Chapitre 4 - Au Poney Pochtron - Partie 2

Deux assiettes firent leur apparition à la table cinq, où Colomban et Silas patientaient.
—     Voilà, voilà, sourit la jeune serveuse. Ces messieurs sont servis !
—     Déjà ? se réjouit le fossoyeur. C’est du rapide ! Merci beaucoup !
Les deux hommes inspectèrent d’un rapide coup d’œil le contenu de leur plat. Une couronne de pomme de terre dorées à point, luisantes de graisse animal, entourait deux cuisses parfaitement grillées de volaille.
—     Ça a l’air succulent ! continua Silas, à l’adresse de la serveuse.
Celle-ci prit un air ravi et lança un sourire mutin à l’homme.
—     Merci ! J’en ferai part au chef. Ça lui fera plaisir !
Depuis une autre table, autour de laquelle des clients assoiffés s’impatientaient visiblement, on héla la jeune femme.
—     Hé ! Petite demoiselle ! Y a pas que les fossoyeurs et les menuisiers dans la vie ! Nous aussi on a faim et on a soif ! Salut Silas ! Salut Colomban !
Ces derniers leur répondirent en levant leurs chopes. La jeune femme se tourna vers les trois hommes tout sourire qui venaient de l’interpeller. Elle s’inclina vers Silas, en le regardant droit dans les yeux.
—     Excusez-moi, mon devoir m’appelle. Mais je reviendrai, ne vous inquiétez pas !
—     Vous êtes tout excusée ! l’encouragea Colomban. Nous, on va en profiter pour faire honneur à ces plats. Pas vrai, Silas ? On attend sagement votre retour. On bouge pas d’ici.
Elle lança un dernier sourire au fossoyeur qui opina. Alors que la jeune femme approchait à grand pas de l’autre table. Il s’était déjà emparé d’une fourchette. Mais Colomban ne l’entendait pas de cette oreille. Il se pencha vers l’oreille de son ami.
—     Bon. Silas. Faut qu’on parle.
—     Elles sont délicieuses ces pommes de terre ! C’est le nouveau chef qui les a faites ? Celui qui a remplacé Graisse-paix-à-son-âme ?
Colomban soupira. Il s’appuya contre le dossier de sa chaise qui émit un long grincement de supplice.
—     Celui-là ? Non, il a pas fait long feu… Du jour au lendemain, hop, il avait disparu. On n’a plus entendu parler de lui. Heureusement, y a un autre gus qui s’est présenté le même jour pour le poste ! Tu parles d’une chance ! Et il est pas mauvais, t’as raison. C’est c’ui là qui cuisine.
Le menuisier se frotta le menton, l’air pensif.
—     D’ailleurs, c’est marrant. Maintenant que j’y réfléchis, c’était à peu près en même temps que la petite serveuse est arrivée. Petite serveuse dont on doit parler, Silas, je te le rappelle.
Le fossoyeur grogna.
—     T’as de la suite dans les idées, Coco.
Colomban sourit de toutes ses dents.
—     Et c’est là mon moindre défaut ! Mais bon sang, Silas, t’as vu comme elle te sourit !
Le fossoyeur soupira.
—     Coco, tu n’es pas sérieux. Elle a quoi, vingt ans ? Je dois avoir deux fois son âge.
—     Vingt ans, toutes ses dents, et des sourires rien que pour toi, l’ami.
—     Tu me charries. T’as vu comme elle est…
Silas s’interrompit, de peur d’en dire trop. Mais c’était sans compter sur Colomban qui rattrapa la phrase au bond.
—     Jolie ? Oui, oui. J’ai vu. Et ça empêche quoi ? Si tu te rasais de temps en temps, que tu investissais dans un peigne et que tu troquais ton éternel cape noire contre des vêtements plus seyant, toi aussi tu serais presque potable !
Le menuisier partit d’un grand rire pendant lequel le visage de Silas, lui, se rembrunit.
—     J’ai pas le temps pour ça, Coco. J’ai mon travail. Et puis j’ai Pousse. Pour finir, je te rappelle que je suis fossoyeur et qu’un fossoyeur, ça doit présenter d’une certaine façon. C’est comme un menuisier. Tu te méfierais pas, toi, d’un menuisier qui te recevrais vêtu comme un nobliau ? Ben dans ma profession, c’est la même chose. Y a des cases à cocher, un code à respecter. La cape, pour ne citer qu’elle, en fait partie.

