Chapitre 5 : Bienvenue à Joie

Par Gwonuen

Premier jour :

— Allez, tout le monde dehors, bande de traîtres !

C’est ainsi que je découvre le Camp de Redressement Laborieux. Nous avions fait route pendant bien longtemps, dans notre fourgon, assis les uns à côté des autres, les mains menottées derrière nos dos, les chevilles attachées au banc de ferraille. Le dos courbé, les yeux fixés sur le sol, muets, pensifs ou choqués. Et puis soudain, après un temps infini à cahoter sur les chemins, nous voilà arrivés là où personne ne souhaite jamais aller. Les CaRLab sont devenus légendes depuis qu’ils existent. Tout le monde en a entendu parler, tout le monde craint de s’y retrouver un jour. Mais nous, nous y étions maintenant. Condamnés pour trahison envers l’État et le Parti, nous y étions tous désormais.

— Vous sortez ou je vous en colle une, salopards !

Le garde rentre dans notre remorque et nous force à nous relever. Comment veut-il que l’on avance alors que nous sommes littéralement attachés à ce camion ?! Un prisonnier à côté de moi le demande au garde. Celui-ci se tourne vers lui, avance doucement et lui porte un coup si fort que le nez de mon voisin explose sous l’impact et qu’il s’effondre, sonné. Puis un collègue de la brute monte à son tour et nous détache les chevilles du banc. Mais la chaîne nous relie tous les uns aux autres et nous ne pouvons pas marcher vite. Notre bourreau n’en a cure :

— Allez, descendez et trottinez vers l’entrée, ou vous finirez avec une patate à la place du pif, comme ce salopard !

Nous nous tournons vers la sortie du fourgon et nous descendons. La chaîne nous oblige à nous coller pour ne pas tomber lorsque celui devant nous descend. Mais, bien entendu, l’un d’entre nous trébuche et nous le suivons tous, la cheville salement coupée par la chaîne qui s’est soudainement tendue sous le poids de tout ce beau tas de chair affalé dans la poussière. Nous sommes relevés par les gardes qui nous distribuent des coups de crosses de leurs fusils en guise de punition, puis ils nous somment de continuer. Alors nous ravalons notre rage et nous partons en trottinant vers le camp. Alors seulement je vois le nom du CaRLab au-dessus de la grille d’entrée et mon sang se glace dans mes veines.

Joie. Un nom qui fait trembler le monde, comme je le vois à mes collègues qui frissonnent et pleurent rien qu’en le lisant. C’est le pire des camps. Joie est légendaire pour la cruauté de ces gardes, la douleur des prisonniers, la dureté du travail forcé, l’insalubrité des locaux. Surtout, on raconte que les gardes s’amusent à tuer au hasard des prisonniers, sans aucune autre raison que de faire peur aux autres détenus et s’assurer leur totale docilité. À cause de cette politique meurtrière, beaucoup de prisonniers politiques sont envoyés ici, afin de d’atteindre les quotas réclamés par le Parti. Le taux de suicides est énorme apparemment, tellement les conditions sont dures, les gens préfèrent se laisser mourir pour cesser de souffrir…

C’est ici que j’ai été envoyé. Je vais mourir. Nous allons tous mourir sans jamais plus connaître la liberté. Voilà les pensées qui traversent mon esprit paniqué tandis que nous passons la grille et nous retrouvons dans une cour boueuse entourée d’immeubles en béton décrépis. Les gardes nous alignent tous et nous obligent à faire face à l’entrée du plus grand d’entre eux. Celle-ci est constituée d’une porte en verre sale et fêlée. Il semblerait que nos cellules ne soient pas bien entretenues, me dis-je avec ironie. Je ne sais pas comment j’arrive à me faire des plaisanteries en ce moment dramatique. Je dois devenir folle.

