Chapitre 5 : À l’abri

La trappe s'ouvrit, déversant une cascade de lumière dans le tunnel. Un individu passa sa tête à travers l’ouverture. Mo Mi se redressa aussitôt, les sens en alerte.   

— Y a quelqu’un ?

— Ce n’est pas trop tôt, commenta froidement May Gocy. Nous sommes là, venez nous aider immé…

Mo Mi plaqua sa main sur la bouche de sa cousine et lui murmura à l’oreille :

— Silence. Ce sont peut-être des Serviteurs de l’Aube déguisés comme les nôtres pour nous tromper.

May Gocy se pétrifia, craignant d'avoir signé leur arrêt de mort.

— N'ayez crainte, nous sommes de l'armée royale, affirma le soldat en montrant son insigne. Les combats sont finis, les Serviteurs de l’Aube sont partis.

Les filles furent soulagées et grimpèrent sur l’échelle. Mo Mi eut plus de mal mais elle parvint à s'extraire avec l'aide du soldat, non sans avoir juré toutes les grossièretés qu’elle connaissait.   

Pa Di, Mo Mi et May Gocy n'étaient plus habituées à la lumière du jour. Elles qui s'étaient tapies dans l'obscurité pendant des heures durent s’adapter petit à petit au soleil. Mais ce qu'elles virent les laissa ébranlées. 

Le palais était presque en ruines. Certains murs n'étaient plus que des monceaux de briques et les escaliers de la cour s'étaient effondrés en une mer de gravats ; le salon de Jade n'était plus que l'ombre de lui-même. Un lieutenant leur expliqua que les terroristes n'avaient pas hésité à piller les œuvres d'arts et à brûler toutes les tapisseries des dragons. Les lustres s’étaient effondrés, déroulant un tapis de cristal sur lequel les filles marchaient dans des crissements mélodieux. Un peu partout, des meubles avaient été rassemblés pour former des barricades, la salle du trône s'était convertie en hôpital de fortune et quelques courageux entassaient des cadavres sur une charrette. Une odeur insoutenable, mélange de sang et de poudre d’explosif, flottait dans les airs.

May Gocy ne retenait plus ses larmes. Elle courait partout à la recherche de sa famille, bousculant des gens au passage sans se préoccuper de leur regard. Pa Di et Mo Mi la suivaient elles aussi, à la recherche de proches ou de visages familiers.

Après d’interminables minutes, May Gocy trouva une salle où reposaient des corps drapés dans des tissus aussi purs que la neige. Deux gardes surveillaient l'entrée, le visage éprouvé par la fatigue. Quand ils virent May Gocy, ils se mirent immédiatement au garde-à-vous. Ce fut à peine si elle leur accorda un regard.

D'une main calme et maîtrisée, May Gocy souleva les draps un à un. Elle garda un calme extraordinaire quand bien même elle identifia le corps sans vie du roi, puis celui de son père, de sa mère, de ses oncles, de ses cousines, de ses cousins… la liste n’en finissait plus. A chaque visage qu’elle découvrait, une fissure douloureuse se gravait dans son cœur et rajoutait une larme dans ses yeux. Mais ce n’était pas le moment de faillir. La tête haute, la princesse poursuivit son devoir avec dévotion.

Lorsqu’elle eut fini, elle s’affala contre le mur, oubliant tout des manières et du protocole.

Une minuscule perle glissa sur sa joue. Puis une autre. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que deux rivières de diamants barrent son visage. Les mains tremblantes, elle essaya tant bien que mal de s’essuyer tout en hoquetant lorsqu’une main métallique effleura sa chevelure. May Gocy sursauta.

 — Cheng !

Elle se jeta sur lui et ensemble, ils restèrent un long moment dans les bras l’un de l’autre. Gauchement, Cheng l’enlaça dans un crissement métallique et enfouit son visage dans ses longs cheveux. May Gocy était lovée dans ses bras, pleurant et riant à la fois. Cheng la regarda avec une acuité nouvelle. Il lui semblait qu’elle rayonnait au creux de ses bras, telle une étoile déchue.

