Corail sortit de sa léthargie sous un soleil rasant. La nuit tombait. La sirénienne se sentait bien mieux, bien qu’assoiffée et affamée.
- Tiens ! dit une voix à côté d’elle.
Elle se redressa, les jambes agréablement serrées sans brutalité par les conduits de Zaroth. Elle était encore sur le dos du dragon. Elle n’en revenait pas d’avoir dormi dessus. Elle se tourna pour découvrir Phaegal, ses cheveux blonds assortis au jaune poussin de sa monture. Le dragonnier lui montrait une gourde et un sachet qui semblait assez lourd. Il comptait le lui lancer. Corail ne fit pas montre d’être prête à rattraper.
Elle n’avait aucune envie d’échanger quoi que ce soit avec lui. Il avait suivi les autres. Il faisait partie de ses tourmenteurs. Il baissa les bras et lança :
- Je ne suis pas fier de ma couardise. Je n’ai pas osé… Tu n’as pas idée de la façon dont Aeros traite Jack juste parce qu’il refuse de participer. Je ne voulais pas être mis de côté. J’étais enfin accepté dans un groupe. Ça ne s’était jamais produit avant.
Phaegal remit en place une mèche de cheveux blonds venue se placer devant son œil gauche.
- Je ne vais même pas implorer ton pardon, poursuivit-il. Je ne le mérite pas. C’est de l’eau et du poisson. Tu dois mourir de faim et de soif. Tu as passé presque deux jours à dormir sur Zaroth.
- Deux jours ? s’exclama Corail avant de cligner des yeux en regardant autour d’elle.
Ils se trouvaient toujours sur la montagne surplombant le camp des dragonniers. Beaucoup de dragons s’y trouvaient, dragonniers sur le dos.
- Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Corail.
- La sacoche devant toi, c’est de la part de Jack, indiqua Phaegal.
Corail tendit la main en tremblant. Elle l’ouvrit pour découvrir sa robe bleue.
- Il l’a ramassée après qu’elle ait été malmenée et il te l’a réparée.
Corail la passa, rabattant la capuche sur sa tête. Une fois le voile en place, elle se sentit mieux, protégée. Elle savait cela stupide car un bout de tissu n’empêchait rien mais elle retrouvait sa dignité. Elle caressa le tissu. Jack l’avait récupérée et raccommodée.
- Où est Jack ? demanda Corail.
Pour toute réponse, Phaegal lui reproposa la gourde et le paquet d’un geste. Corail céda. Elle attrapa aisément les objets lancés avec précision. Elle sentit le soulagement chez Zaroth lorsqu’elle s’hydrata.
- Je vais devoir te laisser, annonça Phaegal. Aeros ne va pas tarder à arriver.
- Tu vas le rejoindre ? accusa Corail qui n’y comprenait plus rien.
- Non, la contra Phaegal. Je vais mourir.
- Quoi ?
- Jack a réussi sa mission, indiqua Phaegal. Il a réussi – je ne sais comment – à convaincre le roi d’envoyer ses soldats sur le camp. Notre rôle, à nous les dragonniers non fidèles à Aeros, est de protéger les petits des dragons – né ou à naître – en attendant que les militaires n’arrivent. Je ne me fais pas d’illusions. Nous ne tiendrons pas longtemps. Je dois seulement les retarder.
- Agruip ne compte pas t’aider ?
- Les dragons n’entreront pas dans la bataille. Si un seul blesse un soldat, Chavard’all meurt. Il s’est porté garant de leur neutralité.
Un filet de liquide glacé parcourut la colonne vertébrale de Corail.
- Sans cela, le roi aurait refusé d’envoyer ses troupes, termina Phaegal et Agruip s’envola pour déposer Phaegal dans la cour centrale du camp des dragonniers.
Phaegal se positionna le dos contre la falaise, comme s’il se contentait d’attendre nonchalamment. Assez proche de la forge, pas trop non plus. Tous les dragons déposèrent leur cavalier avant d’aller se poser plus loin, comme ils le faisaient tous les soirs. Zaroth s’aplatit. Couleur terre, il devenait invisible sur la montagne. Le bleu de Corail pourrait, d’en bas, passer pour une mare.
