Zaroth vola jusqu’à la tombée de la nuit. Il se trouva un coin calme où se reposer pour repartir à l’aube. Le soleil brillait au milieu du ciel lorsque le lien lui indiqua être arrivé. Une dizaine de dragons attendaient, accrochés à la falaise. Zaroth reconnut les anciens protecteurs, ceux qui ne portaient pas mais qui l’avaient fait. Les porteurs devaient réaliser des missions diverses et variées, supposa Zaroth.
Vue sa taille, l’arrivée de Zaroth ne passa pas inaperçue. Pourtant, aucun dragon ne broncha. Ils restèrent immobiles, comme si rien de ce qui se passait autour d’eux ne les concernait.
Zaroth suivit le lien jusqu’à un plateau coincé dans une montagne, petit mais lui permettant tout de même d’atterrir. Ses griffes creuseraient des sillons dans le sol mais il n’en avait cure. Aucun humain ne vint à sa rencontre. L’endroit était vide.
Zaroth regarda dans la direction où son lien lui disait se trouver Corail. Il se pétrifia d’abord en constatant la présence d’un cadavre épinglée à un pan de la montagne. Il pendait, une chaîne enserrée autour du cou. Une odeur pestilentielle s’en échappait. Quelques morceaux de son corps manquait, probablement dégustés par des oiseaux que le dragon venait de faire fuir.
Malgré les bouts manquant, Zaroth reconnut un sirénien. Corail ! Il était arrivé trop tard. Pourtant, le lien ! Un mouvement à gauche attira son attention. Une forme remuait sur le sol. Sale, elle se confondait avec la pierre humide. Elle releva la tête. Le cœur de Zaroth fit un bond : Corail !
Il approcha la tête d’elle. La sirénienne, dans un effort démesuré, leva la main pour lui caresser le museau. Zaroth constata qu’une chaîne attachée à son cou par un collier en acier la reliait au mur. Zaroth gronda de fureur.
Corail se redressa, dépliant lentement son corps, tremblant, perdant parfois l’équilibre et se reprenant à temps. Elle plaça ses mains entre les dents de Zaroth et poussa. Docile, le dragon ouvrit la gueule. Corail plaça sa tête à l’intérieur puis lui fit signe de serrer. Dévasté, il obéit. Le croc, placé dans le cadenas, fit sauter ce dernier. Zaroth ouvrit la gueule, laissant apparaître une Corail libre.
Il soupira d’aise. Il avait cru qu’elle lui demandait de la tuer. Il la lécha sans parvenir à lui tirer un sourire. Il lui tendit le cou et elle grimpa, glissant avec douceur dans ses conduits de rafraîchissement. Une fois en sécurité sur son dos, il sentit, via le lien, un immense soulagement venir de Corail, doublé d’une reconnaissance infinie. Elle le remerciait d’avoir répondu à son appel.
Zaroth se tordit le cou et la lécha encore, sans pour autant recevoir la moindre once de joie en retour. Corail paraissait décalée, hors de son propre corps, présente et absente à la fois. Il se tortilla, gigota puis ce fut comme s’il émergeait d’un rêve et que des chaînes qu’il ignorait porter disparaissaient. Il comprit : Corail venait de rompre le lien, lui rendant sa liberté.
- Vous êtes des lâches, gronda Zaroth à l’encontre de ses congénères collées à la montagne.
- Nous ne pouvons pas intervenir, expliqua Fryl. Ils détiennent nos petits et ont juré de les tuer si nous tentions quoi que ce soit contre eux.
- Vos petits ? répéta Zaroth, abasourdi.
- Peu après notre départ, Arif a pondu, narra Fryl. Sa dragonnière, touchée par sa détresse de devoir laisser son œuf dans un endroit dangereux et froid, a prévenu ses camarades. Ils ont proposé de le prendre, de le protéger et de lui fournir la chaleur dont il a besoin pour se développer. Ils l’ont fait. Ils ont crée une forge spécialement pour nos œufs. Ils y incubent à merveille. Ce que nous n’avions pas prévu, en revanche, fut qu’ils garderaient nos dragonneaux. Ils les enchaînent et les dressent, comme de vulgaires chiens.
Zaroth gronda en soufflant du chaud par les naseaux. Fryl poursuivit :
- Lorsque certains dragonniers ont commencé à demander à leur propriétaire de réaliser des actes que nos compagnons n’approuvaient pas, le chantage a commencé.
- Vous êtes devenus leurs esclaves, cingla Zaroth.
Sur son dos, Corail bailla puis s’allongea contre la nuque de sa monture et s’endormit. Zaroth la comprit épuisée. Il s’en était fallu de peu qu’elle ne sombre. Il la lécha, ne sachant trop quoi faire de plus pour l’aider.