Finir à Joie pour avoir souri au Compagnon A… pendant son redressement en ZoReP et lui avoir laissé une fuite d’eau lui goutter au visage… Comment est-ce possible ? Et lui ne m’a pas sauvé, oh non ! Pour sauver ses miches, le Compagnon A… m’a traîné diligemment dans ce trou de merde. Mais bon, je ne peux pas lui en vouloir non plus. J’ai fait la même chose quelques mois avant lui, pour me sauver moi-même de la ZoReP. Puis j’avais suivi les ordres et torturés les nouveaux arrivants pour les « remettre dans le chemin du Compagnonnage ». Je l’avais fait, sinon avec enthousiasme, en tout cas avec application, afin de m’extirper de cet enfer. Et un simple frémissement m’avait conduit au pire endroit de la planète…

Alors sort de cette entrée crasseuse une haute et forte femme. Le cheveu long et violet. Le torse large dans une tunique militaire. Les avant-bras si musclés qu’elle pourrait m’arracher la tête à mains nues. Elle porte un treillis et des bottes montantes. Une immense matraque bleue pendait de sa ceinture. Mais c’étaient son visage qui était le plus effrayant, car une expression de pur sadisme transparaissait de tous les pores de sa peau, depuis ses lèvres retroussées à ses yeux brillants d’une joie malsaine. Nous nous recroquevillons tous sous le poids de ce regard, qui semble nous détailler comme si nous étions de simples bovins attendant à l’abattoir de finir égorgés et pendus à des crochets. C’est après nous avoir tous observés qu’elle nous dit ces mots :

— Vous voilà à Joie maintenant ! Vous en avez tous entendu parler, n’est-ce pas ? Vous pensez connaitre ce qu’est notre travail ici ? Vous tremblez à cause des contes pour enfants que l’on vous a raconté lorsque les traîtres au Peuple, au Parti et au Grand Compagnon comme vous se réunissaient autour d’un feu le soir pour échanger sur vos plans de renversement du pouvoir ? Sachez que vous ne savez rien. Savez-vous pourquoi ce CaRLab se nomme ainsi ? Dites-moi, qui peut me dire pourquoi nous nommons ce lieu « Joie » ?

Personne ne répond tandis qu’elle se fend d’un sourire diabolique, malsain :

— C’est parce que nous autres, vos gardiens, vivons un bonheur incommensurable à redresser les traîtres. Soyez assurés que nous rirons lorsque nous devrons corriger vos pensées contrerévolutionnaires. Nous nous esclafferons tandis que nous sévirons parce que vous penserez pouvoir échapper à notre autorité. Nous pousserons des soupirs de soulagement après vous avoir maté. Ceci est notre raison de vivre et nous vivons un paradis. Aussi, si vous ne souhaitez pas que nous nous fassions plaisir à votre détriment, restez dans le rang et obéissez !

L’un d’entre nous, épuisé, commence à ployer le dos. Notre matonne en chef se tourne vers lui et souffle, dans un sourire carnassier :

— Voilà un parfait exemple de ce dont je vous parle, prisonniers. Les gars ! Hurle-t-elle aux gardes qui nous encerclent, montrez donc aux nouveaux venus comment on s’amuse, à Joie !

Dans des beuglements de rires gras, les gardes font tomber le pauvre malheureux et le rouent de coups de pieds et de poings. Toujours accrochés à nous par la cheville, les mains toujours menottées, le pauvre hère ne peut rien faire qu’hurler de douleur et supplier pour qu’on l’épargne. Loin d’arrêter nos gardes, les brutes se déchaînent sur lui en riant. Nous sommes condamnés à regarder ce qui se passe à nos pieds, à ressentir chaque coup faire trembler la chaîne accrochée à nos chevilles, nous donnant l’impression que c’est nous-mêmes qui sommes frappés par ces sadiques. La terrible cheffe s’esclaffe en se tenant les côtes pendant deux minutes puis arrête le massacre. Écrasant une larme de rire sur sa joue, elle nous dit en hoquetant de rire :

— Vous êtes prévenus, bande d’idiots. Emmenez-les, commande-t-elle à nos tortionnaires.

Les gardes relèvent leur victime et nous emmènent plus loin dans le camp. Nous marchons à travers un dédale de bâtiments de briques rouges. Les murs sont décrépis, les portes grincent, les fenêtres sales ne laissent pas apparaître ce qui se cache à l’intérieur. Tout est triste. L’atmosphère est morose. Et les prisonniers ! J’en vois quelques un qui nous observent, droits et silencieux. Qu’ils sont maigres ! Ils sont si décharnés qu’ils ressemblent plus à des spectres qu’à des humains. Ils tanguent sur leurs jambes et se tiennent aux murs pour se déplacer. Leurs visages sont aussi froids que les briques des murs, comme si leurs muscles faciaux ne savaient plus comment réagir et réaliser aucune mimique émotionnelle. Je panique de voir cela. Vais-je devenir ainsi ? Probablement.