Le ventre plein et hydratée, Corail se sentait mieux, assez pour pleurer. Elle avait tant à digérer et si peu de temps pour le faire. Un dragon violet à peine deux fois plus gros que Farhynia déposa Aeros. Corail ne savait même qu’Aeros montait ce dragon, qu’elle ne se souvenait pas avoir jamais vu. Sa taille indiquait sa jeunesse. Mylo, l’immense dragon bleu, apporta Farid. Un majestueux dragon noir et rouge atterrit pour laisser descendre Jasmine.
Les trois leaders du groupe se réunirent et soudain, ce fut le chaos. Des soldats, jusque là camouflés, s’élancèrent. Corail en cria de surprise. Phaegal et plusieurs autres s’engouffrèrent dans la grotte fumante. Aeros, Farid et Jasmine mirent en déroute les soldats devant eux, sans la moindre difficulté apparente. Ils se révélaient être des bretteurs redoutables ! Aeros au sabre, Farid à mains nues et Jasmine aux dagues, le trio se coordonnait à la perfection, semant la mort sur son passage.
Dans le camp, ce fut rapidement l’anarchie. Certains dragonniers, obéissant au trio, foncèrent vers la grotte fumante où d’autres les empêchaient d’entrer. Les soldats durent faire face à des hommes à la fureur et à la cruauté sans égal. Les militaires, bien entraînés, firent face, se regroupant, mais ils ne parvinrent malgré tout pas à avancer vers la grotte, leur objectif. Des arbalètes sur les murailles se mirent en action et les soldats durent reculer.
Phaegal et les autres se retrouvèrent en difficulté. Inférieurs en nombre et en compétence, acculés, ils ne tarderaient à perdre ce combat. Agruip décolla soudain pour se poser devant la grotte et grogner à l’encontre des dragonniers. Jasmine tendit la main vers son dragon mais celui-ci resta collé à la montagne. Malgré la distance, Corail entendit la femme insulter son dragon.
Aeros fit quelques gestes à ses amis puis ferma les yeux et se concentra. Le jeune dragon violet qu’il montait se redressa et s’envola avant de fondre sur Agruip. Le dragon jaune, bien plus fort, refusa le combat. Il se contenta de reculer et d’esquiver.
Une lance fila entre les deux dragons. Agruip rugit férocement avant de tourner la tête vers le dragonnier lanceur. D’un coup de dents, il le prit dans sa gueule. Une flamme enveloppa le dragonnier puis il disparut dans le gosier d’Agruip.
Un coup de griffes du dragon violet ouvrit une méchante plaie dans la gorge d’Agruip. Ses écailles jaunes se teintèrent de rouge mais le coup fut loin d’être mortel.
Corail observa les autres dragons. Ils observaient la scène, incrédules, nul n’osa intervenir. Comment faire sans risquer de toucher un soldat ? Toutes les fourmis se trouvaient mêlées !
Agruip recula sous le choc. Les humains autour de lui s’écartèrent, continuant à combattre malgré la proximité des monstres s’en prenant l’un à l’autre. Agruip secoua la tête et se prit de plein fouet la queue du dragon violet en pleine tête.
- Pourquoi ne l’a-t-il pas évitée ? s’exclama Corail.
Zaroth se redressa, comme si lui aussi trouvait cela anormal. Agruip se mit à tanguer. Il semblait… ivre ?
Le dragon violet cessa ses attaques vers Agruip. Il tourna la tête vers la grotte fumante et souffla, ses flammes s’engouffrant faisant exploser la cheminée. Le dragon d’Aeros venait de mettre la menace du chef des dragonniers à exécution. Les dragonneaux et les œufs ne pouvaient avoir survécu à une telle fournaise. Tout ça, pour rien…
Aeros ordonna le repli dans les cavernes tandis que son dragon violet s’envolait vers la montagne, sa terrible mission accomplie. Les dragonniers obéirent, laissant les soldats face au monstre jaune qui ouvrit la gueule et cracha le feu, réduisant la section en cendres.
Corail en resta muette de stupéfaction. Pourquoi Agruip venait-il d’agir de la sorte ? Il cracha encore le feu, par à-coups, comme s’il toussait, sans viser personne en particulier, les flammes ravageant les pierres, les arbustes et quelques mobiliers. Agruip vacilla puis s’écroula.