Les dragons accrochés aux flans de la montagne baissèrent les yeux de honte, leur queue fouettant le sol, décrochant souvent des rochers qui roulaient en contrebas.
- Nous ne savons pas comment nous sortir de ce guêpier, admit Fryl. Ils détiennent une trentaine des nôtres, œufs ou bébés.
- Trente ? s’étrangla Zaroth.
- Nous ne savons pas où trouver de l’aide, maugréa Fryl.
Zaroth renifla.
- Si l’aide venait, vous opposeriez-vous ?
- Nous n’attaquerons jamais les nôtres, assura Fryl et les autres approuvèrent.
- Et si l’aide en question n’était pas des dragons ? interrogea Zaroth.
Les créatures ailées se lancèrent des regards lourds puis hochèrent la tête.
- Nous les laisserions agir mais tu sais, Zaroth, les siréniens ne pourront rien pour nous. Les dragonniers savent se battre. Ils maîtrisent tous le maniement des épées, des sabres et même des arbalètes. Les siréniens se feraient massacrer. Et puis, pourquoi le feraient-ils ? Cette affaire ne les concernent pas. Les dragonniers ne veulent pas s’en prendre aux siréniens. Ils s’en fichent complètement de ceux qu’ils nomment les poissons.
- Que comptent-ils faire de leurs dragons dressés ? interrogea Zaroth.
- Piller, brûler, massacrer, violer, voler, si nous avons bien compris. Ce sont des brigands.
- Ils ne veulent même pas prendre le pouvoir ? s’étrangla Zaroth.
- Non, assura Fryl. Ils comptent se placer dans une forteresse protégée et de là, exiger des tributs aux régions voisines. Ils ne veulent pas avoir à semer, labourer, élever, cultiver ni même gérer des gens. Ils rêvent d’une vie de luxure et de plaisir pour eux et leurs successeurs. Les dragons leur offriront la protection et la menace nécessaire. Quel entrepôt refuserait de livrer ses stocks quand trois dragons encerclent l’endroit, la flamme prête à jaillir ?
- Nous ne sommes pas de vulgaires pillards ! gronda Zaroth.
Tous les dragons approuvèrent dans un soupir d’impuissance. Zaroth grogna puis s’envola avec délicatesse afin de ne pas réveiller sa cavalière. Il comptait la ramener aux siens puis réfléchir à la meilleure façon de récupérer leur liberté, celle des adultes, des enfants autant que des œufs.
Il fut stoppé dans son parcours par une tache blanche venue se placer à ses côtés.
- Tiens, tiens, un revenant, gronda Zaroth.
- Je viens apporter mon aide, annonça Chavard’all.
- Oh ! C’est vrai ? Tu n’as pas peur que ton dragonnier ne cafte et n’ordonne la mise à mort de l’un de nos petits ?
- Jack ne fera jamais ça, promit le dragon blanc.
- Pourtant, il a l’air tout, sauf heureux. Je constate sa rage, même à cette distance et sans lien.
- Posons-nous, s’il te plaît ! Dans un endroit tranquille. Il faut qu’on parle.
Zaroth serra les dents avant d’entamer la descente. Une prairie à côté d’une rivière offrit le lieu idéal, foisonnant de vie animale et végétale, colorée et odorante.
- Je m’en veux tellement, indiqua Chavard’all. Si Jack est en colère, ce n’est pas à cause de ce que je fais maintenant mais du passé. Il m’en veut. Je crois qu’il ne me pardonnera pas… jamais…
- Qu’as-tu donc fait pour obtenir un tel résultat ?
- Je l’ai abandonné pendant plus de dix ans.
- Quoi ? s’exclama Zaroth.
- Farhynia ne te l’a donc jamais révélé, comprit Chavard’all. Jack est mon tout premier dragonnier. Tu te souviens ? Je suis parti avant même le premier envol.
- Je me souviens, se rappela Zaroth. Je suis absolument certain de t’avoir demandé de tuer ton cavalier avant de partir.
- Je ne t’ai pas écouté, admit Chavard’all et Zaroth renifla. Jack a dû attendre plus de dix ans dans le camp avant de me revoir et encore, je ne l’ai pas reconnu. Corail a dû me mettre les points sur les i.
Zaroth secoua la tête. Rien de tout cela n’allait.
- Il m’en veut. Notre relation s’est développée mais sa rancœur n’a jamais vraiment disparu. Disons qu’il la masque bien et parvient à la surmonter pour vivre avec moi mais…
Chavard’all grimaça. Zaroth hocha la tête.