 

*

 

Quinzième jour :

Je reste penchée sur mon travail, concentrée. Je prends les bandes de tissus sur l’étal, je découpe celui-ci selon le patron, puis je les couds ensemble pour créer un uniforme. Il s’agit de ma tâche depuis que je suis arrivée à Joie. Nous sommes une trentaine dans la salle de couture, étroitement surveillés par des gardes qui n’attendent qu’un seul mouvement pour foncer sur nous et « s’amuser », comme ils le disent. Cela m’est arrivé hier. Je me suis levée pendant mon service alors que je ne le devais pas. Je voulais simplement demander à aller aux toilettes. Ils se sont précipités vers moi et m’ont matraquée et giflée. Ils criaient et riaient en même temps. Ils adorent nous torturer, c’est effrayant. Alors nous nous taisons et nous travaillons.

Je ne suis pas la plus à plaindre. Je me contente de coudre treize heures par jour les uniformes des Compagnons du Parti. C’est éreintant, certes, mais c’est mieux que ceux qui doivent creuser dans la colline proche du camp pour construire une nouvelle route afin de faciliter l’accès au camp pour les fourgons qui amènent les nouveaux prisonniers. Je suis installée dans une pièce, assise sur un tabouret trop petit pour moi, mais c’est sans comparaison avec ceux qui doivent laver le camp, restant debout ou courbé sur le sol toute la journée. Je me blesse avec les aiguilles, mais que dire de ceux qui se coupent avec les scies qu’ils utilisent pour débiter les arbres aux alentours du camp ? Alors je ne me plains pas et je continue à coudre les uniformes du Parti.

Je le fais en silence, car il nous est interdit de parler. Nous devons agir selon les ordres des gardes et c’est tout. Le matin, nous devons nous lever à cinq heures, faire nos lits, puis aller s’aligner dans la cour et attendre qu’on nous autorise à aller manger. Nous attendons des heures dans le froid. Puis, après avoir mangé un bouillon trop clair et un morceau de pain, nous devons nous aligner à nouveau et attendre qu’on nous dise d’aller travailler. Enfin, lorsque notre journée est terminée, nous devons nous aligner à nouveau et attendre jusqu’à ce que l’on nous dise d’aller nous coucher. Nous passons tellement de temps à attendre dans le silence, c’est à devenir fou. Et malheur à celui ou celle qui, éreinté, trébuche ou tombe dans la boue pendant que nous attendons.

Il y a trois jours, le détenu 3473 est tombé d’épuisement. Les gardes se sont esclaffés, l’ont ramassé, cogné, puis ils l’ont accroché à une chaîne à côté du mur de la cour. 3473 y est toujours. Il pend par les bras et il délire. Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé ni bu, il va bientôt mourir. Mais les gardes le laissent là, pour l’exemple. Lorsque nous attendons à côté de 3473, c’est très dur de ne pas tourner le regard vers lui et de l’entendre souffrir sans agir. Mais nous n’avons pas le choix, sinon nous prendrons sa place. Alors nous restons droits dans le froid, sous la pluie parfois, et nous attendons docilement et en silence.

Le pire est de voir les prisonniers qui sont là depuis longtemps. Ils regardent devant eux, silencieux, hagards. Ils ne semblent plus conscients de ce qui se passent autour d’eux, comme s’ils avaient régressé. Je me demande s’ils ne sont pas retombés à l’état de bêtes pour ne plus ressentir toutes les douleurs qu’ils se voient infliger. Je les regarde, ces pathétiques morts-vivants, avançant en traînant les pieds et en ignorant tout ce qui les entoure, ne répondant qu’aux ordres basiques des gardes afin d’éviter d’être battus.

— Vingt heures, on s’arrête pour aujourd’hui, bande de traîtres !