Zaroth s’envola et se posa dans la cour. Les soldats des autres sections restèrent prudemment dans son dos. Le monstre ailé marron fit rouler sa langue et son feu jaillit en direction des cavernes. Nul doute que les dragonniers, imitant les aigles, s’étaient protégés contre ce genre d’attaque mais le dragon marron ne visait pas la mort. Il donnait simplement du temps aux soldats.
Ces derniers saisirent l’opportunité. Ils foncèrent vers la grotte fumante d’où ils ressortirent en portant des œufs. Tous n’avaient pas explosé. Certains avaient survécu. Heureusement que le dragon violet d’Aeros, jeune, ne maîtrisait pas bien son souffle ! Corail tira un peu sur ses jambes et Zaroth, comprenant la demande, la libéra. Tandis qu’il continuait à souffler, Corail descendit.
Elle courut vers la grotte pour découvrir un véritable charnier. Elle dut contourner ou sauter par dessus des corps calcinés et plus loin, des cages contenaient des dragonneaux morts. Jeunes, leurs écailles ne les protégeaient pas du feu d’un dragon adulte. Quelques œufs avaient explosé mais d’autres, les plus lointains et au ras du sol, avaient miraculeusement survécu.
Corail ressortit pour se trouver nez à nez avec un soldat.
- Nous partons, annonça-t-il. Vous remercierez votre dragon pour son intervention. En revanche, ne comptez pas sur moi pour mentir à mon roi. Les actes du monstre jaune seront rapportés.
- Je comprends, assura Corail. Combien d’œufs avez-vous pu sauver ?
- Vingt-sept, répondit-il. Je les amène, comme prévu, au palais royal.
Corail acquiesça, ne comptant pas s’opposer à « ce qui avait été prévu », bien que ne sachant pas par qui ni quand. Les soldats s’évanouirent dans l’obscurité de la nuit. Corail remonta sur Zaroth. Dès qu’elle fut en position, il s’envola, cessant de souffler sur le refuge des dragonniers.
Corail constata que tous les dragons entouraient le violet, l’empêchant de s’enfuir. Zaroth s’approcha. Les écailles des dragons cliquetèrent. Corail comprit qu’ils échangeaient. Finalement, il y eut un grand silence et plusieurs dragons se jetèrent sur le petit. L’un enserra son cou dans sa gorge tandis que d’autres, de leurs griffes, lacéraient les ailes. Ils le relâchèrent, vivants, mais vu son état, à jamais incapable de voler.
Pas de mise à mort chez les dragons, se rappela Corail. En regardant le petit violet, elle se demanda si cette punition, pour un volant, n’était pas pire que la mort.
Les dragons échangèrent encore un peu puis Zaroth s’envola. Dans cette nuit sans lune, Corail n’eut aucune difficulté à savoir où Zaroth se rendait. Les lumières des lampes à huile et des braseros de la ville humaine se voyaient à des lieux à la ronde. Branam, le joyau du royaume, reconnut Corail. Le trajet, très rapide à vol d’oiseau, leur permettrait d’arriver au palais avant les soldats. Corail se demanda ce que Zaroth avait en tête.
Il atterrit dans une immense cour d’un palais gigantesque. Les tours les plus hautes soutenaient, en leur sommet, des arbalètes d’une taille gigantesque, telles que Corail n’en avait jamais vues. Montées sur un socle tournant, elles pivotaient à volonté sur un cercle entier si bien que Zaroth se retrouva la cible de quatre d’entre elles. Corail frémit. Elle comprit que ces armes avaient été créées spécialement contre les dragons.
Une dizaine d’hommes et de femmes s’avancèrent vers Zaroth. Ils s’arrêtèrent très proches, passant de la créature ailée à sa cavalière, visiblement abasourdis.
- Vous désirez ? demanda un des hommes en passant des yeux jaunes à pupilles verticales au voile masquant le visage, incertain quant à la personne à qui il devait s’adresser.
Zaroth se tourna vers Corail et souffla sur sa robe.
- Pourriez-vous nous guider vers le dragon blanc venu il y a deux jours ?
L’homme lui indiqua où trouver leur ami.
- Pouvons-nous le rejoindre ?
- Bien sûr ! s’exclama l’homme avant de se reculer afin de laisser le dragon décoller.