Il se jura de la protéger de toutes ses forces.

*

Pa Di et Mo Mi avaient été entraînées à l’autre bout du palais par un soldat au visage émacié, puis il les avait laissées devant une porte entrouverte. Pa Di s’agrippa au bras de sa cousine. Un mauvais pressentiment parcourut l’échine de la fillette. Elle savait déjà ce qu’il y avait sous ces draps blafards.

Mo Mi poussa la porte, entraînant Pa Di avec elle.

Une odeur nauséabonde leur sauta dessus. Même si les fenêtres étaient grandes ouvertes, d’insoutenables relents de sang, d’excréments et de décomposition régnaient dans l’atmosphère. La chaleur semblait amplifier l’odeur et Pa Di fut saisie par un spasme de nausée. Elle porta une main sur son nez et continua à avancer parmi cette galerie de cadavres. Une trentaine de corps avaient été amenés dans cette pièce. Par manque de place, certains étaient allongés sur le sol ou sur un canapé de velours, nappés d’un drap blanc.  Mo Mi se dirigea calmement vers une silhouette familière. Un corps imposant dont les cheveux ébènes s’échappaient du linceul et tombaient sur le sol en une cascade teintée de sang séché.    

La main de Mo Mi se crispa autour de son épée quand elle souleva le voile nacré qui recouvrait sa mère.  

Ce fût ensuite au tour de Pa Di d'identifier les dépouilles de ses parents. Ses lèvres gercées tremblèrent et elle eut beau se mordre la joue, Pa Di ne put retenir des sanglots étouffés. Elle ne sentit même pas la main de sa cousine lui caresser la joue, encore moins la poigne d’un médecin l'entrainant dans un boudoir pour la soigner.

Il l’ausculta avant de lui tendre un breuvage au goût infect qu’elle avala sans protester. Un goût fade et amer s’introduisit dans sa gorge, lui brûla les poumons, détendit ses muscles… et Pa Di sombra dans les ténèbres.

*

Le matelas était si mou, confortable, chaud et tendre… Pa Di eut envie de rester ici pour l'éternité, bien à l'abri du danger. Elle voulait s’abandonner corps et âme pour ne faire plus qu’un avec ce matelas. Puis elle se rappela soudain ce qui s'était passé. La fillette ouvrit ses yeux et rechercha automatiquement ses lunettes. Elle fit glisser ses doigts sur le rebord du lit jusqu’à effleurer deux petites surfaces en verre. Aussitôt, sa vue se précisa et Pa Di découvrit une chambre qui lui était totalement inconnue.

Il n'y avait pas de fenêtres et une lampe à pétrole éclairait faiblement la pièce. Pourquoi n’avait-elle pas été amenée à sa chambre ? 

Pa Di jeta un coup d’œil au lit sur lequel elle était assise. Celui-ci était loin d’être luxueux. Il semblait même grincer au moindre de ses gestes. De plus, elle nageait dans des vêtements grisâtres deux fois trop grands pour elle. Ce n’était pas là des habits de princesse, mais une tenue militaire. Dame Kao l’aurait réprimandée rien que pour ça.

Pa Di s'étira puis sauta du lit. Une douleur au genoux gauche la fit gémir. Quelques instants plus tard, Mo Mi débarqua pieds nus dans la chambre, enroulée dans une couverture, une mèche noire en travers du visage.

— Tu es enfin réveillée !

— Combien de temps ai-je dormi ?

— Une journée entière, répondit sa cousine avant d'éternuer. Nous sommes encore à l'intérieur de la Cité Fleurie, mais dans une sorte de bunker souterrain. Le Conseil des Clans s'est réuni de toute urgence et nous les rejoindrons ce soir pour connaître leur décision.

Le Conseil des Clans réunissait un représentant de chaque clan. C’étaient eux qui reconnaissaient le nouveau souverain et proclamaient fidélité et loyauté au roi. Mais maintenant qu’il n’était plus de ce monde et que les autres pays représentaient une menace potentielle, le gouvernement était sens dessus dessous. Les alliés d'hier pouvaient très bien devenir les ennemis de demain. Mo Mi se moucha avant de reprendre.