Colomban engouffra un gros morceau de pomme de terre dans la bouche. Tout en machant, il pesa et soupesa les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer, mais la bière commençait déjà à imposer ses effets. Chaque mot pése moins lourd, lorsqu’il est imbibé d’alcool.
—     Si je dis ça, c’est aussi pour Pousse, tu sais. T’as pas envie qu’elle… enfin, je dis pas que tu t’occupes pas bien d’elle, hein ? Non, non. Mais elle a peut-être besoin, tu sais, d’une maman. – une idée le traversa – Enfin, ça peut être aussi un deuxième papa. C’est comme tu veux.
Silas leva les yeux au ciel – enfin… vers le plafond bas et sale, duquel pendaient quelques toiles d’araignées peu ragoutantes.
—     Pousse n’a besoin que de moi. Tu sais, enfin… Elle est… Tu sais… ce qu’il s’est passé au cimetière, l’ot’ fois… Pousse est particulière. Je veux pas que quelqu’un d’autre vienne fourrer son nez dans nos affaires. Tu comprends ?
—     Vous êtes seuls, tous les deux, Silas. Tu es seul et Pousse est seule. Pour toi, c’est un choix. Encore que ça se discute. Mais pour elle ?
Ces propos sonnèrent comme une forme de sentence. Comme un glas. Ils étaient deux ! Ils ne pouvaient pas être seuls ! Et pourtant… Le fossoyeur toisa son ami d’un regard oblique. Il n’ajouta rien.
—     Je vous resserre, messieurs ?
Le fossoyeur et le menuisier sursautèrent à l’unisson et levèrent de grands yeux vers la serveuse. La jeune femme souriait, les mains croisées sur le bas de son ventre, la tête penchée sur le côté. Elle attendait patiemment. Depuis quand était-elle là ? Comment avaient-ils fait à ne pas la remarquer ?
—     Z’êtes sacrément discrète, dis donc ! Oui, on reprendra leurs sœurs jumelles ! indiqua Colomban en montrant les deux chopes vides.
La jeune femme s’en repartit à nouveau vers la cuisine.
—     Je sais que depuis que… Rosa est… partie, tu as eu tendance à te refermer sur toi-même, Silas.
—     Parle pas de Rosa, s’il te plait. Elle n’est plus là. On y peut rien. J’ai fait mon deuil, tu sais. Ça n’a rien à voir.
Colomban soupira.
—     Tu en es bien sûr ? Ça remonte à quand ? Quinze ans ?
Silas s’agita sur son siège. Tout à coup, il se trouva mal assis. Cette conversation commençait à lui peser. Peu importait que la serveuse revînt ou non, mais là, tout de suite, sa bouche lui sembla désespérément sèche.
—     Ça fera dix-sept ans et trois mois jeudi prochain, Coco. Et je te répète que ça n’a rien à voir.
—     Et en dix-sept ans et trois mois, répéta Colomban, tu n’as jamais vu d’autre femme. Même avant que Pousse n’arrive.
—     Ça me convient.
—     Tu portes toujours ton alliance, Silas.
La jeune femme apporta deux nouvelles chopes et les déposa devant eux.
—     Et voilà ! Deux bières bien fraiches !
—     Merci beaucoup, mademoiselle.
Elle se pencha vers eux.
—     Désolé pour mon indiscrétion, j’ai écouté malgré moi. Vous avez une fille ?
Les sourcils de Silas se froncèrent.
—     C’est possible.
Tout, dans l’expression du fossoyeur, indiquait que l’existence de Pousse ne concernait aucunement une serveuse du Poney Pochtron, fut-elle jolie et avenante. L’agent Saria le sentit, mais ce n’était certainement pas un simple fossoyeur de province qui allait lui résister. De son plus beau sourire, elle s’exclama :
—     Ho ! Mais c’est merveilleux ça ! Vous avez l’air d’être un super Papa, en plus ! Je suis certaine qu’elle vous aime beaucoup.
Silas continua de la regarder, sans rien ajouter.
—     Ça me fait penser que j’ai quelques bricoles, de quand ma sœur et moi étions petites. Vous savez… des trucs de filles ! Des rubans, des jolis peignes… Peut-être que ça lui ferait plaisir d’y jeter un coup d’œil ?
Silas fut désarçonné. Il était maintenant sur le terrain des « trucs de filles ». Terrain accidenté auquel il ne connaissait strictement rien. Il glissa un regard en coin à Colomban dans la quête un peu vaine d’un quelconque soutien. Le menuisier hochait frénétiquement la tête dans un sourire démesuré.
—     Je… hésita le fossoyeur. Je ne sais pas… Faut que j’y réfléchisse.
La fille hocha la tête.
—     Super ! Vous me ferez signe quand vous voudrez !
—     Oui, d’accord. Faisons comme ça.