Je lâche instantanément mon tissu, afin de ne pas être battue pour refus d’obtempérer. Je m’éloigne de deux pas en arrière de mon siège, puis je rejoins le rang de travailleurs. Nous marchons d’un pas militaire jusqu’à la cour puis nous attendons. En quinze minutes de silence de mort, les autres prisonniers qui travaillent à l’extérieur nous ont rejoint et se sont alignés dans le froid. Nous restons debout, à attendre. J’entends le détenu 3473 à côté de moi qui babille et gémit. J’ai le cœur brisé à l’entendre mourir lentement. J’aimerais tellement pouvoir me retourner, pousser les personnes sur mon chemin et détacher cet homme. Mais je sais que ce n’est qu’un fantasme. Si je bouge, je finirai battue, ou pire…

— Prisonnière 3258 !

Je sursaute, apeurée. Qu’ai-je fait ? Un garde surgit soudain dans mon champ de vision. Ses yeux brillent d’une joie sauvage lorsqu’il me gifle et me hurle :

— Pourquoi n’avez-vous pas cousu la dernière combinaison en temps et en heure ? Vous n’avez pas atteint votre quota journalier !

Cela est tellement injuste. Comment suis-je sensée terminer si je dois m’éloigner de l’atelier de couture lorsque le garde me le demande ? J’en fait la remarque à mon tortionnaire qui me frappe si fort que je tombe, étourdie :

— Tu vas nous dire que c’est notre faute si tu ne couds pas suffisamment vite ? Vas-tu encore remettre en question les Compagnons pour ton insuffisance ? Ne peux-tu donc pas comprendre la raison de ta venue ici ? Ne peux-tu donc pas accepter ton inaptitude et promettre de faire mieux ?

Mon bourreau hurle ces paroles et ponctue chacune de ses phrases par un coup dans mes reins. Je me contorsionne dans la boue par terre et je crie de douleur. Je supplie et promets de faire mieux. Mais chacune de mes supplications ne fait que rendre le prédateur encore plus fou de mon sang et il continue de me battre. Les autres prisonniers, qui nous collent tellement ils sont proches de nous, alignés comme des cartons de marchandises, ne réagissent pas, ils sont trop effrayés pour cela. Je suis laissée à la merci du loup et je me fais dévorer lentement. Alors je hurle.

Après ce qui me semble être une éternité, le garde cesse de me frapper. Je reste dans la boue, tremblante. Je suis épuisée et je ne peux plus me lever. Alors deux acolytes de ce sadique me soulèvent par les bras et me traînent. J’ai gagné vingt jours au trou, apparemment…

 

*

 

Trente-troisième jour :

Je suis assise dans ma cellule. Elle mesure seulement un mètre carré, je ne peux pas m’allonger. C’est un enfer. Il ne me reste que trois jours, si j’ai bien calculé, mais les journées sont tellement toutes semblables les unes aux autres que je perds peut-être le compte. Rien ne change. La routine demeure identique, le rituel, immuable. Je n’ai le droit qu’à quelques heures d’obscurité par jour, je dirais moins de cinq heures. Le reste du temps, un immense spot inonde ma cellule d’une lumière blanche qui me fait mal aux yeux. Lorsque je me réveille en sursaut, on me laisse trente minutes pour avaler le bouillon froid et la tranche de pain rassis que l’on me sert dans une écuelle, et pour faire mes besoins dans une toilette extérieure. Enfin, je dois m’assoir dans ma cellule, le dos droit, les mains sur les genoux, et je ne dois plus bouger de la journée.

Ainsi se résument mes jours au trou. Je reste assise, sans bouger ni parler, sans boire ni manger, sans dormir, puis on me laisse le minimum de repos pour qu’un être humain puisse tenir et je recommence. Moi qui trouvais que l’attente dans la boue entre deux tâches étaient une torture, j’en viens à envier les autres prisonniers. Il n’y a rien ici. Juste moi et le silence. Un silence pesant, immobile. Si fort que je le vois suinter des murs, dégouliner sur le sol, m’envelopper le corps d’un linceul d’ennui. Je regarde le mur de ma cellule, à 50 centimètres de mon nez, et je sens le silence qui m’étreint. Il m’enserre, de plus en plus fort, il vrille mes tympans qui recherchent désespérément un son auquel se raccrocher. Un souffle de vent, un bruit de pas, une poussière se posant sur le sol, quelque chose…

