Ce que je redoute depuis toujours s'installe progressivement.
Moi, le grand Hadi III, je perds l'amour des miens. Je creuse le trou de ma solitude, deviens une terreur, un mauvais esprit. Un sans cœur. Un dictateur. Un criminel détenteur d'une noirceur écœurante et d'un ego machiavélique. Je me transforme en Hadi le Fou. Hadi le mal aimé. J’ai dû le mérité.
Chadi me sourit, bien que je sente sa frayeur et remarque les tremblements qui agitent ses mains. Ainsi, j’en suis venu à terrifier l’âme d’un homme que je pensais incapable de me craindre. Voilà les affres du pouvoir. Il m’isole, me fait oublier qui je suis et les promesses que j’ai pu prononcer. N’avais-je pas dit à mon cher Chadi, voilà déjà vingt ans : Tu n’auras jamais à baisser le regard devant moi, car deux frères n’ont pas à se craindre.
Son comportement, ses mouvements de recul auxquels il ne prenait plus attention, ses mots toujours plus soignés, ses réponses moins vives et plus brèves. À quel point ai-je changé pour qu’il prenne garde à la moindre de ses pensées ?
Lentement, je tire sur son bras et le fais s’allonger près de moi. Il pose son visage chocolat sur un coussin, sans oser me fixer plus de deux secondes Ses iris noisette me fuient comme les âmes de ce palais, comme Amina, comme de nombreux sentiments.
– Que dois-je faire pour que le Chadi d’avant revienne à moi ?
Ses doigts attrapent avec hésitation mon visage, tandis qu’un sourire amical se dessine sur ses lèvres caramel.
– Sans doute reviendra-t-il lorsque l’ancien Hadi se montrera à nouveau.
– Et s’il n’a pas la force de détrôner la folie qui l’habite ?
– Alors, ils finiront par regretter le temps de leur jeunesse.
– Je ne veux plus de regrets, déclaré-je sur un ton désolé.
– Alors arrête de les tuer. Arrête de tuer ces femmes. Celles que tu épouses, celles qui prennent soin du palais.
Alors lui aussi pense que j’ai assassiné les trois servantes. Pourtant, ce n’est pas moi. J’en suis presque sûr. Presque… Il est vrai que parfois, lorsque vient la nuit, que mes épouses dorment, je circule dans les couloirs et finis toujours par me demander ce que j’y fais. Enfant, il m’arrivait de déambuler ainsi, et de m’apercevoir que je n’étais plus dans ma chambre. Je me retrouvais dans la salle des conteurs. Ceux que mon père invitait, afin qu’ils nous racontent des histoires, des voyages, des périples. J’y passais beaucoup de temps avec mes six sœurs – les belles sextuplés que père avait chéries comme un trésor… Avec Chadi… C’était le bon temps. Celui de l’insouciance, celui des jeux et des rires bienheureux.
– Je n’ai tué aucune servante. Ce ne sont pas mes crimes… Je ne crois pas.
Au fond, dans les entrailles de l’incertitude, je me questionne : est-ce moi qui leur ai extrait leur vie. Depuis qu’Amina a fui, j’ai développé un étrange comportement. Moi-même, je le constate. Je devrais me faire emprisonner. Mais je suis le sultan de Mekdebel, et jusqu’à ma mort je le serai. Mon titre est ce pourquoi, je me suis plié à chaque demande de mes parents. Comment vouloir croupir dans une geôle alors que je suis vénéré comme un dieu ? Un Dieu fou, mais un Dieu quand même.
Si fou, je suis, je refuse de l’être entièrement…
Chadi se redresse et détache ma main de son poignet. Ses gestes ont toujours eu cette douceur que l’on pense réservée aux femmes. Son apparence et la sensibilité qui l’habite me prouvent chaque jour qu’une personne n’est pas qu’un aspect, mais avant tout qu'elle est un cœur.
Élancé, adroit, les épaules carrées, les mains plus larges que les miennes, Chadi ressemble plus à un de mes gardes du corps qu’à un charmant conseiller. Son visage, bien qu’agréable à regarder, souligne sa masculinité. Si je le rencontrais pour la première fois, je le penserais tyrannique et dénué de charme. J’imagine qu’il a été une femme dans sa vie passée ou une personne frêle remplie de douceur. Car je sais mieux que quiconque qu’une femme n’est pas qu’une fleur. Ma mère était une tigresse. Elle dirigeait Mekdebel d’une main de fer. Elle était intransigeante avec les malfrats. Si elle était encore là, elle me forcerait à passer la nuit dans une bassine d’eau gelée, pour retrouver la raison.
– Où vas-tu ? demandé-je, en soulevant la tête afin de l’observer.
Il s’avance vers le buffet où livres et instruments de musique se reposent. Il attrape la hanse, tire le battant sur lequel est dessiné une fleur mandala rouge et bleu. Chadi en sort un Tambûr* et revient se positionner à mes côtés.
Ses lèvres épaisses m’offrent le plus joli des sourires.
– Ne m’as-tu pas demandé de chanter pour toi ?
– Si… Je t’ai demandé de me tailler ma barbe aussi.
Je repose ma tête entre les coussins moelleux et cale la paume de ma main contre ma joue.
– Je le ferais après ta sieste. À force de ne pas dormir le soir, tes yeux rougissent et tes cernes se creusent.
– Je dois être affreux…
– Tu pourrais l’être. Mais ce n’est pas le cas. Tes parents t’ont offert une beauté rare.
