Chapitre 4 : Dans les tunnels

Pa Di se mit à courir de toutes ses forces même si elle ne voyait rien, une main tendue devant elle comme pour attraper un objet afin de pouvoir sentir un obstacle. L’autre main relevait sa jupe longue qui gênait ses mouvements. Même si elle ne pouvait les voir, Pa Di sentait la poussière et les toiles d’araignées voler sur son passage, rendant l'air presque irrespirable. Plusieurs fois elle dut s’arrêter pour éternuer. Ses pieds, endoloris à cause de ses souliers trop serrés, lui faisaient souffrir le martyr.

Plus elle s'éloignait de l'entrée, plus le bruit des cris et des coups de feu s'évanouissaient. Au bout d’un moment, elle n'entendit plus que ses pas et sa respiration haletante. Ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité mais elle avait toujours du mal à voir au-delà de sa main. Plusieurs fois, Pa Di fut obligée de tourner à un angle et de zigzaguer. Elle sentait le sol s’incliner sous ses pieds, preuve qu'elle descendait en profondeur dans les entrailles de la terre.

Tous ses muscles étaient brûlants et douloureux. Elle ne les avait jamais autant utilisés. Chaque pas supplémentaire lui réclamait davantage de force et d'énergie. Pour ne rien arranger, des élancements à la jambe la ralentissaient et provoquaient une insupportable sensation.

L'une de ses craintes était de rencontrer un membre des Serviteurs de l’Aube dans ce tunnel. Qu'il l'attaque. Qu'il la laisse mourir ici toute seule pendant que les autres se demandaient où elle avait bien pu passer. Que l'on ne retrouve jamais son cadavre. Un frisson la secoua.

La sueur coulait à grosses gouttes sur son visage. Pa Di n'était pas habituée à un tel exercice physique. A vrai dire, les princesses Zaj n’étaient pas préparées à ça. La plupart de leurs tâches consistaient à verser le thé, apprendre à broder et tenir une maison en ordre.

Pa Di ralentit progressivement sa course afin d'économiser ses forces. Alors qu'elle tournait dans un énième virage, elle perçut de faibles bruits de pas dans sa direction. Pa Di recula et se cacha dans un angle-mort, se jetant à contre-cœur dans un nid de toile d'araignée. Elle se retint d’éternuer dans ce recoin poussiéreux et crasseux.

— Quelqu'un est là ?

Pa Di s'immobilisa. Pour la première fois de sa vie, elle fut contente d'entendre May Gocy. D'un bond elle s'extirpa de sa cachette et retira vite les toiles d'araignée de ses cheveux.

— C'est moi, Pa Di.

— Pa Di ! Comme j’ai eu peur !

Pa Di sentit une main lui palper le visage. Une main toute douce qui sentait bon la mandarine.

— Tu n'aurais pas de la lumière sur toi ?

— Malheureusement non, répondit May Gocy. J'étais retournée dans ma chambre pour déposer… quelque chose et puis mon frère est arrivé et m'a dit que les Serviteurs de l’Aube avaient pénétré dans la cour. Il m'a littéralement jetée dans ce passage secret. Ça alors, qui eut cru que les Serviteurs de l’Aube allaient s'inviter à la fête ?

Pa Di décela de la colère dans la voix de sa cousine qui était très rarement fâchée. La plupart du temps May Gocy affichait un sourire radieux. De crainte de l'affoler davantage, Pa Di décida de ne pas lui dire que son grand-père était resté combattre.

Fatiguée par sa course, elle se laissa tomber par terre. Elle ruisselait de sueur et ses lunettes glissaient sur son nez. Avec mille précautions, la petite princesse étendit son genou douloureux au sol.

— Que devons-nous faire maintenant ? Je n'ai pas envie de rester longtemps ici, c'est tellement sale avec ces toiles d'araignées !

Le côté snob de May Gocy refaisait surface au pire moment. Pa Di soupira. C'était bien la dernière chose qu'elle voulait.

— Restons ici jusqu'à ce qu'un soldat vienne nous chercher, déclara-t-elle en laissant aller sa tête contre le mur. Après tout, ces tunnels ne mènent nulle part, ils servaient autrefois de cachette lors de sièges. 