Mais non, rien. Aucune stimulation. Juste l’attente. Mais l’attente de quoi, exactement ? Je ne sais plus. Depuis combien de temps est-ce que je regarde mon mur ? Je me demande mais je ne sais plus. Alors, mes pensées dérivent. C’est le pire moment. A force de ne rien faire, on finit par penser à tout et n’importe quoi. Ce n’est pas bon, car lorsqu’on réfléchit, on se rend compte de l’horreur de la situation et c’est là que cela devient insupportable. Mais que faire d’autre ? Les pensées s’emballent. Je suis prisonnière à Joie, le pire camp du pays, probablement le pire du monde. Je suis enfermée avec ceux que l’on considère comme les plus épouvantables traîtres de la patrie et du Parti. Ce système totalitaire, pourquoi y ai-je adhérer ? J’aurais dû fuir le pays au lieu de vouloir devenir une Compagnonne. Trop tard. Je ne sais même pas combien de temps je vais rester.

Je regarde ce mur gris et terne que je connais tellement par cœur que mon esprit en a gravé chaque imperfection, chaque détail. Mon esprit dérive toujours. Que va-t-il m’arriver ensuite ? Vont-ils me torturer ? Pourquoi cette question stupide, BIEN SUR qu’ils vont me torturer ! Ils aiment ça, ces sadiques. Mon dieu, vont-ils me violer ? Je sais qu’ils ont des « préférées », j’espère que je n’en ferai pas partie. Pitié, faites que je ne subisse pas ça ! Mon Dieu, pourquoi devrais-je vivre ? Ce n’est pas une vie, de rester enfermer sans rien dire ! Que pensent-ils que je vais faire ? Que je vais réfléchir à mes fautes ? Non c’est déjà de la torture, je me dis encore.

Je suis folle de rage, j’ai envie de me lever, de frapper ce mur qui me rend dingue. J’ai envie d’enfiler des gants d’acier et de frapper, encore et encore, jusqu’à ce que cette masse de béton soit réduit en miettes. Alors je m’acharnerai sur les décombres, puis je cognerai ces maudits gardes et leur ferai sauter les dents. J’irai voir la cheffe des Compagnons de Joie et elle me suppliera de l’épargner. Je lui ferai son affaire et ensuite je partirai du froid et de la pluie de Joie pour ne jamais revenir. Je pourrai aller n’importe où. Une belle campagne, ensoleillée, remplie de forêts, où j’écouterai les oiseaux piailler et les cigales striduler. Je profiterai de ma liberté pour aller m’être mes pieds dans l’eau fraîche d’une rivière et je dormirai longtemps dans une clairière. Je…

Mon rêve s’arrête lorsque je cligne des yeux. Toujours le même mur gris. Je n’ai plus le compte du temps. Il s’est passé peut-être trois minutes ou trois heures, pour ce que j’en sais. Alors je continue à attendre, dans le silence et l’ennuie.

 

*

 

Cent quatre-vingts treizième jour :

— Vingt heures, on s’arrête pour aujourd’hui, bande de traîtres !

Je recule de mon atelier de couture, comme le garde l’a demandé. Je me tourne et je vais me mettre en rang. Je regarde le dos du détenu devant moi. J’attends. Le garde nous dit d’avancer. Nous marchons jusqu’à la cour. Nous connaissons le chemin par cœur. Mes mouvements sont mécaniques. Je m’arrête quand il faut. Je regarde devant moi, la boue et les blocks où nous vivons. Je ferme mon esprit. J’ai appris à ne plus réfléchir, maintenant. À ne plus attendre aussi. À quoi ça sert d’attendre ? Attendre quoi d’ailleurs ? Chaque jour est un éternel recommencement Il faut filer droit, ne pas faire de vague, ne pas se faire remarquer. C’est comme ça qu’on a le moins de risques d’être frappée. Alors je reste plantée. Je n’entends même plus 5593 qui gémit, accrochée à la chaîne pour avoir désobéi. Tout m’est étranger, rien ne m’atteint.

Je regarde devant moi et je ne suis plus que perception. La boue devant moi. Les autres à côté de moi. Je ne sais même plus qui ils sont. Juste des formes à qui je ne prête aucune attention. J’ai mal à mon visage. Les gardes m’ont frappée en riant il y a… quoi ? Trois jours ? Ou peut-être cinq ? Je ne sais plus, les jours se confondent. La nuit tombe vite, on doit être en automne je crois. Le froid arrive vite, je commence à trembler. Puis, alors que la nuit est noire, les gardes nous hurlent de rentrer dans nos dortoirs. Nous nous mettons en marche, comme chaque soir.

