Chapitre 4 - Au Poney Pochtron - Partie 4

Silas aurait préféré faire un sort à la tourte à la daube juste entre père et fille. Mais cela n’avait pas été possible. En premier lieu, bien que ce fut là l’argument le moins décisif, il s’était bien rendu bien compte que pousser Saria dehors juste avant de passer à table aurait pu être perçu comme relativement inconvenant. Mais il était prêt à passer outre l’impolitesse et les mauvaises manières. Non, celle qui fit que la jeune femme restât déjeuner avec eux, la véritable l’instigatrice de ce repas à trois, ce fut bien évidemment Pousse.

La fillette ne pouvait effacer son expression d’admiration béate devant la serveuse du Poney. Cependant, l’invitation à rester partager le déjeuner ne venait pas.
—     Je vais mettre la table, annonça Silas.
Il se leva et se dirigea vers le vaisselier. Il en sortit deux assiettes. Ce détail n’échappa pas à la vigilance de Pousse.
—     Papa ! Tu t’es trompé ! Nous sommes trois, aujourd’hui !
Le fossoyeur hésita. Son regard descendit vers sa fille. Les yeux de cette dernière lui sortaient presque des orbites. Puis son attention glissa vers la jeune femme, toujours assise, qui attendait patiemment que son sort fût décidé.
« C’est vrai qu’elle est jolie… »
Immédiatement après, une autre pensée lui vint.
« Mais… et Pousse… je dois la protéger ! Personne ne doit savoir ! »
Puis, une autre, plus profonde.
« Et puis Rosa… Serait-elle d’accord ? Je ne veux pas la trahir… »
Il resta planté là, indécis, au milieu du salon. Quelque chose lui soufflait de ne pas laisser la jeune serveuse du Poney rester avec eux trop longtemps.
« Rosa… oui, mais Pousse est là. Et Pousse aime bien Saria. Rosa n’est plus là, elle… »
Un pincement étreignit le cœur tiraillé de l’homme. Il ne voulait pas se montrer égoïste avec sa petite fille. Ce qu’il pouvait ressentir, c’était un problème de grande personne. Pousse n’en était pas responsable. Elle n’avait pas à subir les suites non parfaitement cicatrisées de ses blessures passées.
—     Pardonne mon papa, Saria. Parfois, il est un peu bizarre. Mais il est gentil.


