse.
Je ne comprenais pas.
Bien sûr, j’avais la photographie, c’est ce qu’on pourrait rapprocher le plus d’une passion je suppose.
Pourtant cela ne me provoquait rien.
Je ne ressentais aucune attache particulière à la photo, je pouvais m’en défaire comme d’une chaussette trouée. La photographie m’a servi d’interface. Je traduis mon monde à travers un objectif, parce que sans ça, il n’a pas de texture. Les visages, les ombres, les gestes, tout prend enfin un sens sur le papier. C’est la seule manière que j’ai trouvée pour m’assurer que ses émotions existaient. Au fur et à mesure du temps, j’avais fini par croire que je n’étais qu'un écho, qu’une surface trop polie. Les émotions des autres me frôlent, me glissent dessus, mais ne s’ancrent jamais. J’ai passé des années à tenter de comprendre comment les gens parviennent à… ressentir.
À s’attacher.
À souffrir même, mais sincèrement.
Chez moi, tout se figeait avant d’atteindre le cœur. Je ne crois pas avoir jamais aimé. Ni un être humain, ni un souvenir, ni même une idée. Et si je dis « je crois », c’est uniquement parce que je n’en ai aucune preuve, aucune mémoire.
Il n’y a qu’un calme persistant, parfois percé d’une tension brève un instinct, un réflexe animal, une rage.
Peut-être que c’est ça qui m’a conduite vers elle.
Pas un sentiment, pas un manque.
Juste la curiosité brute de quelqu’un qui veut enfin découvrir ce que les autres ressentent. Et, pour la première fois, j’ai eu l’impression que cette fille au piano pouvait me servir de miroir.