Nous marchons vers notre dortoir. Je suis le mouvement, me concentrant sur le dos de la détenue devant moi. Nous arrivons devant le bâtiment et nous rentrons un par un. Deux gardes sont postés de chaque côté de la porte. Je ne les regarde pas. Il ne faut pas les regarder, sinon ils vous frappent jusqu’au sang. Malgré moi, mon cœur commence à battre la chamade. J’ai peur de passer devant eux. Je me concentre sur l’après. Une fois passée, je serai dans le dortoir. Il ne m’arrivera plus rien. Je reste sans réaction extérieure. Je me contente d’avancer, en fixant le dos de la personne devant.

Encore cinq personnes avant que je n’arrive devant les gardes. Je n’existe pas. Plus que quatre. Je ne suis rien. Ne faîtes pas attention à moi. Encore trois. Celui-là se prend une baffe, mais il ne dit rien. Personne ne dit jamais rien, par peur des représailles. Mon cœur s’accélère, je sens le sang battre mes tempes. Je sue. Oubliez-moi. Je ne suis pas là. Encore deux personnes. J’ai une goutte de sueur qui perle sur le bout de mon nez, mais je ne l’essuie pas, ça pourrait attirer l’attention des gardes. Encore une personne. Mon cœur va exploser à force de battre si vite et si fort. Je crains qu’ils ne l’entendent marteler ma poitrine et qu’ils s’acharnent sur moi. Je ne veux pas passer devant eux. Je ne veux pas. Je…

C’est mon tour. Je sens leurs regards sadiques me fixer. Mais je ne les regarde pas. Je lève le pied gauche. Je suis fébrile. J’avance le pied vers la marche. L’un d’entre eux tousse mais j’arrive à ne pas sursauter. Je pose mon pied sur la marche. L’autre garde bouge son arme mais je ne fais pas de mouvement qui pourrait raviver leur folie. Je soulève le pied droit. Je suis presque rentrée. Encore un pas et j’y suis. Pitié, faites qu’ils ne m’attrapent pas par le col pour me sortir et me rosser. J’avance le pied droit. Je regarde avec envie mon lit à cinquante mètres et mon cœur frappe si fort ma poitrine que j’ai mal. Ils vont m’attraper, c’est sûr. Ils vont me jeter dans la boue et me rosser. Ils vont…

Mais non. Je suis rentrée. Sauvée ! Je relâche ma respiration qui s’était coupée sans que je ne m’en rende compte. Mon cœur se calme. J’avance plus vite maintenant. Je vais avoir le droit à quelques heures de repos. Les seuls moments où nous pouvons dormir et souffler. Je suis sauve. Quand soudain :

— Tout le monde, STOP !!!

Nous nous arrêtons. Nous sommes figés. Un silence de mort de trois secondes. Personne n’ose se regarder. Et puis :

— Prisonnière 3258 ! Ressortez immédiatement !

Mon cœur se fige dans ma poitrine. Pendant un quart de seconde, je suis sans réaction. Puis mon cœur se remet à battre à tout rompre. Qu’ai-je fait ? J’ai passé les gardes ! Je devrais être en sécurité ! J’ai passé le test ! Je ressors pourtant du dortoir, effrayée. J’arrive devant les gardes, ne faisant pas attention à la ligne de prisonniers figée. Je lève la tête et je la vois. La cheffe de Joie. Elle me regarde de son regard sadique. Je sais ce qu’il va se passer. Je le sais déjà. Je tremble comme une feuille. Elle est accompagnée de deux autres gardes, mais sa présence seule suffit à me contrôler. Elle sort sa matraque bleue, la pose doucement sur mon épaule et me dis, goguenarde :

— Suis-moi.

Puis elle tourne les talons et s’en va. Je la suis, bien entendu. Je vais vers mon propre enfer, mais je la suis quand-même. Je ne sais pas pourquoi. En fait, si, je sais. La punition serait pire encore. Je dois accepter ce qui va arriver. Pourtant mon esprit est rebuté à cette idée. Une petite voix me crie de fuir. D’essayer. Mais je ne le fais pas. J’ai bien appris la leçon. Il faut subir, à Joie. Se rebeller, c’est souffrir plus, ou pire.