Chadi sourit à nouveau, pose ses doigts sur les cordes de l’instrument en bois de mûrier et les fait bouger. Le son aigu envahit la pièce. Les vibrations flottent dans l’air, je les perçois comme mille rubans de couleur. Elles dansent pareil à des voilages sous les vents chauds d’un été rude. La voix mélodieuse de Chadi les rejoint, et emporte mon cœur loin de mes crimes. Les yeux clos, je me laisse glisser dans un rêve de grands espaces verts. J’y découvre des créatures composées de pétales, de sable et de soleil. Elles ne sont ni femmes, ni hommes, et ondulent leur corps sans véritable forme. Animés par la musique qui se déverse le long d’un cours d’eau imaginaire, elles s’amusent, arquent leurs dos, courbent leurs flancs. Chadi possède un pouvoir étrange depuis toujours. Il ne s’en rend pas compte, mais moi, je le connais. Tous ceux qui l’entendent chanter le savent. Mon ami est un créateur de rêve. Les paroles qu’il entonne prennent vie et en un claquement de langue contre son palais, il nous transporte dans chaque ligne chantée. Ses auditeurs se retrouvent immergés dans des lieux insoupçonnés. Il projette les phrases dans nos crânes en une dizaine d’images qui s'inscrivent devant nos rétines
Sa voix et celle du Tambûr ricochent dans toute la pièce. Elles instaurent un paysage que l’homme qui a écrit cette chanson a vu un jour, dans une époque révolue, il y a fort, fort bien longtemps…
Les yeux toujours fermés, je ne peux m’empêcher d’idolâtrer mon ami :
– Oh ! Chadi, tu as de l’or et du miel dans la voix. Tu as de la magie dans le cœur, dans les doigts…
Je cherche son contact et trouve sa cheville nue que j’emprisonne entre mes mains. Je deviens aussitôt une chaîne à son pied.
– Avoue ! chuchoté-je. Avoue que tu n’es pas tout à fait humain.
Il continue de chanter et laisse glisser sa réponse :
– Je ne suis qu’un homme parmi des milliers d’autres.
– Tu es trop humble. Tu ne sais pas ce que tu fais jaillir en moi.
– Des belles fleurs et des beaux paysages, des monts et des vagues qui colorent le ciel.
Il poursuit sa mélodie et ne cesse de gratter.
– Chadi ? Même si je deviens complétement fou, resteras-tu avec moi ? Me gratifieras-tu de ta présence et des sons qui débordent de tes lèvres ?
– Si tu le désires, je deviendrais ton ombre, cher frère.
La sincérité de son cœur fredonne mille bruissements savoureux en traversant sa bouche. Combien je me sens chanceux d’avoir cet homme auprès de moi. Lui ne me trahira jamais. Lui, restera jusqu’à ce que je lui demande de partir, et se laissera tuer pour désobéir à cet ordre.
Quand Amina est partie, il a voulu me veiller. Je l’ai repoussé si méchamment. Pourtant, il est revenu à chaque fois, prenant mes coups, mes gifles, mon orgueil et ma vanité. Jamais, il ne m’en a tenu rigueur. Au contraire. Un jour, Chadi s’est approché, m’a prit dans ses bras et m’a dit : je sais comme tu as mal, alors je ne te quitterai pas.
À ses yeux, je n’étais rien d’autre qu’un animal meurtri, plongé dans un désespoir stérile.
– Et si tu devenais ma sultane ?
Un silence s’installe, pesant, étrange. Je rouvre les yeux, Chadi pose un regard, à la fois, désolé et triste, comme si je lui avais fait mal en lui proposant cela.
– Je n’ai hélas pas l’apparence d’une femme et je ne pourrai te donner d’enfants.
– Quelle importance. J’ai déjà un fils et deux filles.
– Mais aucun n’est l’enfant de la sultane.
– Il me suffit d’un papier et de l’encre pour arranger cette clause. De toute façon Tarid deviendra mon successeur.
– Si tu as ce pouvoir, fait de ta cinquième épouse* la Sultane.
– Si elle le devient, je devrais la tuer.
– Et si moi je la deviens, me tueras tu ? demande-t-il, la voix à peine tremblante.
– Tu es un homme, je te laisserai en vie. Et lorsque je te regarderai, je ne verrai pas le visage d’Amina. Je te verrai juste toi : Chadi.
– Alors tu les tues parce qu’elles sont femmes.
– Parce qu’elles sont comme elle. Un jour, elles me trahiront. Aucune autre femme, portant l’honorable titre de sultane, ne me traînera dans la poussière de la honte. J’en fais la promesse.
– Je t’en conjure cesse cette folie. Les femmes que tu as tuées, ne le méritaient pas. Elles ne sont pas Amina.
Un brin fâché, il glisse sa main sur celles que j’ai enroulées à sa cheville, tente de me faire comprendre sa pensée. Je les retire avec humeur et me détourne. Face au miroir en pied, j’observe le reflet de deux hommes d’une quarantaine d’années. L’un est malade, l’autre est peiné. Ils sont le jour et la nuit.
– À force de les tuer, il t’arrivera malheur.
– Peut-être bien.
Chadi se redresse à nouveau, pose le Tambûr sur la table basse et se détourne afin de rejoindre le balcon. Il disparaît derrière la lumière de dix heures, pour réapparaître dans les rayons de quatorze heures.
Esseulé entre mes coussins et ma décision de tuer chacune de mes épouses, je finis par basculer dans un rêve où je te retrouve Amina… Tu pars au galop dans une robe de satin blanc et t’envoles comme un oiseau par-delà les étoiles. Les cages dorées ne sont pas pour les femmes comme toi.
– Elles ne sont pour personne, pas même les Ibis sacrés qui nichent dans la volière.
– Qui parle ?
Ma conscience, sans doute.
Cinquième épouse : elle provient du harem et est la cinquième femme a avoir épousé Hadi.