- Quand je suis parti, il m’a sommé de m’expliquer, ce que j’ai refusé de faire, arguant que mes raisons ne le regardaient pas. Il argumentait, qu’il avait le droit de savoir pourquoi je l’empêchais de vivre avec Corail. J’ai été tellement égoïste. Je l’ai envoyé paître.
Zaroth approuva. Le dragonnier n’avait pas à réclamer quoi que ce soit. Zaroth trouva la relation entre Chavard’all et son dragonnier saine. L’un ne semblait pas déteindre sur l’autre. Chacun restait libre de penser. Les dix années de séparation en étaient-elles la cause ?
- Les autres ont pris mon éloignement pour un encouragement à voler de leurs propres ailes et ils sont partis. Je les ai suivis, avant tout pour faire comme tout le monde.
Zaroth lui envoya de l’air chaud au visage. Chavard’all ronchonna puis gronda :
- Je sais que la plupart m’ont suivi, moi ! Et moi, je suivais Mylo.
Zaroth souffla encore plus chaud.
- J’ai été stupide ! admit Chavard’all. Mais j’étais dévasté !
- Par quoi ? demanda Zaroth, abasourdi.
- Farhynia avait couché avec toi, murmura Chavard’all.
Le noir sur ses pointes s’étendaient, signe de sa honte.
- Et donc ? souffla Zaroth, éberlué.
- Je… Je lui ai fais une crise de jalousie.
- Une… de… jalousie ? bafouilla Zaroth.
- Jack a réagi comme toi. Quand tu es parti avec Corail sur le dos, il m’a lancé un ultimatum. Ou bien je lui expliquais, ou bien il me quittait.
Zaroth ricana.
- Tu ne comprends pas, chuchota Chavard’all. Pour Jack, monter un dragon signifiait vraiment servir.
- Ne me dis pas que c’est un volontaire !
- Non, c’est un meurtrier condamné à mort mais… Bref, je n’ai pas envie de te dérouler tout son parcours. Je te demande de me croire sur parole. Il a de l’honneur et monter un dragon est honorifique à ses yeux.
- Soit, admit Zaroth en déshabillant Jack des yeux.
L’humain serrait la mâchoire et les poings. Il ne quittait pas Corail des yeux, l’angoisse transpirant par tous ses pores.
- Corail dort, indiqua Zaroth. Elle est épuisée mais vivante. Tu peux rassurer ton dragonnier.
- Merci, Zaroth, répondit Chavard’all. Comme je te le disais, Jack a réagi comme toi. Ça m’a énervé, qu’il ne soit pas de mon avis.
Si l’absence de soutien du dragonnier envers sa monture aurait mis en colère Zaroth quelques temps plus tôt, elle lui fit plaisir ce jour-là. La relation entre ces deux-là semblait vraiment saine.
- Il n’a pas compris la raison de ma jalousie et a commencé à me poser des questions sur notre type de relation, à Farhynia et moi, exclusive ou pas. Je ne comprenais même pas sa question.
Zaroth sourit.
- Il m’a expliqué que dès le début de leur relation, Corail et lui avaient été très clairs. Jack pouvait aller coucher avec n’importe quelle femme. Corail pouvait rejoindre les siens dans l’eau et faire… ce que les siréniens font et que je n’ai toujours pas bien compris.
Zaroth ricana.
- Il m’a demandé comment les dragons envisageaient leurs relations, sociétalement parlant, poursuivit Chavard’all. Là encore, la question m’a pris de court. Jack a dû me donner des exemples humains. Il m’a expliqué que chez lui, un couple homme/femme s’unissait avant tout pour créer une famille, stabiliser ainsi les biens possédés mais qu’une fois l’héritage assuré, chacun pouvait baiser librement sans que cela ne pose de problème à personne.
Zaroth ignorait que les humains fonctionnaient de cette manière.
- J’ai dû réfléchir pour savoir comment notre société fonctionnait, admit Chavard’all. Avant Farhynia, je baisais souvent. Ma couleur attire les femelles.
Zaroth gloussa. Il ne doutait pas que son camarade blanc à pointes noires puisse plaire.
- Je n’ai jamais vraiment vu de couple dragon, poursuivit Chavard’all.
- Je suis resté avec Greenaco pendant presque toute ma vie, répliqua Zaroth.
- Greenaco et toi étiez amants ? s’étonna Chavard’all. Je l’ignorais.
- Nous étions discrets et pas exclusifs, indiqua Zaroth. Elle pouvait aller voir qui elle voulait et moi aussi. C’est d’ailleurs mieux pour la reproduction. Ça permet un meilleur mélange.
Chavard’all en resta un instant figé, muet et sa culpabilité remonta d’un cran.