Silas décida qu’il était plus que temps de reprendre la soirée en main. Non pas que la conversation de Coco l’ennuyait, mais elle était trop accès, ce soir en tout cas, sur l’entremise. Plus le temps passé, et plus Silas se disait qu’il était tombé dans une sorte de traquenard. Cela ne pouvait plus durer.
Il se leva.
—     Tournée générale pour tout le monde ! s’écria-t-il.
Au comptoir, les philosophes relevèrent la tête dans un même mouvement coordonné.
—     Ouaaais ! explosèrent-ils à l’unisson. SI-LAS ! SI-LAS ! SI-LAS ! Ouais !


Le fossoyeur se rassit, l’air ravi, alors que les vivats allaient encore bon train. Les occupants du Poney tapaient des pieds et des mains pour fêter la bonne nouvelle. Une soirée au PP sans tournée générale, ce n’était pas vraiment une soirée, tout juste un laps de temps entre un jour et son lendemain. Du temps perdu, en somme. Par son annonce, le fossoyeur venait de transformer un laps de temps en moment festif. Car comme chacun sait, les tournées générales n’aiment pas la solitude. Une autre lui répondrait, et une autre encore. Ce soir, à nouveau, le sol collerait et les têtes tourneraient. Des dessous de tables seraient aménagés en dortoir de fortune. Bref, une vraie soirée au Poney Pochtron. À ses côtés, Colomban rit de bon cœur.
—     T’es fier de toi ? demanda-t-il.
—     Ouaip ! Et pas qu’un peu ! Il est grand temps de s’amuser un peu.

 

***

 

—     Le pe.tit ca.nard ai.me na.ger dans la marre.
—     C’est bien, Pousse, continue.
Ainsi encouragée, l’enfant pointa son index sur la ligne du dessous.
—     Son a.mi le cra.p… A et U ça fait O, c’est ça, hein, et le d, on le lit pas, hein ? le cra.pÔ joue avec lui ! Son ami le crapaud joue avec lui !
—     Bravo ! C’est parfait ! Tu fais de gros progrès !
La petite fille plongea ses yeux dorés entourant ses pupilles félines vers son père. Elle sourit de toutes ses dents.
—     Je sais lire ! annonça-t-elle.
Silas hocha la tête.
—     Oui, je pense qu’on peut dire ça.
Pousse trépigna sur sa chaise.
—     Alors, ça veut dire qu’on va pouvoir arrêter tout ça ? Et que je vais pouvoir aller jouer ? Y a Pierrot qui m’a dit que je pouvais jouer avec lui ! Il a dix ans et demi, tu sais ?
Le fossoyeur sourit. Depuis la soirée au Poney Pochtron, durant laquelle Pousse avait passé la soirée chez Colomban, avec sa femme et ses enfants, la petite fille s’était lié d’amitié avec le fils aîné. Depuis, il n’y en avait plus que pour lui.
« Pierrot a attrapé un oiseau »
« Pierrot a dix ans ! »
« Pierrot et moi, on est amis pour la vie »
« Je veux aller jouer avec Pierrot ! »
En l’espace de quelques jours, les deux enfants étaient devenus inséparables. Colomban lui rapportait que c’était la même chose de son côté : Pierrot ne parlait plus que de Pousse.
—     On va finir par les marier ! s’amusait-il.