La petite fille passa à côté de lui et alla elle-même chercher une troisième assiette qu’elle posa à table devant la jeune femme. Cette dernière interrogea Silas du regard, dans un léger sourire. Deux petites fossettes naquirent sur ses joues.
« C’est vrai qu’elle est jolie… »
Le fossoyeur soupira. Il était plus que temps de prendre une décision.
—     Vous voulez bien partager notre table ? l’invita-t-il.
Après tout, il ne s’agissait que d’un repas. Rien de plus, rien de moins. Il espéra ne pas commettre une erreur.
—     J’accepte avec plaisir ! se réjouit-elle. – elle se leva à demi – Excusez-moi, mais… j’aurais besoin d’utiliser vos sanitaires.
Silas se raidit. Il se confondit en excuse. Bien sûr, elle pouvait y aller ! La pièce d’eau était située juste-là, au fond du couloir à droite. Pousse et lui-même termineraient de mettre le couvert, en l’attendant.
Saria s’inclina, avant de disparaître par l’endroit indiqué. Elle passa devant une première porte, qu’elle entrouvrit. Elle découvrit une chambre au mobilier spartiate. Un lit parfaitement fait, un chevet sur lequel se dressait une lampe à huile bien solitaire. Il ne faisait aucun doute que c’était là que le père dormait. Elle étudia rapidement les lieux de son regard expert. Elle referma derrière elle.
La seconde porte cachait une chambre plus petite. Une unique fenêtre étroite laissait entrer la lumière chaude du soleil à son zénith. Un petit lit, tout drapé de rose, une table basse, recouverte de feuilles gribouillés et de crayons de couleur. Une haute armoire.
Sans bruit, Saria s’approcha du meuble. Avec discrétion, elle tira sur une des deux poignées. Par chance, les gonds ne grincèrent pas. Cependant, sa recherche fut vaine ; elle n’y trouva que quelques vêtements pliés, usés jusqu’à la corde.
Il semblait que rien, dans cette maison, ne laissait apparaître la moindre activité magique. En voulant retourner à la porte, une latte du parquet grinça sous ses pieds.
—     Merde ! lâcha-t-elle entre ses dents.
La jeune femme retint son souffle, espérant que ce bruit n’ait pas trahi sa présence. Elle rejoignit le couloir, avant de sursauter.
Picsapin se tenait juste-là, devant elle.
—     Ce ne sont pas les sanitaires, coassa-t-il, l’air suspicieux.
Elle prit l’air le plus apitoyant qu’on pût imaginer.
« Par la peste ! Voilà bien quelqu’un sur ses gardes. Si tu n’as rien à cacher, mon petit père, pourquoi tant de mystères ? »
—     Oui ! J’avais remarqué ! gloussa-t-elle tout haut. Vous m’aviez dit à gauche, c’est bien ça ?
Silas secoua la tête.
—     Non, à droite, mademoiselle, juste-là.
Il lui indiqua la troisième porte. La jeune femme rit nerveusement.
—     Veuillez m’excuser, je n’ai aucun sens de l’orientation. Je suis confuse !
—     Y a pas de mal.
Elle disparut dans la pièce d’eau dont elle verrouilla l’accès.
Silas attendit un instant. Il surveilla que la porte ne se rouvrît pas. Enfin, quand il fut bien certain qu’il n’y avait plus aucune chance que la jeune femme se perdît une nouvelle fois, il se retourna. Passant devant la chambre de Pousse, il fit glisser lentement la porte sur ses gonds. Rien, lui semblait-il, n’avait bougé.

Quelques instants plus tard, ils se retrouvèrent donc trois, à table, autour de la tourte à la daube, spécialité de l’agent Courtois. Saria retira alors ses lunettes, avant d’en replier les branches. Elle glissa le tout dans une poche de son chemisier. Ses grands yeux bleus, délivrés de leurs fragiles prisons de verre, brillèrent de tous leurs éclats.
Pousse la dévisagea.
—     Plus tard, lui souffla-t-elle, je veux être comme toi.
—     Ho, lui répondit Saria. C’est gentil, mais tu sais, tu seras certainement bien plus belle !

