Ma nuit fut tourmentée. Je fus assailli de cauchemars. Je revoyais Bent Larsen allongé dans sa masure, ses yeux exorbités tournés vers moi. Puis, en quelques secondes, sa chaire cadavérique se transforma, laissant apparaître un Gallant agonisant sous mes yeux, la gorge ouverte en une plaie béante.
Je me réveillai brusquement, le souffle court. Je couru ouvrir les volets, et fus heureux de constater que le soleil s’était déjà levé.
Je m’habillai rapidement, et sortit en hâte de cette chambre étouffante. Dans le couloir, je tombai nez-à-nez sur Anne Howard, les cheveux attachés en une queue de cheval si tirée que cela lui conférait un visage terriblement sévère.
Elle s’apprêtait à toquer à la porte de Gallant, mais s’arrêta en me voyant.
- Monsieur Laon, dit-elle en immobilisant son geste. Je venai justement vous annoncer que le petit-déjeuner est servi. Les Boleyn vous attendent en bas.
Puis elle s’apprêta à nouveau à toquer.
- Attendez ! Lui ordonnai-je. Ne vous embêtez pas, je vais moi-même aller le prévenir.
Un lueur vilaine traversa ses yeux, mais elle se força à sourire.
- Bien, monsieur, comme vous voudrez.
Elle tourna les talons et repartit.
Je ne pu m’empêcher de sourire, fier de ma petite victoire à l’encontre de cette sorcière.
L’esprit vengeur, je pénétrai dans la chambre de Gallant sans m’annoncer.
Quelle ne fut pas ma surprise de voir les volets fermés, la chambre plongée dans le noir le plus complet ! Je distinguai toutefois, grâce à la lumière du couloir, le corps du détective allongé sur son lit à plat ventre.
Mon cauchemar me revenant en mémoire, je me précipitai auprès du Français, et le secouai par l’épaule.
- Gallant ! M’écriai-je.
A mon plus grand bonheur, il poussa un grognement en repoussant ma main.
- Quoi ? Bougonna-t-il.
- Eh bien, il est l’heure de se lever ! Le petit-déjeuner nous attend.
Il marmonna entre ses dents, les yeux toujours fermés.
- Qu’avez-vous dit ? Demandai-je.
- L’heure ? Quelle heure ?
- Il doit être environ six ou sept heures, tout au plus.
- Pourquoi me réveiller aussi tôt ? Laissez-moi dormir...
- Mais, la famille Boleyn nous attend en bas !
- Prétextez une excuse, vous trouverez bien... Commencez l’enquête sans moi.
- Mais-
- Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour un vrai petit-déjeuner bien français...
Il se tourna de l’autre côté du lit, me présentant son dos. Ce n’est qu’alors que je remarquai qu’il s’était endormi torse-nu.
Je rougis devant le si peu de bienséance du détective français. Quel manque de tenu, franchement !
Je repartis dans le couloir en fermant la porte.
Poussant un long soupir, je pris mon courage à deux mains et descendit rejoindre la famille Boleyn.
Je me délectai du pain beurré, du bacon et des œufs que l’on me servit. J’échangeai quelques politesses avec Mark Andrew, expliquant l’absence de Gallant de par le surplus d’alcool ingéré la veille. Tout en parlant, je ne cessai d’observer les autres membres de la famille.
Tous avaient les traits tirés, semblant sur le qui-vive à la moindre interaction.
Une fois le petit-déjeuner terminé, Mark Andrew mentionna un rendez-vous avec le notaire pour nous laisser seuls.
Sebastian et Lennox partirent à leur tour sans aucune explication. Emily me regarda longuement en silence, puis sortit de table à son tour. Victoria, quant à elle, partit en direction des jardins.
Je me décidé à suivre l’aînée de la fratrie à l’extérieur. Victoria Boleyn s’approchait d’arbustes à floraison. Je distinguai des rosiers, des hibiscus, des hortensia, de la lavande... Un jolie mélange de couleur, avec en son milieu la magnifique robe dorée de Victoria.
La jeune femme s’assit à même sur l’herbe, et tourna son regard d’émeraude vers le portail du manoir. Un homme, que je soupçonnai être le jardinier, était en train de tailler des buissons.
Je vis clairement le regard langoureux que Victoria lui lançait. La jeune femme tourna enfin la tête vers moi, m’ayant aperçu la suivre. Un large sourire illumina son visage lisse, et elle tapota l’herbe à côté d’elle.
- Asseyez-vous avec moi, dit-elle d’une voix si douce que j’obéis instantanément. Est-ce que vous souhaitez m’interroger ?
- Eh bien... J’aurai quelques questions à vous poser, en effet.
- Allez-y. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez. Je promets de ne jamais vous mentir.
- Je crois savoir que votre mère avait prévu un mari pour vous, n’est-ce pas ?
- Tout à fait. Avec un riche homme vivant en Suède.
- Que pensiez-vous de ce mariage arrangé ?