Nous marchons dans la nuit jusqu’au grand bâtiment des gardes. Je passe pour la première fois la porte sale et fêlée. Mon ventre est glacé, se tord, n’existe plus, puis hurle d’horreur. Pourtant, je reste de marbre et suis la maîtresse des lieux. Elle longe plusieurs couloirs. Un ? Deux ? Cinq ? Je ne compte pas, je ne suis pas là. Mais si, j’existe ! Me hurle mon esprit. Réagis, bon dieu ! BOUGE !

Mon corps écoute enfin mon cerveau. Je m’arrête, apeurée. Mais il est trop tard, beaucoup trop tard. La cheffe s’arrête aussi et se tourne vers moi. Son sourire est si rempli de joie malsaine que je suis prête à défaillir. Elle me frappe sur l’épaule avec sa matraque et me dit, railleuse :

— Rentre là.

Je ne veux pas. Mes pieds refusent de bouger. Je la regarde, suppliante. Je vais pleurer d’angoisse, j’en suis sûre. Moi qui avais appris à ne plus ressentir, à ne plus penser, me voilà revenue au point de départ. Je ressens toute l’horreur de la situation. Mais ma peur ne fait que l’exciter encore plus. Elle me pousse dans la salle, je trébuche et je tombe sur le plancher. Lorsque je relève les yeux, je vois mon enfer.

Quinze. Ils sont quinze. Ils me regardent comme une proie. Je reste sur le plancher, tremblante. Personne ne bouge. Qu’attendent-ils ? Alors la cheffe rentre à son tour, me contourne et va s’assoir dans un fauteuil en chintz vert. Elle prend une tasse de thé sur la petite table à côté et me regarde. Nous nous fixons quelques instants, la proie suppliante et le prédateur qui sait qu’il a gagné son repas. Enfin, après un temps bien trop court, elle me sourit et dit simplement :

— Allez, les gars, amusez-vous.

C’était l’ordre que les gardes attendaient. Ils se jettent sur moi comme des loups affamés. Je hurle, je donne des coups, je griffe, tout pour éviter l’horreur qui m’attend. Mais à quinze contre une, que puis-je faire ? Un coup dans l’estomac et un autre dans la tempe me mettent au tapis. Sonnée, je sens que les gardes me soulèvent et me jette sur un lit. Ils m’attachent les poignets et les chevilles aux bords du meuble. Je ne peux plus bouger. Alors, je me rends compte que je suis nue. Quand est-ce qu’ils m’ont déshabillé ? Je ne m’en souviens pas. Alors je crie de terreur. Je supplie. Pitié, non ! ne faites pas ça ! J’ai compris, je serai une bonne Compagnonne ! Je ferai tout ce que l’on me demande ! Je suis fidèle au Parti ! Vive le Grand Compagnon ! Pitié, non !

Mais ça ne sert à rien. Dans une cacophonie de rires gras, le premier des gardes descend son pantalon et sort son sexe déjà dressé. J’essaie de m’extirper de ce piège, d’enlever l’un des liens qui me retient, mais non. Cela ne fait qu’exciter encore plus ce porc, qui se met entre mes cuisses, s’allonge et me pénètre d’un seul coup. Je hurle de toute ma voix, je la sens dérailler. Le garde commence à aller et venir en moi, rudement, sans douceur, sous les encouragements de ses compagnons. Je ne suis qu’un sac pour lui. Je hurle d’horreur tandis que je brûle de l’intérieur sous ses coups de boutoir. Je ne vais pas tenir tellement la douleur est forte. Je crie, encore et encore. Alors, la brute me susurre à l’oreille :

— Ne crie pas trop fort. Tu auras encore besoin de ta voix pour les autres gars…

Je le regarde, horrifiée. Et c’est alors que ce salaud joui en moi. En me regardant paniquer. Il donne encore quelques faibles coups puis s’effondre, me coupant le souffle. Les autres hurlent de joie et le pressent de partir. Plusieurs sont déjà en train de déboutonner leurs pantalons pour être le suivant. Je ne suis qu’un objet à leurs yeux, rien de plus. Soudain, je croise le regard de la cheffe, assise dans le coin. Elle me fixe, sourit largement et lève son verre en ma direction. Puis elle lance :

— Au suivant ! Et n’oubliez pas de la faire hurler, surtout !