L’agent des renseignements ne pouvait ignorer les yeux de la petite fille. Ce fut la première chose qui l’avait marquée lorsqu’elle l’avait rencontrée. Ça, et le gant noir qui couvrait constamment sa main gauche. Cependant, elle était confrontée à un dilemme. En parler de but en blanc pourrait éveiller des soupçons chez Picsapin mais ne pas les évoquer du tout serait probablement plus dommageable encore. Saria attendait le bon moment. Intérieurement, elle comptait sur Pousse pour amener naïvement le sujet, sans qu’elle y fût contrainte elle-même.
—     Tu as des yeux bleus si jolis… soupira la petite fille. J’aimerais tellement avoir les yeux bleus.
Ce fut là sa chance. Servie comme sur un plateau. D’un geste volontairement exagéré, elle balaya le complément d’un revers de main.
—     Le bleu c’est une couleur banale ! Tu as vu tes yeux à toi ! Ils sont incroyables ! Depuis que je t’ai rencontrée, tout à l’heure, je me dis : ho, mais quelle couleur magnifique ! Et cette forme ! Pour un peu, on dirait des yeux de chat !
Dans l’angle de son regard, elle perçut le fossoyeur qui se tortillait sur sa chaise. Elle venait certainement de soulever un point sensible. La petite fille soupira.
—     Je sais pas… Tout le monde me parle de mes yeux. Mais la plupart du temps, on me dit juste qu’ils sont bizarres, ou étranges. Pas qu’ils sont jolis.
—     Je comprends, admit la jeune femme. C’est vrai que c’est pas une couleur banale. – il était temps de se lancer. Elle se tourna vers Silas – D’où ça lui vient ? De sa mère ?
L’homme haussa les épaules.
—     Je n’en sais rien du tout, mentit-il. Pousse est ma fille, mais nous ne partageons pas le même sang. Je l’ai adoptée il y a des années. Elle avait été abandonnée… Je ne sais pas qui sont ses vrais parents. C’est vrai qu’elle a des mirettes qui sont pas courantes. – puis, il crut bon d’ajouter, mu par un réflexe ancien – Elle a pas les oreilles pointues, en tout cas.
Saria fit la moue. De toute évidence, il y avait derrière cette forme singulière des pupilles, et ce doré des iris, un secret que le fossoyeur ne voulait pas partager. La jeune femme en était persuadée : l’homme en savait bien davantage qu’il le prétendait.
—     C’est triste… mais elle est bien tombée en tout cas. Vous avez l’air d’être un très bon père.
—     Merci.
Un silence s’installa, pesant, lourds des secrets conservés d’un côté, et de la convoitise de les découvrir de l’autre. Une fois ne fut pas coutume, ce fut Silas qui le rompit.
—     En tout cas, votre tourte est un pur délice !
Saria rougit.
—     Merci, mais ce n’est pas grand-chose.
—     Si, si ! Pousse en a assez de ma nourriture parce que… je cuisine beaucoup de petits pois, voyez-vous ?
La fillette sursauta. Elle s’exclama vivement :
—     Tu ne cuisines que des petits pois !
Les deux adultes partagèrent un sourire amusé.
—     Enfin… hum. Bref ! Si par hasard, un de ces jours, vous voulez bien partager avec moi la recette de votre plat, ce serait vraiment un honneur, et un grand service que vous rendriez à notre famille.
Saria inclina la tête.
—     Vous me faîtes trop de compliments, votre fille et vous. Attention ! Je vais finir par y prendre goût !

 

***

 

—     Et ça s’est arrêté là ? interrogea l’agent Courtois.
Saria qui était debout face à lui, hocha la tête.
—     Oui, Sire. Je ne pouvais pas insister davantage sans éveiller les soupçons de Picsapin. Cet homme cache des choses, c’est évident.
Courtois ne répondit pas tout de suite. Il se tourna vers la fenêtre ouverte. Un léger courant d’air s’immisçait dans la petite chambre. À l’extérieur, parmi le piaillement des oiseaux, on pouvait percevoir les grognements plaintifs de Grolardon qui montaient depuis la cour.
—     Le porc est malade, annonça-t-il.
—     Je sais, admit-elle. Il s’en remettra, je pense.
« Certainement les restes de poison qu’a ingurgité le pigeon, devina Saria. Mais les doses étaient trop faibles pour tuer une bête si grosse. »
Elle se mordit l’intérieur de la joue. Elle aurait dû être plus prudente. Ce maudit porc avait le foie sensible. De toute façon, il était impensable que son supérieur fît le lien entre une bête indisposée et elle.