Avec un froncement de sourcils, Pa Di se rendit compte qu'elle n'avait jamais parlé aussi longtemps avec sa cousine. Quand elles se voyaient, elles se parlaient poliment et n'échangeaient que des banalités. La tournure des événements avait secoué bien des choses.

May Gocy, effrayée, imita Pa Di et posa sa tête sur ses genoux. De temps à autre, elles entendaient les murs et le sol trembler dans un grondement sonore terrifiant. De la poussière décollait même du plafond et se déposait en une fine couche sur elles. May Gocy agrippait le bras de Pa Di chaque fois qu'une explosion retentissait avant de se mettre à prier pour ses proches.

— Mon frère est resté combattre. J'espère qu'il va bien.

Sa voix n'était plus qu'un murmure trahissant sa peur et son affliction.

— Il doit être protégé par les gardes. Il ne va rien lui arriver.

Pa Di se tut. Les chances pour que Cheng survive étaient minces. Il était le petit-fils du roi et devait probablement être l'une des cibles importantes des Serviteurs de l’Aube. Peu de gens parvenaient à leur échapper, et si Cheng avait déjà survécu à l’une de leurs attaques, cela ne s’était pas fait sans la perte de son bras.

—  Alors comme ça tu... Enfin je veux dire...   

May Gocy bredouilla d'autres paroles désordonnées avant de prendre une grande inspiration.

— Assez tourné autour du pot. Ainsi, tu es le nouveau dragon ? Avec des griffes aussi ? Comment as-tu fait ?

Pa Di était terrifiée à l'idée de mourir, mais parler avec May Gocy la détendit un peu. En quelques mots, elle lui résuma la discussion avec le roi ainsi que l’attaque surprise.

Une déflagration virulente retentit si près que les filles hurlèrent en cœur, s'accrochant l'une à l'autre avec force. Puis soudain, le plafond au-dessus d'elles s'ouvrit et un rayon de lumière pénétra dans la galerie. Les filles furent aveuglées pendant quelques secondes avant de s'habituer à la luminosité. Pa Di leva la tête et aperçut Mo Mi, titubante, descendre l’échelle contre le mur avec rapidité, refermant la trappe avec précaution.

May Gocy et Pa Di se précipitèrent vers elle pour la bombarder de questions mais elles s’aperçurent très vite que leur cousine n'était pas en mesure de répondre. Cependant, Mo Mi fourra un briquet dans la paume de Pa Di. Cette dernière éclaira l'obscurité avec et découvrit avec stupeur Mo Mi couverte de sang, blessée à la jambe. Une mare écarlate se formait autour d'elle. L'odeur était insupportable. L'estomac de Pa Di se retourna et elle faillit dégobiller son petit-déjeuner.

À sa grande surprise, May Gocy prit les choses en main. Elle ordonna à Pa Di d'éclairer la plaie de Mo Mi et de ne pas bouger. D'un geste rapide, May Gocy retira sa ceinture en tissu et l'utilisa comme bandage sur la jambe de Mo Mi, le tout avec sang-froid et précision. Elle déboutonna la veste puis le corset de Mo Mi afin de lui faciliter la respiration, puis elle l’aida à se redresser contre le mur et l'inspecta pour détecter d'autres blessures qu'elle n'aurait sous l'œil. En dehors d'une poignée d'ecchymoses, Mo Mi n'avait rien de très inquiétant. Elle avait perdu connaissance mais au contact des mains froides de May Gocy, elle s'était ressaisie et paraissait confuse.

— Comment te sens-tu ? voulut savoir May Gocy.

— Mal... On est en train de perdre.

— Comment ? s'horrifia Pa Di.

Mo Mi se redressa difficilement avant de constater la présence de May Gocy.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je te sauve la vie.

— Je… je te croyais avec les autres invités dans les galeries, murmura Mo Mi en passant une main sur son front ensanglanté. Heureusement que tu n'y es pas, c'est un véritable carnage là-bas. Les Serviteurs de l’Aube ont découvert l'entrée. Ils ont menacé un serviteur du palais pour qu'il leur donne l'emplacement des galeries. Le pauvre domestique n'a eu d'autre choix que d'obéir et de les guider là où tous les invités se retranchaient. Je m’étais cachée dans les alentours et j’ai pu voir toute la scène… Je me suis enfuie discrètement avant d'être surprise par une explosion… J’ai tout juste eu le temps de plonger à terre. Lorsque j’ai repris connaissance, j’étais blessée et à découvert parmi les décombres mais l’explosion avait dégagé un passage menant vers une trappe, ce qui m’a menée ici.