- Jack s’est mis en pétard, me disant que j’avais agi comme un abruti, me laissant dicter par mes émotions. Il avait raison, admit Chavard’all. Tu sais, je n’ai jamais voulu tout ça. Je n’ai pas cherché à créer cette scission. Je me suis éloigné de Farhynia avant tout parce que j’avais été blessé et que j’avais besoin de temps pour réfléchir mais tout s’est enchaîné, sans que je ne comprenne.
Zaroth plaignit son comparse, responsable sans le vouloir d’une situation inacceptable.
- Alors que je baignais dans des émotions conflictuelles, poursuivit Chavard’all, les dragonniers ont envoyé leurs anciens collègues pirates voler nos œufs sur les plateformes. Je ne pouvais imaginer que le dragonneau issu de mon amour avec Farhynia – elle a pondu il y a quelques lunes – puisse tomber entre leurs mains alors je… j’ai…
Ses écailles frémirent. Zaroth lui laissa le temps de se reprendre.
- J’ai détruit le plus possible d’œufs, avoua Chavard’all. Tout pour qu’ils ne tombent pas entre leurs mains.
Zaroth s’en figea de stupeur. Voilà ce que les siréniens tentaient de leur expliquer. Un dragon soufflait du feu sur les plateformes protégées tandis que d’autres accompagnaient des humains qui volaient les œufs de dragon. Comment expliquer ça par gestes ? Impossible.
- Je m’en veux tellement ! pleura Chavard’all avant de redresser la tête. Jack a une proposition à faire. Il affirme pouvoir convaincre le roi d’envoyer ses soldats sauver nos petits - nés ou à naître - et se porte garant qu’ils nous seront rendus.
Zaroth plissa les paupières.
- Jack suppose que le roi demandera l’assurance que les dragons n’interviendront pas durant la bataille, poursuivit Chavard’all.
- J’imagine, confirma Zaroth.
- Je compte m’en porter garant, en restant sur place, en offrant ma vie en échange de cette promesse.
Zaroth griffa le sol.
- Je ne vois pas bien pourquoi le roi serait touché par cette offre, indiqua l’ancêtre marron.
- Jack m’assure que ça fonctionnera. Je choisis de le croire. J’ai fait pas mal de conneries ces derniers temps. Il est temps que je fasse enfin ce qui est bien.
- Hum… grogna Zaroth. Soit. Je vais prévenir les autres et je transmettrai le message. Aucun dragon n’attaquera les armées du roi durant la bataille. J’ai peur, en revanche, que les dragonniers ne préfèrent détruire nos petits que de les imaginer entre les mains des soldats.
- Les dragonniers sont aussi divisés que nous le sommes. Bon nombre d’entre eux suivent Aeros sans oser s’opposer à lui et ses sbires mais n’approuvent pas. Ils sont d’accord pour se racheter. Ils protégeront nos petits le temps que les soldats arrivent, au péril de leur vie, si besoin. Les dragonniers sont tous présents le soir. Jack demandera que l’attaque ait lieu au coucher du soleil. Le temps de convaincre le roi et qu’il réunisse ses meilleurs hommes sur place, cela devrait prendre deux jours. Pas à ce crépuscule, mais au suivant, nous serons fixés sur notre sort et celui de nos petits.
Zaroth acquiesça. Il jeta un regard anxieux vers Chavard’all.
- Même si nous réussissons, j’ai la sensation que ton dragonnier ne te reviendra pas, prévint Zaroth.
- Si l’un des nôtres blesse un soldat, je mourrai et Jack me suivra dans l’obscurité. Il en est conscient. Je ne crois pas qu’il ait prévu de survivre. Il a un cadeau pour Corail. Acceptes-tu qu’il grimpe un instant sur ton dos pour l’accrocher à une de tes cornes ? Il ne la réveillera pas. Il sait combien elle a besoin de repos.
Zaroth n’aurait jamais accepté avant, qu’une fourmi quelconque lui grimpe dessus. Cette fois, il retroussa les babines avant de coller son épaule à celle de son comparse blanc. Jack passa aisément d’un monstre à l’autre saluant au passage Zaroth d’une inclinaison pleine de respect. Il accrocha une sacoche à une épine, juste à côté de Corail, puis retourna chevaucher son dragon qui s’élança vers le ciel.
Zaroth le regarda disparaître avant de se tourner vers Corail, toujours endormie sur sa nuque. Il n’avait plus le temps de la ramener. Il décolla tout en douceur pour rejoindre les montagnes proches et prévenir les siens des événements à venir, le cœur battant à tout rompre, priant pour que les vents soient favorables à Chavard’all et son dragonnier.