Il tapota le bois de la table du bout de ses doigts.
—     Il a dû manger un truc qu’il ne fallait pas, continua Courtois. Ça arrive, parfois, avec les porcs. Mais c’est tout de même étrange. On ne lui donne que les restes de la cuisine.
—     Je ne savais pas que vous vous intéressiez aux cochons, Sire.
Courtois se tourna vers elle, la dévisageant de ses yeux froids.
—     Je m’intéresse à tout, agent Saria. Tout peut devenir une preuve, tout peut être un indice. Le détail le plus trivial peut s’avérer être la clé. Il m’est déjà arrivé d’inculper quelqu’un pour des chausses mal lacées.
Il se retourna vers la fenêtre, regardant pensivement les trois graines posées sur le rebord.
—     La réponse de CastelVille tarde vraiment à arriver. Ça aussi, c’est étrange.
Saria haussa les épaules.
—     Vous aviez dit la dernière fois qu’ils ne répondaient pas forcément.
Courtois garda le silence pendant un instant.
—     Oui, vous avez raison. Voyez-vous, agent Saria, notre métier consiste à faire des liens entre des éléments qui peuvent être infimes. Mon intuition me dit qu’il se passe dans ce village des choses inhabituelles. Des choses que je compte bien découvrir.
—     Oui, Sire.
—    Donc, pour en revenir à votre rencontre avec les Picsapin, qu’avons-nous pour le moment ? Il est évident, d’après les faits que nous avons rassemblés que l’un des deux est à l’origine des événements du cimetière. Mais lequel ?
Saria fit mine de réfléchir.
—     Je n’ai pas pu fouiller leur logis de fond en comble, mais une rapide inspection visuelle n’a rien donné. Il n’y a aucun livre de magie, pas le moindre objet ni indice chez eux qui pourraient donner à penser qu’ils s’adonnent à l’art occulte.
—     Et pourtant, c’est forcément l’un d’eux. Vous m’avez indiqué que la gamine avait une huitaine d’années. C’est trop jeune pour lancer un sort de l’ampleur de celui du cimetière. – il hésita – Mes informateurs sont formels sur ce point. On pourrait donc penser que c’est le père qui en est l’auteur. Cependant… il y a cet indice… cette particularité physique que la petite porte. On ne peut pas mettre ça de côté sous prétexte que cela nous gêne.
—     Vous avez raison, Sire.
Fait rare, l’agent Courtois étira les lèvres. Était-ce un sourire qui se forma à leurs encoignures ? Il hocha la tête.
—     On les aura. Ne vous inquiétez pas pour ça, agent Saria. On les aura. Il nous faut juste un peu de temps. Ils finiront par commettre une erreur. Ils en commentent tous, tôt ou tard. Et là, nous les cueillerons. Pour l’instant, continuons notre enquête. Continuez de vous rapprocher des Picsapin. Il ne faut pas qu’on les lâche d’une semelle. Outre vos contacts avec eux, nous allons intensifier la surveillance à distance. La journée, nous nous relaierons. Nous ferons le guet, aux abords de leur domicile et nous leurs emboîterons le pas dans chacun de leurs déplacements. Je suis persuadé qu’ils ne tarderont pas à se déplacer.
Les sourcils de Saria se froncèrent légèrement. Elle était intriguée.
—     Comment le savez-vous ?
Courtois réfléchit un instant.
—     Il y a un musicien qui n’a pas encore joué sa partition, murmura-t-il, autant pour lui-même que pour sa subalterne. Quand ce sera le cas, nous devrons être présents.
Saria hésita. Devait-elle interroger son supérieur au sujet de ces propos sibyllins ? Elle finit par décider que ce n’était pas nécessaire.
—     Je comprends, Sire.
—     Bien.
Elle se retourna, comprenant la réunion terminée. Elle posa la main sur la poignée.
—     Agent Saria ?
La main de la jeune femme se crispa sur la tige de bois. Que voulait-il, encore ? Elle retint son souffle. Elle ne répondit rien, attendant que son supérieur continuât.
—     Vous avez bien travaillé, continua Courtois. Je vous félicite. Continuez comme ça. On finira peut-être par faire quelque chose de vous, tout compte fait.
—     Oui, Sire. Merci, Sire.

Elle sortit de la chambre de Courtois. Un étrange éclat illumina un court instant ses yeux bleus.

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Benebooks
Posté le 01/04/2024
Un double ennemi donc, peut-être que Saria est au service de ces cavaliers d'ombre... Ils sont en tout cas le seul morceau de puzzle manquant au tableau ^^ De part la dernière phrase de ce chapitre, je la soupçonne d'être elle aussi sorcière
robruelle
Posté le 02/04/2024
Hello !!
Héhé oui, tu as raison, l'étau se resserre sur Silas et Pousse
Merci pour ton commentaire !
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