De toutes les nouvelles, c’était celle que redoutaient les filles. May Gocy ferma ses yeux, puis se prit la tête entre les mains tandis que Pa Di se laissa tomber par terre, ignorant la douleur pulsant dans son genou.

Tout ce qu’elles pouvaient faire désormais, c’était prier.

*

Les heures passaient avec une infinie lenteur et augmentaient l'angoisse des filles. Toutes les trois blotties l'une contre l'autre, elles attendaient que l’on vienne les chercher. Pour économiser la lumière, elles éteignirent le briquet et décidèrent de dormir à tour de rôle. Mais il leur était impossible de trouver sommeil.

Pa Di avait une boule au ventre et un nœud enserrait son cœur. Plus le temps passait, plus ce nœud grossissait et l’empêchait de respirer.

Elle qui n'était pas particulièrement croyante s'était mise à prier pour ses parents, pour Dame Kao, pour ses domestiques, pour le roi, pour toutes ses cousines... plus Pa Di priait, plus elle s'apercevait que la liste était longue. Elle comprit alors que beaucoup de choses comptaient pour elle.

La température dans le tunnel était glaciale, mais les filles s'en souciaient peu. Le plus important à présent était de survivre. Rester silencieuses et attendre. Attendre, attendre et attendre.

De temps à autres les parois tremblaient et des explosions tonnaient. Mais leur cachette tint bon et ne s'effondra pas. Au fur et à mesure, les détonations s'espaçaient et devenaient de moins en moins fortes.   

La plaie de Mo Mi avait cessé de couler, mais la blessure restait tout de même inquiétante. Une infection guettait à tout moment. May Gocy changea le bandage et utilisa cette fois-ci un pan de sa robe. Mo Mi refusa mais face à l'insistance de ses cousines, elle ne put qu'accepter sans broncher.

Au bout d'un moment, Pa Di sentit son estomac crier famine. Bientôt, on entendit résonner dans la galerie le grognement de son ventre mécontent. Aucune des filles n'avaient pensé à emporter de la nourriture ou de l'eau.

— Il y a de forte chance pour que l'attaque des Serviteurs de l’Aube dure des jours, expliqua sombrement Mo Mi. C’est ainsi qu’ils ont gagné tous leurs sièges : en affamant leurs proies.

Pa Di tressaillit en l’entendant. Contrairement à elle, May Gocy faisait tout pour rester calme, mais ses nerfs étaient à rude épreuve. Mo Mi ne l'avait pas du tout rassurée. La faim, la soif, la peur, le stress, le froid, l'obscurité, l'ennui, la fatigue... tout se mélangeait en une mixture écœurante et la rendait folle.

Puis Pa Di se confia à Mo Mi et lui raconta sa discussion avec le roi. Impressionnée, Mo Mi félicita sa cousine. Elle n'avait pas encore vu Pa Di sous forme de dragon mais elle avait eu vent de sa métamorphose dans la cour du lancer de balles. Mo Mi insista pour savoir comment diable elle s'était débrouillée pour avoir des griffes, et Pa Di ne put que lui dire la vérité, révélant ce qui s'était passé avec Kai Lo.

— Quel crétin ! Si je le revois en vie, je m'assurerais qu'il regrette de ne pas avoir été tué par les Serviteurs de l’Aube ! jura Mo Mi.

— Kai t'a vraiment dit ça ? 

May Gocy était bouleversée par les propos de Pa Di. En effet, on lui avait souvent conté la galanterie et la gentillesse de Kai.

Étrangement, Pa Di avait l'impression que le lancer de balle avec Kai remontait à des lustres. Les rayons du soleil lui manquaient, d'ailleurs. Il faisait si froid dans ce tunnel… Blottie entre ses deux cousines, Pa Di se réchauffa comme elle pouvait. La moindre once de chaleur était vitale. Même le parfum sucré de May Gocy s'était évaporé. À présent, l'odeur de la poussière et du sang séché régnait dans les airs.         

Au bout du compte, le sommeil eut raison des filles et toutes trois s'endormirent côte à côte sur le sol.