- Je le détestais, bien évidemment. M e marier à un homme que je n’avais même jamais vu... Non, c’était absolument impossible. Pour tout vous avouer, je comptais m’enfuir du manoir, et cela avec l’aide de Sebastian.
- Vraiment ?! Mais, comment ?
- Pardonnez-moi, je me suis mal exprimée !
Elle émit à nouveau ce rire léger et plein de grâce.
- Je comptais lui demander de m’aider à m’enfuir, en me prêtant un peu d’argent. Mais je ne lui en avais pas encore parlé. En y repensant, c’est évident qu’il aurait refusé. Bien que ce soit moi l’aînée de cette fratrie, c’est évidemment lui qui se révèle être le plus protecteur.
- Où comptiez-vous vous enfuir ?
- Je l’ignore... Peut-être vers l’Ecosse...
- Que... Quelle était votre relation avec votre mère ?
- Notre relation était très mauvaise. Elle voulait m’imposer un mari, une vie toute faite, me forcer à avoir des enfants. Elle voulait me contrôler, mais je le refusais. Je lui ai fais part de mes rêves, de mes ambitions. Entamer des études de médecine, voyager de par le monde, voilà ce que je voulais faire. C’est d’ailleurs toujours mon souhait.
- Que vous a-t-elle répondu ?
- Elle s’est mise en colère, m’a dit que j’étais indigne d’être sa fille.
Son visage se voila de tristesse, et je me pris d’empathie pour elle.
Nous restâmes ainsi silencieux pendant de longues minutes, respirant l’air frais matinal.
Le jardinier eu le temps de terminer son travail, puis partit derrière le manoir, affairé à d’autres tâches.
J’ignorai quelles autres questions poser, aussi pris-je congé de Victoria. Je regagnai le manoir.
Je me promenai quelques temps dans les couloirs, à la recherche d’une certaine personne. Enfin, je trouvais mademoiselle Emily dans une pièce exigüe remplie de tableaux et de peinture. L’atelier fit surgir en moi de mauvais souvenirs...
Face à une toile couverte d’un mélange de jaune et de noire, la jeune femme jetait des coups de pinceau à droite et à gauche, en proie à une tension certaine.
Je toussotai exagérément, la faisant sursauter. Elle se tourna vers moi, le pinceau pendant dans le vide, répandant des tâches jaune sur la moquette.
- Monsieur Laon, dit-elle simplement. Que faites-vous ici ?
- J’aimerai discuter un peu avec vous, si cela ne vous gêne pas...
- Non, pas le moins du monde. Asseyez-vous, je vous prie.
Je pris place sur un tabouret, tandis qu’elle s’attelait à nouveau à érafler de son pinceau la toile épaisse.
- Vous avez certainement des questions à me poser, observa-t-elle. Je vous répondrai du mieux que je peux.
- J’aimerai commencer par une question simple, si vous le permettez : comment la tasse de thé s’est retrouvée sur la table de chevet de votre mère ? Est-ce que quelqu’un lui a amené ? Un domestique, peut-être ?
- Je l’ignore. J’ai déjà posé la question à ma sœur et à mes frères, même à mon père. Mais personne ne sait qui lui a apporté cette tasse. Personne n’a rien vu. Il en va de même pour les domestiques. Ils ignorent tout. En temps normal, c’est l’intendante, madame Howard, qui s’occupait de lui ramener du thé. Mais elle affirme qu’elle ne l’a pas fait, ce soir là. Que mère lui a dit de ne pas la déranger. De toute façon, aucun témoin ne l’a vu entrer dans la chambre de mère, alors... Elle peut mentir ou dire la vérité, nous n’en savons rien. Mais je ne vois pas pourquoi elle mentirait. La mort de ma mère ne pouvait strictement rien apporter à madame Howard. C’est uniquement grâce à la fortune de mère qu’elle pouvait travailler ici. Et elle était plutôt bien rémunérée.
- Dîtes-moi, mademoiselle Emily, vous avez tout de suite été persuadée que votre mère avait été assassinée. Vous disiez qu’elle avait beaucoup d’ennuis, ces temps-ci. Que vouliez-vous dire par là ?
- Mère était une femme autoritaire qui aimait contrôler nos vies. Tout a commencé avec Victoria. J’ai surpris une conversation qu’elle a eu avec mère. Ma sœur a révélée à mère qu’elle comptait partir, pendre son indépendance loin du manoir. Mère s’est énervée, a menacé de la déshériter si elle partait.
- L’a-t-elle fait ?
- Je l’ignore. Après s’être disputées, Victoria est sortie se promener dans les jardins. Quant à mère, je l’ai vu s’enfermer dans son bureau. Après cet incident, c’est Sebastian qui a mis les nerfs de notre mère à rude épreuve. Voyez-vous, mère avait trouvé une épouse pour lui. Une riche fille du coin, plutôt séduisante, mais sans aucune instruction. Seule sa fortune intéressait notre mère.
- Votre frère s’est opposé à ce mariage ?
- Non seulement il s’y est opposé, mais il a en plus révélée qu’il convoitait déjà une autre femme, une roturière qu’il avait rencontré quelques mois auparavant, et avec qui il s’était fiancé dans la plus grande discrétion.