Corail guida Zaroth de la main jusqu’à une cour moins belle mais bien mieux gardée. Cette fois, ce n’était pas quatre mais une vingtaine d’arbalètes géantes qui visaient les dragons. Chavard’all se reposait là. Il leva la tête à l’arrivée de Zaroth. Ce dernier libéra les jambes de Corail qui descendit. Les écailles des dragons remuèrent, preuve qu’ils échangeaient.
Corail fit le tour de la cour intérieure, simple lieu de passage couvert de pelouse. Quelques bancs permettaient de s’asseoir et un bassin en son centre offrait un refuge à des carpes, tellement peu farouches que Corail put les caresser en plongeant sa main sous la surface. Un couloir couvert l’entourait, ouvrant sur des portes closes.
L’une d’elle s’ouvrit, dévoilant Jack qui, sans aucun doute, venait de répondre à un appel de Chavard’all. Plusieurs personnes l’encadraient. Deux gardes armés d’abord puis un homme âgé portant une couronne sur la tête suivi d’une dizaine de courtisans bien vêtus. Deux hommes armés fermaient la marche.
- Corail ? s’étonna Jack avant de plisser les yeux en constatant la présence de Zaroth. Tu es venue sur le dos de Zaroth ? Où est Farhynia ?
Il se tut avant de se tourner vers Chavard’all et de froncer les sourcils. Il réfléchit intensément puis hocha la tête.
- Votre Majesté, je vous présente Zaroth, chef des dragons. Chez eux, on dit « Ancêtre ». Zaroth, voici sa Majesté Merel, roi des terres humaines.
Zaroth salua de la tête et le roi fit de même, sa couronne scintillant au soleil.
- Mes soldats ne sont pas encore revenus, indiqua le roi. Les nouvelles sont-elles bonnes ?
- Je vais traduire les paroles de Zaroth, indiqua Jack. Il parle à Chavard’all qui me transmet ses mots. Je vais parler en son nom, en utilisant le « Je » mais c’est Zaroth qui parle.
Le roi hocha la tête. Jack inspira puis son regard se fit vitreux et il annonça :
- Beaucoup de dragonniers ont péri. Aucun dragonneau n’a survécu. Une dizaine d’œufs a été perdue. Vingt-sept ont été sauvés et sont en ce moment en route pour votre palais.
- Je suis navré de vos pertes.
- Je les déplore également, autant que celle d’une section entière de vos hommes, décimée par le feu d’un des nôtres.
Le roi serra la mâchoire tandis que Chavard’all se trémoussait.
- Aucun de nous ne saurait expliquer ce geste, poursuivit Jack qui parlait pour Zaroth. Agruip était de notre côté. Son dragonnier protégeait nos œufs. Mon comparse est intervenu pour protéger son cavalier. Peu après avoir tué son agresseur, il s’est retourné contre votre escouade, sans que nous ne…
Un silence suivit.
- Jack ? lança le roi sur un ton neutre, sans agacement.
Le jeune homme se tourna vers Zaroth.
- Agruip a-t-il mangé l’agresseur de Phaegal ?
Zaroth retroussa les babines. Jack serra la mâchoire.
- Que se passe-t-il ? demanda le roi.
- Les dragonniers n’ignorent pas que les dragons ont tendance à manger les humains. C’est un met qu’ils apprécient tout particulièrement.
Ni Chavard’all ni Zaroth ne s’opposa.
- Aeros avait prévu une telle éventualité. Il a demandé à tous les dragonniers de porter en permanence des poches remplies de champignons dit « magiques ». Ils sont très connus chez nous, indiqua Jack en regardant Zaroth et l’assemblée humaine acquiesça d’un geste. C’est un véritable fléau. Il suffit d’en consommer pour passer de longues heures à halluciner, voir et entendre des choses qui n’existent pas.
Il y eut un petit silence puis Jack lança :
- Parce que c’est amusant, parce que ça nous éloigne de notre quotidien trop rigide, parce que les copains le font, les raisons sont nombreuses. L’effet est démultiplié en cas de feu. Cuits, ils sont mortels pour un humain. Augmentation du rythme cardiaque, arrêt de la respiration, spasmes musculaires, aucun humain ne survit à ça. Ce dragonnier avait suivi les recommandations d’Aeros. Agruip l’a brûlé avant de le consommer, n’est-ce pas ?