Grands éclats de rire. Un autre s’approche, encore plus excité que le premier. Mon dieu, encore quatorze…

 

*

 

Nombre de jours inconnu :

Coudre. Depuis longtemps. Trois uniformes de faits. Me pique le doigt. Douleur. Saigne. Mets un pansement pour pas tâcher, sinon gardes se fâcher et me frapper. Ou me mettre au trou. Pas vouloir du trou. Cellule trop petite, pas confortable pour dormir. Fait mal au dos. Alors coudre bien.

Poussée. Par qui ? Sais pas. Des gens autour de moi. Connais pas. Pas important. Gardes importants. Rien d’autre. Je couds. Longtemps. Ou pas, peut-être. Puis :

— Vingt heures, on s’arrête pour aujourd’hui, bande de traîtres !

Recule. Vais dans le rang. Avance avec les autres. Me mets en rang. La boue est froide. L’air est froid. Suis là. Gardes avancent. Frappent quelqu’un. Sais pas qui. Pas important. Certains font des bruits de bouche tout bas. À quoi ça sert ? Pas parler. Pas penser. Juste faire ce qu’on nous dit. Clef pour vivre bien. Ils se feront battre s’ils parlent. Tant pis pour eux. Je regarde la boue. C’est tout.

— Prisonnière 3258 ! Sortez du rang.

Encore ? J’avance. Le garde est devant moi. Sais où on va. Font ça de temps en temps. J’aurai mal, mais après ça ira. Au moins, pas frappée. Mieux. Moins mal. Suis le garde. Arrive au bâtiment. Monte à l’étage. Étrange, jamais allé là-bas avant. Pas important. Suivre les ordres pour survivre. Rien d’autre.

Conduite dans une pièce. Bureau. La cheffe est là. Assise sur une chaise. Garde me fait assoir. Cheffe me regarde et dit :

— Félicitation, 3258.

La regarde. Attends la suite.

— Sais-tu pourquoi tu es ici ?

— Non.

— Eh bien, l’aventure est finie pour toi !

La regarde encore. Pas compris.

— Tu as terminé ton séjour à Joie ! Tu as fini ton redressement ! Te voilà redevenue une Compagnonne, comme tu le souhaitais ! Tu désirais le redevenir, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, c’est chose faîte ! Tu as réussi, bravo !

Je comprends pas. Fini ? vraiment ? Alors je demande :

— Je vais où ?

La cheffe rigole et dit :

— Mais où tu veux ! Tu n’es plus sous notre responsabilité ! Tiens, c’est pour toi.

Me tend des vêtements. Me dit :

— Tu ne t’en souviens peut-être pas, mais c’étaient tes vêtements quand tu es arrivée. Et ça aussi.

Me donne un objet bizarre :

— C’est ta montre. Allez, file maintenant.

Prends les vêtements. M’habille. Mets l’objet dans ma poche. Je sais plus à quoi il sert. Suis le garde, m’emmène dehors. Puis ferme la grille et me dit :

— Allez, dégage !

Puis s’en va. Alors je pars. Sais pas où, mais je pars. Toujours écouter les gardes pour survivre. C’est la seule règle. Rien d’autre.

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RienQueJoanne
Posté le 24/08/2024
C'est terrible, mais c'est aussi tellement bien écrit. On vit tout ! Je me demandais en revanche, peut-être y aurait-il un moyen d'aider le lecteur à se repérer entre les personnages, notamment pour savoir plus vite de qui c'est le point de vue, même si c'est vrai que dans ce chapitre en particulier c'était facile. C'était plus pour les chapitres précédents. Mais je sais aussi que je suis du genre à très vite me perdre entre les personnages, donc il faudrait d'autres témoignages pour le savoir... Ceci dit, c'est superbe.
Gwonuen
Posté le 07/09/2024
Je suis vraiment ravi de voir que cela vous plaise autant ! À la base du projet, j'avais prévu de faire des nouvelles intriquées, où les personnages interagissent entre chaque nouvelle. Cela à donné ce roman, et oui effectivement chaque chapitre raisonne avec le précédent (et parfois plus...).
Merci encore de vos retours constructifs et très positifs ! :)
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