Quand, viendra l'instant où Hadi cessera sa déraison ? Où trouvera-t-il le pouvoir d’arrêter ses crimes ?
La voix d’Hadi me parvient derrière la porte, ses complaintes me soulèvent le cœur. Lui qui pleurait si rarement par le passé, lui que je comparais à un soleil radieux bordé d’un ciel clair. Le voilà qui se transforme peu à peu en un nuage sombre et colérique. Dans ses yeux, je n’aperçois plus que tempête et éclairs striant l’azur de ses iris.
N’arrivera-t-il jamais à oublier Amina ?
À nouveau, je n’ose entrer dans cette chambre qui n’est pour moi, plus qu’un sanctuaire abritant la folie d’un homme mourant de son amour.
La main que je pose sur la poignée d’or et de saphir, tremble. Il me suffirait de tourner mon poignet pour ouvrir la porte et m’approcher de mon vieil ami, mais encore aujourd’hui, je crains de croiser son regard, sa souffrance, le mal qui s’y inscrit. Cette douleur qui paralyse le palais et la capitale, depuis des mois, me submerge à l’entente de sa voix. Sa folie ondule tel un serpent, plein de perfidie. Plus personne ne semble réussir à atteindre son esprit. Même pas moi qui ai su, quelquefois, lui rendre la raison. À force de relire, encore et encore la lettre de la sultane, Hadi se perd dans les limbes d’un univers macabre fait de violence et de cruauté.
Déjà sept nuits qu’il épouse des femmes de noble condition et au visage peigné de beauté. Il leur prend leur vertu, leur pureté, puis le matin venu, il les traîne en place publique pour leur trancher la gorge et déverser sur le peuple sa haine des femmes, d’Amina. Car c’est elle qu’il voit et nulle autre. Elle, pour toujours.
Pourtant, aujourd’hui, j’ai la sensation que sa colère s’atténue. Il n’a pas encore ouvert la porte et aucun cri de résistance ne m’inonde d’impuissance. Les pleurs de mon ami cessent, tandis qu’un silence pesant souffle dans le couloir. Un frisson me parcourt, alors que j’observe les deux gardes encadrant le corridor. J’ai ressenti plusieurs fois ce froid étrange caresser ma peau devant l’entrée de cette chambre. Je secoue la tête, ma natte ondoie dans mon dos. Je pense trop.
La main sur la porte, je finis par me dire que Hadi reprend doucement ses esprits.
Hier matin, il a tué son épouse dans la chambre, aurait-il recommencé, épargnant ainsi, la vision d’horreur au peuple ?
Finalement, j’ose tourner la poignée et pénètre dans la chambre de noce. Mon regard croise le corps de la septième recouvert d’un drap. Je peux constater sa rigidité sous la soie. Depuis quand a-t-elle rendu son dernier souffle ?
J’avance dans la pièce, pourvue d’or et de perles colorées, contemple rapidement les mosaïques qui habillent les murs. Je prends soin de poser mes babouches loin des morceaux de verre et de métal. Tel un félin, je me présente devant le corps recroquevillé de Hadi. Il a cessé de pleurer, mais son visage est maculé de larmes encore fraîches. Il m’est de plus en plus compliqué de le voir ainsi, obnubilé par sa douleur.
Les genoux fléchis, je m’agenouille près de lui et passe ma main dans sa chevelure dorée. Délicatement, je rabats les mèches bouclées qui collent à ses joues et redécouvre son visage sous un masque rougi, inconsolable. Ces longs cils blonds, humides se décollent eux aussi, pour lui permettre de toucher ma présence d’un regard plein de détresse. Depuis qu’Amina s’est envolée par-delà les murailles de la capitale, c’est la première fois que je le sens épuisé, prêt à s’écrouler.
– Chadi, mon ami. Chadi… Aide-moi. Je n’ai plus de force. Je vais finir fou, cadenassé au malheur.
– Oh ! Hadi, tu te rends malade. Que te dire ? Comment te faire comprendre ? Cesses ces tueries, et trouve le bonheur en un autre sentiment. L’amour n’est pas le seul à convoiter le cœur des hommes. Tu diriges le mal vers toi. Si tu ne te reprends pas, un jour tu seras puni. Et apprends que si je te perdais, je serais inconsolable, mon frère.
– Chadi. Seul toi peut soulager mes tourments.
– Le puis-je vraiment ? Est-ce que moi, ton ami, ton frère… puis-je te sauver, te relever ? Puis-je croire que tu arrêteras d’épouser ces femmes et de leur ôter la vie, si une dernière fois je te le demandais ?
Je passe ma main derrière sa nuque, tire sur son bras et rabats son visage au creux de mon cou. Sa voix siffle.
– Elles méritent leur sort. Elles méritent la mort. Car je sais qu’elles sont un peu d’Amina. Elles me trahiront toutes si je ne les empêche pas avant.
– Oh, Hadi, tu finiras par être châtié par les dieux.
– Je ne crois pas aux dieux anciens, ni aux nouveaux d’ailleurs, m’avoue-t-il.
– Je sais que ni les esprits, les dieux ou les démons ne t'intéressent, et que seule la Nature trouve grâce à tes yeux. Mais que dire d'autre ? Comment te montrer l'ampleur des dégâts ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Que devrais-je te conseiller ? Il écoute mes mots ne compte point répondre à mes questions ou réasséner mes craintes. Il fera bientôt le capricieux, le peureux, le chaton terrorisé.
– Chadi emmène-moi dans mes appartements et chante pour moi. Chante, jusqu’à ce que mon sommeil m’emporte.