Zaroth retroussa les babines.
- L’ingestion a causé des hallucinations, comprit Jack. C’est pour ça qu’il a attaqué les soldats.
- J’en suis navré pour lui mais cela ne change en rien le pacte réalisé. Les dragons n’avaient pas à s’en prendre à nos hommes ! s’exclama l’un des courtisans. Une section entière partie en cendres ! C’est inacceptable !
- Du calme, Neyjat, asséna le roi.
- Vous ne comptez tout de même pas revenir sur votre parole ! gronda le dénommé Neyjat.
- Neyjat, je te dis ça avec beaucoup de gentillesse : ferme-la.
Le roi transperçait son courtisan des yeux. La bouche de ce dernier se crispa mais il se tut.
- Jack, que dit Zaroth ? interrogea le roi.
Jack se tourna vers Chavard’all. Il hocha la tête puis se tourna vers le roi et annonça :
- Zaroth a conscience que Chavard’all s’est porté garant pour les siens mais Zaroth est l’ancêtre. Chavard’all est sous sa responsabilité. Il demande à prendre sa place.
Le roi se tourna vers le dragon marron, penchant la tête, étudiant la requête.
- Quoi ? s’exclama Corail. Mais…
Elle se tourna vers l’ancêtre.
- Zaroth ! murmura-t-elle.
Elle se jeta sur son museau qu’elle empoigna. Il la lécha, trempant sa robe bleue.
- Votre demande est honorable, lança le roi. Je vais y réfléchir. J’attendrai le retour de mes hommes puis je vous transmettrai ma réponse. En attendant, Chavard’all ne devra pas quitter cette cour. S’il essayait de le faire, il serait exécuté sans sommation.
- Zaroth comprend, indiqua Jack. Il vous remercie pour votre écoute pleine de sagesse.
- Retirons-nous, annonça le roi avant de se tourner vers un courtisan. Faites porter de la nourriture à notre invité de grande taille. La jeune femme dans la robe bleue est la bienvenue au palais. Offrez-lui boisson, nourriture et un appartement correct.
- Me permettez-vous de m’en charger ? demanda humblement Jack. Corail est une amie très chère.
- À ta guise, mon fils, répondit le roi.
À ces mots, le roi et sa cour quittèrent les lieux, laissant les deux dragons et leurs dragonniers seuls sous la surveillance vigilante des ballistaires.
Jack s’approcha de Corail, à pas prudents et resta à bonne distance, tandis qu’elle ne cessait de caresser le museau de Zaroth.
- Ils vont lui apporter à manger. Il ne se passera rien pendant au moins deux jours, indiqua Jack. Mon père n’est pas du genre à prendre des décisions précipitamment. Il prendra le temps de la réflexion, réunira des informations et prendra conseil auprès d’un maximum de gens.
- Ton père ? répéta Corail avant de regarder autour d’elle. Tu es prince ?
- Oui et non, répondit Jack.
- Ce n’est pas comme ça qu’on appelle le fils d’un roi chez les humains ? Je n’ai pas utilisé le bon mot ? s’enquit Corail.
- Le mot est exact mais disons que c’est plus compliqué que ça.
- Il t’a renié parce que tu as tué quelqu’un ? supposa Corail.
- Oui et non, répondit Jack. Me laisseras-tu te faire visiter les lieux ? Nous pourrions en profiter pour parler.
Corail se tourna vers Zaroth qui retroussa les babines, l’encourageant ainsi à accepter. Elle appuya son front contre le museau de l’ancêtre puis se détacha de lui pour se placer à côté de Jack, à la fois proche et loin. Jack se dirigea vers une porte, sans chercher à s’approcher ou à s’éloigner de Corail, dont il respecta le choix de se tenir à distance.
- Aeros t’a dit que j’avais tué quelqu’un ? supposa Jack et Corail acquiesça.
- Je m’en fous, précisa-t-elle. Moi aussi j’ai tué des humains, plein.
- Toi, ce n’est pas pareil, répliqua Jack. Nous sommes en guerre. Tu n’es pas une meurtrière. Tu n’as tué que dans le but de permettre à ton peuple de survivre face à un agresseur.
- Ce n’était pas ton cas, supposa Corail.