— Nous ne sommes plus qu'une dizaine de Zaj. Et encore j'inclue aussi les bâtards. Seuls Cheng et May Gocy, les plus proches du roi, sont encore en vie. Les recherches pour les survivants continuent toujours mais je doute que cela donne quelque chose.

Submergée par les nouvelles, Pa Di se laissa tomber sur son lit. Elle fixa le plafond tout en triant le flot d'informations à gérer. L'image de ses parents sans vie lui hantait encore l'esprit. Son père était mort avec une cigarette au coin des lèvres tandis que les doigts de sa mère avaient été arrachés, très certainement à cause de ses bagues luxueuses.  

Mo Mi s'assit à côté d'elle et arrangea ses cheveux en bataille. Entièrement vêtue de noir, elle faisait son deuil en silence.

— Combien de temps a duré l'attaque des Serviteurs de l’Aube ? interrogea Pa Di.

— Un jour et une nuit entière. Quand le soldat est venu nous chercher, il était environ dix heures du matin. Les terroristes étaient partis à l'aube. C'est le général Salao du clan Vang qui a mené la contre-attaque. Il a fait appel à l'armée mais ils n'ont pas réussi à stopper le massacre des invités à temps. La majorité d’entre eux sont morts... Ils identifient toujours les cadavres. Quoi qu’il en soit, il n'y a plus aucun homme du clan Zaj en vie à l’exception de Cheng.

Pa Di resserra la couverture contre elle.

La situation était catastrophique. Le clan Zaj était littéralement anéantis – et le palais aussi. Mais Cheng était encore vivant et il deviendrait le nouveau roi. Il en allait de la sûreté de l’état. Bien entendu, il allait devoir choisir une épouse, assurer de nouveaux héritiers pour la couronne et organiser la contre-attaque pour repousser leurs ennemis.

Or, une telle situation n’était jamais arrivée. Au creux de son oreille, une petite voix lui murmurait qu’elle et ses cousines ne tarderaient pas à être « cédées » à d’autres princes afin de servir d’alliance. Elle et Mo Mi seraient-elles forcées de se marier ? Et les Serviteurs de l’Aube allaient-ils revenir ? Les questions se bousculaient si vite dans sa tête qu'elle en eut la migraine.

— Où sont May Gocy et Cheng ?

— Ils sont aussi dans un bunker mais à l’écart... Le général Salao est venu leur rendre visite tout à l’heure. Il n'empêche que je suis sceptique, manifesta Mo Mi en rejetant sa tresse en arrière. Je me demande ce que va décider le Conseil des Clans. Et puis tout le monde pense à précipiter le mariage de May Gocy et de ce crétin de Kai — qui a malheureusement survécu.

Kai. Par quel miracle cet idiot avait-t-il réussi à survivre ? Pa Di réprima un petit rire. May Gocy avait toujours clamé haut et fort que son plus grand rêve était de se marier avec un prince magnifique, fortuné et d’un charme sans égale… Son souhait allait être exaucé. Au moins, quelqu’un allait être heureux dans cette histoire.

— Pa Di… et si le Conseil des Clans te demandait de te marier, est-ce que tu le ferais ? 

Cette question prit Pa Di de court. Elle resta silencieuse un long moment, soupesant le pour et le contre.

— Oui.

Elle avait du mal à l'admettre, mais il fallait perpétuer le sang des Zaj coûte que coûte même si au fond cette idée la répugnait plus que tout.

Une ombra survola les yeux de Mo Mi qui ne tardèrent pas à retrouver leur éclat. Avec une infinie délicatesse, elle prit Pa Di dans ses bras et cette dernière se laissa aller. Elle oublia que son petit monde s’était brisé en mille morceaux, elle oublia qu'elle n'avait plus de famille, elle oublia que quelque part dans le monde des gens revendiquait sa tête, elle oublia que sa vie ne lui appartenait plus. Elle oublia tout l'espace d'un instant.

Elle fit le souhait de rester cachée dans ce bunker pour l’éternité.