Cette révélation me laissa sans voix. Rien qu’avec ces deux incidents, je ne pouvais qu’imaginer le désarroi de Catherine Boleyn. Elle qui aimait avoir la main-mise sur tout, voici ses deux aînés en train de rejeter tout ce qu’elle souhaitait leur offrir.
- Puis ce fut mon tour, reprit Emily. A moi aussi, elle a voulu m’imposer un mari. Et moi aussi, j’ai refusé. Non pas par amour pour quelqu’un d’autre. Simplement par principe. Si mari je dois avoir, alors c’est moi qui le choisirai, pas quelqu’un d’autre. C’est à ce moment-là que mère s’est tournée vers Lennox...
Sa voix faiblit, mais son ton devint plus dur.
- L’erreur de mère était d’avoir trop tarder pour vouloir contrôler nos mariages. Mais elle savait qu’étant mineur, Lennox ne pouvait rien refuser. Il était dans l’obligation d’accepter tout ce qu’elle prévoyait pour lui.
- Avait-elle également prévu une épouse pour votre jeune frère ?
- Oui. Mais, avant cela, elle souhaitait lui offrir une meilleure éducation. C’est pourquoi elle avait prévu de l’emmener avec elle à New York pour l’inscrire dans l’une des meilleures écoles de la côte américaine. Elle comptait y rester quelques années, jusqu’à ce qu’il ressorte diplômé d’une quelconque université.
- Et votre père, que pensait-il de tout cela ?
- S’il y a bien une chose que père n’a jamais fait, c’est justement de se comporter en tant que père. Père est un homme passif, mais pas pacifiste. Il se met vite en colère, mais doit toujours la réfréner pour ne pas s’opposer à mère. Mère était riche, très riche. C’est qui elle qui avait les rênes en main. Père se contentait de sagement hocher la tête, la suppliant de temps à autre de ne pas le quitter. Père est né dans une famille assez aisée, mais loin d’être aussi riche que mère. Quand les parents de père sont décédés, ils ne lui ont quasiment rien laissé en héritage.
- Je vois. Il ne vivait plus qu’aux dépens de votre mère.
- Tout à fait. Son ego a essuyé de terribles revers. Peut-être est-ce lui qui l’a assassiné, après tout...
- Votre mère laissait-elle quelque chose en héritage à votre père, en vue de son possible décès ?
- Je l’ignore. Je ne sais absolument rien en ce qui concerne son testament... Maître Carnot est celui qui s’occupait des désirs testamentaires de mère.
- Je vous remercie pour toutes ces informations, mademoiselle Boleyn.
- Je vous en prie, monsieur Laon, c’est bien normal. Mère était peut-être une femme cruelle, mais aucun être humain ne devrait se sentir le droit de vie ou de mort sur un congénère. Encore moins quand il agit au sein de sa propre famille... Trouvez le coupable, je vous en supplie.
- J’y compte bien, mademoiselle.
Je ressortis de l’atelier. Je devais maintenant rapporter toutes ces révélations auprès de Gallant, en espérant que celui-ci se soit enfin réveillé.
- Tout à fait. Avec un riche homme vivant en Suède. » j’aurais enlevé « avec ». Voilà !
Je vais de ce pas vérifier l'orthographe, merci d'avoir relever les coquilles !😁
Je suis content de les retrouver, ils sont mignons tous les deux. Laon est assez actif, j'avais peur qu'il devienne juste un narrateur passif mais je suis rassuré. Pareil pour Gallant, on le voit faire des erreurs/bien moins en contrôle de ce qu'il se passe autour de lui, ça lui donne un côté plus humain.
Comme pour l'histoire précédente le contexte et l'affaire sont mis en place très vite, et pour le coup très bien. On voit clairement que l'auteur(e) a hâte d'aller dans le dur de l'affaire et de nous présenter les personnages avec leurs interactions, avec l'expérience de l'histoire précédente je ne suis pas du tout désarçonné ou inquiété par le rythme.
Dans la dernière histoire, j'avais eu du mal à visionner tous les acteurs car ils leur manquait un lien (au final ça n'a pas été un probleme), mais ici l'ordre de naissance et la structure familiale m'aident beaucoup à retenir tout le monde.
Au final ces premiers chapitres sont très efficaces pour mettre en scène l'affaire, mais peut-être encore un peu rapide, il y a un ou deux moments que j'aurais bien voulu voir plus détaillés, comme la discussion avec l'aînée de la famille qui au final aura été très très brève.
A tout de suite, je pense lire tous les chapitres dans l'aprem donc mon prochain com ne devrait pas tarder.
Merci pour ton commentaire enthousiaste, ça me fait chaud au coeur ! Oui j'ai justement voulu faire pencher la balance, cette fois Laon est acteur et Gallant se laisse plutôt aller.
Ah ah, j'aime être rapide et efficace, mais contente que ça ne donne pas l'impression d'être "trop rapide" non plus ! Je vais certainement voir ton commentaire juste après, donc à tout de suite !