- Pas du tout, non, confirma Jack alors qu’ils passaient sous une arche s’ouvrant sur un splendide jardin intérieur.
Il laissa Corail admirer la vue, en profita pour mettre de l’ordre dans ses pensées et commença :
- Notre société est très codifiée. Le premier enfant né d’un mariage deviendra le nouveau propriétaire des lieux à la mort du dernier de ses deux parents. Peu importe son sexe ou l’âge qu’il aura à ce moment-là. C’est à lui que tout reviendra, les gains comme les pertes. C’est vrai pour un paysan, pour un artisan ou pour un roi.
Corail hocha la tête tout en se penchant pour humer le parfum d’une fleur délicate, tellement fort qu’il traversa sans difficulté le voile léger.
- Le deuxième enfant, là encore peu importe son sexe, se mariera avec un premier né d’une autre famille, généralement de même statut social que lui. Ce mariage se fait en dehors de tout sentiment. Il s’agit d’une union économiquement bénéfique aux deux partis, rien de plus.
Corail fronça les sourcils. Voilà une règle qu’elle n’appréciait pas.
- En ce qui concerne les personnes de bas rang – paysan, artisans, pêcheurs, éleveurs – la règle s’arrête là. Les autres enfants deviennent des ouvriers, travaillant sur l’exploitation de leur frère ou sœur aîné, ou ailleurs, comme ils veulent. Ils sont payés pour ce travail, souvent peu cher mais l’employeur a le devoir de fournir le logis et la nourriture.
Corail indiqua d’un geste qu’elle avait compris.
- Chez les nobles, les troisième, quatrième et cinquième enfants doivent contribuer à l’armée, à la religion et à la philosophie. Souvent, l’ordre n’est pas respecté. On préfère attribuer les missions en fonction des goûts des enfants.
- Armée, je comprends. Religion et philosophie, en revanche… admit Corail.
- L’un des enfants devient soldat, l’autre prêtre et le dernier philosophe.
- Je ne comprends pas les mots « prêtre » et « philosophe », indiqua Corail.
Jack grimaça.
- L’un prie les dieux, l’autre tente de prouver que les dieux n’existent pas, simplifia Jack, conscient d’être un peu anarchique dans sa réponse.
Corail fronça les sourcils.
- Oublie. Là n’est pas l’important. Ce que j’essaye de te faire comprendre, c’est que les rôles de chacun sont définis par rapport à leur rang de naissance. Chacun sa place.
- Tu es le numéro combien ? interrogea Corail en penchant la tête.
- Six, annonça Jack.
- Ta liste s’arrêtait au cinquième, fit remarquer Corail.
- Parce que tout le monde s’arrête au cinquième, indiqua Jack. Ensuite, le couple s’éloigne. Le mari et la femme n’ont plus obligation de partager le même lit ni d’être exclusif. Chacun va rejoindre son amant ou sa maîtresse qui a sagement attendu. Le couple royal ne fait pas exception.
- Dans ce cas, tu n’es pas le fils du roi, fit remarquer Corail.
- Tout le monde se fiche de savoir avec qui la reine m’a fait. Il serait déshonorant pour un chef de famille de ne pas élever l’enfant de sa femme, peu importe l’identité du géniteur. Je suis un enfant bonheur, dit Jack. Le sixième n’a pas de règle à suivre, pas de protocole. Les parents peuvent en faire ce qu’ils veulent. Il est celui à qui on permet tout. Comme tous les pères, le roi a rejeté sur moi ses rêves de liberté. Lui qui a toujours dû se montrer droit, parfait, sévère me regardait courir sans restriction avec envie. J’étais sa bouffée d’oxygène, son moment d’évasion. Quand je sortais en douce du palais pour courir la gueuse dans les rues de la ville, c’était lui qui s’évadait. Et moi, je pensais sincèrement que je parvenais à échapper à la vigilance des gardes. J’étais jeune et stupide. Bien sûr que mon père avait donné ses ordres pour que les soldats me laissent passer, à l’aller comme au retour. Mais moi, je me croyais fort !
Corail parvint à ricaner. Sous le voile, elle souriait. Jack transpirait la mélancolie. Ces jours-là respiraient le bonheur sous sa voix. Qu’avait-il donc bien pu se passer pour qu’il se retrouve à devoir se choisir un dragon prêt à le bouffer ?