Bon ! Pour le mariage, on n’en était pas encore là, mais Silas ne voyait pas d’inconvénient à ce que ces deux-là s’amusassent ensemble. Bien au contraire. Il était ravi que sa fille fût davantage entourée par des enfants de son âge. Dans un coin de sa tête de fossoyeur, les mots de Colomban résonnaient encore.
« Vous êtes seuls, tous les deux, Silas. Tu es seul et Pousse est seule. »
Une pensée parasite bien involontaire s’imposa à lui. Le visage souriant de la serveuse du Poney. Elle avait l’air gentille, et attentionnée. Et si Colomban disait vrai ; et s’il avait ses chances ? Est-ce que ça valait le coup d’essayer ? Est-ce que ce serait bien ?
À son annulaire, son alliance la démangea.
« Rosa… Tu me manques tellement… Que dois-je faire ? »
—     PAAAAAPAAAAA ! Tu m’entends ? Ouuuh ouuuuh ! PAAAPAAAA.

Il fut sorti de ses pensées par Pousse. Ses yeux cessèrent de scruter le passé, de remuer les ténèbres intérieures pour revenir au prèsent. Présent pendant lequel sa petite fille lui passait une main devant la figure tout en s’égosillant dans ses oreilles.
—     Ho ! Pardon ! Je pensais à autre chose. Continuons encore un peu, d’accord ?
La fillette prit un air boudeur.
—     T’as rien écouté de ce que j’ai dit, hein ? – elle ouvrit tout à coup de grands yeux – Y a quelqu’un dehors !
—     Quoi ?
En un bond il fut debout. Sa chaise tomba derrière lui. En deux enjambées, il fut à l’entrée. La fillette lui emboîta le pas. Quand ils furent tous deux face à la porte verrouillée à double tour, Silas se tourna.
—     Reste derrière. On sait jamais.

Pousse n’avait jamais compris l’appréhension de son père quand quelqu’un se présentait chez eux. En une fraction de seconde, il n’était plus le même. Sa respiration était plus rapide. Il transpirait. Jamais elle n’avait compris donc, jusqu’à ce que ce dernier ne narrât au vieux ce qu’il s’était passé, presque huit années plus tôt, au cimetière.
Ce devait être lié, estimait-elle avec sa raison d’enfant. Mais Pousse se disait quand même que c’était un peu curieux, car hormis tonton Coco, peu de gens franchissait le portillon des Picsapin.
Cependant, Pousse devait admettre une chose : l’émotion paternelle était contagieuse. Elle-même se mit à trembler, sans qu’elle comprît vraiment pourquoi.
—     T’as peur que ce soient les méchants messieurs qui reviennent ?
Silas se pencha vers elle. Il posa sa paume sur sa tête. La petite fille se sentit en sécurité. Elle se détendit. Rien, absolument rien de mal ne pouvait arriver avec son papa à ses côtés. Il la protégerait contre tout. Elle se serra contre sa jambe.
—     Les méchants messieurs ? Non ! Non, bien sûr que non ! se força-t-il à rire. J’ai pas peur, voyons ! C’est juste que j’ai pas l’habitude. Et puis y a rien de mal à être prudent.
Il entrebâilla la porte, avant de l’ouvrir en grand. De profondes rides sillonnèrent son front surpris.
—     C’est qui, cette dame, Papa ? Tu la connais ?
Silas regarda d’un œil circonspect la serveuse du Poney Pochtron qui les saluaient d’un signe de la main. De l’autre, elle tenait un grand sac.
—     Hum. Oui. C’est… - il réalisa qu’il ne savait pas comment elle s’appelait. - Elle est gentille, continua-t-il.

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