Précautionneusement, je le remets sur ses jambes. Il se tient contre moi, quelque peu chancelant. Je l’emporte loin de ce sanctuaire, passe la porte en soutenant son poids. Il reste agrippé à ma tunique orangée, alors que nous dépassons les gardes, qui nous suivent comme des ombres.
– Tu tailleras ma barbe aussi, mon ami. N’est-ce pas ?
– Comme tu le désires Hadi. Tout ce que tu veux. Évidement.
Je n’ai pas l’âme à lui refuser ma présence. De toute façon, ceux qui ont voulu s’éloigner de lui ont fini pendus. Avant d’être mon ami, Hadi est mon sultan. Ses désirs sont des ordres. Je ne vois pas l’intérêt de lui désobéir. S’il a la sensation d’avoir tout perdu, moi, j’ai la vie qui me tend les bras. Je refuse que mon bonheur s’éclipse parce que j’aurais tenu tête à un fou. Car même si je l’aime comme mon propre frère, je suis bien obligé de le croire fou. Et je dois l’avouer, je commence à me demander si ses actions ne sont pas dues à une possession comme l’imaginent certaines personnes à la cour et au-delà du palais. Une rumeur commence à enfler au propos que le sultan aurait avalé un esprit démoniaque. Probablement dans une datte qui pousse près de la forêt Sombre au nord du pays. Il en raffole. Plus d’une fois, nous lui avons demandé de ne point en manger, de ne rien absorber des aliments provenant du nord du pays parce que les récoltes étaient trop proches de la forêt. Mais qu’interdire à un Sultan ?
Avant d’accéder aux portes de ses appartements, nous passons trois arcs polylobés sculptés et représentant un arbre de vie, une rose des vents et le corps d’un chat, animal totem de Hadi depuis sa tendre enfance. Pour lui, tout cela correspond au cycle de la vie, aux directions à prendre et au respect animal. En soi, Hadi a toujours eu de belles valeurs. Son cœur n’est pas foncièrement mauvais. Disons qu’il a perdu pied au fil des années. Tout ce qu’il désire, on le lui offre sur un plateau d’argent, alors pourquoi s’en faire ?
Et si le début de toute cette histoire, n’était qu’une question de bonnes et mauvaises actions ? Hadi, s’est perdu en chemin, alors le destin le puni. Il en a voulu plus qu’il n’aurait dû en désirer, ainsi il en paye le prix en devenant fou.
– À quoi tu penses mon ami ? demande-t-il en poussant les portes ornées de pierres précieuses, d’un geste magistral.
Lorsque le soleil traverse les jalouses au fond du couloir, l’or qui dort sur les battants jaillit et illumine jusqu’à aveugler servants et curieux.
– Je ne pense à rien en particulier. J’ai peur pour vous.
– Depuis que je te connais, tu ne cesses de clamer que tu as peur pour moi. N’en as-tu pas marre d’avoir peur pour un autre ?
Il s’éloigne de moi déambule dans son salon personnel. J’embrasse du regard la céramique qui colore murs et sols, attache mon regard sur les piliers incrustés de fausses étoiles, puis je caresse du regard l’astre de minuit qui est figé au plafond en compagnie des héros vus dans nos livres d’enfants.
– Comment pourrais-je cesser de m’inquiéter pour toi ?
– Tu écoutes trop les bruits de couloirs !
Il s’allonge sur une ribambelle de coussins, ferme les yeux et glisse ses jambes sous la table base où trône un vase en terre cuite. Je me dirige vers sa chambre nimbée de lumière, étire mon regard vers la voûte remplie de muqarnas, et me saisis d’un drap bleu nuit.
Je reviens près de mon sultan et le recouvre. Il se tourne vers moi, plonge ses yeux dans les miens, puis entrouvre ses lèvres roses et fines.
– Avoue que toi aussi tu te poses la question ! chuchote-t-il, luttant contre une forte envie de dormir.
– Laquelle ?
– Ne fais pas l’ignorant avec moi ! Nous savons tout l’un de l’autre. Je connais tes mensonges et tes craintes. Sois honnête avec moi…
– J’aimerais l’être, comme avant. Comme lorsque tu as pris la place de ta mère, la sultane Lakbar. Mais…
– Tu as peur que je te fasse tuer ?
– J’avoue que j’y pense parfois. Je me dis qu’un mot de travers suffirait pour que tu empales ma tête sur une pique.
Mes mains tremblent légèrement, alors que je les rabats sur ma tunique. Hadi les attrape et tire sur un de mes bras, afin que je me rapproche de lui.
– Toi, mon frère, tu me crains au point de ne plus vouloir me faire entendre raison.
Je baisse les yeux pour éviter la tristesse qui se dépeint dans les siens.
– Parfois, tu m’effraies. Alors pour rester en vie, je me tais.
Je mordis ma lèvre inférieure, avec la sensation d’en avoir trop dit. Suis-je donc fou moi aussi ?
– Est-ce que tu veux dire que je t’ai perdu ? Toi aussi, tu veux partir ?
Son front vient se poser sur le mien et sa respiration se mélange à la mienne.
– Tu ne pourras me perdre que si tu me tues. Si tu me laisses à tes côtés, alors j’y resterai et je te tendrai mon épaule si tu as besoin d’y pleurer.
– Alors tu resteras… Mais je t’en conjure ne crois pas qu’un démon a fait de moi sa marionnette. C’est ridicule. Je suis juste… fou. Je veux que les autres aient mal pour moi.
Franchement je suis assez contente de ma lecture.
Bye
Eh bien écoute, j'en suis ravi.
Effectivement, le lecteur en apprend plus sur Hadi. J'apprécie l'idée, qu'on puisse voir un personnage sous plusieurs point de vue.
Mercie de ton passage.
Bonnes fêtes.