À l’entrée du village, le vacarme gronde. Des vagues d’yeux indiscrets se déversent sur la scène. Endigué par des gardes décontenancés, ils observent le destrier voilé affaissé et son extrémité plongée dans un bac d’eau éthérée, enchaîné aux restes d’une charrette éventrée. Cultivant une rumeur de plus, de quoi renforcer un sentiment de sécurité, derrière les modestes palissades de terre du village, ses fosses de fortunes, et ses rustiques piquets de métal.
Sur l’espace entre le village et la forêt est établi un camp composé de bras de tentes de tissus sombres, ondulant au gré des brises. Toutes reliées par un cordon commun, érigées comme ultime rempart. Autour d’elles se dressent plusieurs silhouettes. Grandes et presque géantes, vêtues d’un sombre voile intégral. Engloutissant la lumière, caressées par le vent, batifolant, leur voile épouse leur corps, laissant uniquement apparaître des formes athlétiques et cuissardes métalliques. Ils arborent à leur taille, et épaules, un mélange de lames, pointes, haches, et gourdin disproportionnées. Leurs visages sont imperceptibles. Bouche bardée, tête capuchonnée. Derrière un bandeau métallique à la fente rectangulaire, on peut distinguer la feinte lueur de leurs yeux, injectés de sang, dont s’émanent d’élusives fumerolles. Ils courbent avec distinction la nuque, en signe de condoléance en direction du convoi, avant s’engouffrer dans la forêt.
Un des gardes accueille Avos avec émoi, tâte son corps à la recherche de blessure. Il profite du contact pour lui chuchoter un message dans le creux de l’oreille, tout en lançant un regard confiant en direction d’Iro. Il se retourne d’un geste avant de mener la marche vers l’intérieur du village, scindant la foule curieuse en rives tumultueuses.
Habillés du plus simple attire de tissu morne, d’une humble tunique. Les villageois ne craignent pas les bourrasques qui s’écrase sur les palissades. Les bâtisses, aux ossatures métalliques, sont couvertes de linges, surélevées, reposantes sur des roues. Au centre du village, la demeure du Chef. Au croisement des deux seules voies perpendiculaires, imposant de son architecture de plusieurs étages non parallèles, similaire au Croc, mais de métal et de voiles, une des nombreuses canines jumelles établies à la frontière de ce monde. À son sommet, un clocher surplombant toutes les maisonnées, prêt à sonner à chaque cycle. Aussi surélevée, elle abrite sous ses fondations un mécanisme impressionnant composé de mille pieds de métal, presque contrastant technologiquement avec le reste. Conçus pour être nomades, les villages frontières et leur villageois ont pour rôle de détruire la végétation virulente, et chasser les créatures, afin repousser la forêt, ou dans le pire des cas… déguerpir.
Sur le chemin, des cris d’enfants interpellent Iro. Leurs tuniques d’Architecte criante sortent du tableau, criblant son cœur de douleurs, peignant la réalité d’une innocente ignorance préservée. Dans un effort de dignité, elle se recroqueville sur elle-même pour échapper aux regards envahissants, fixant le corps de Meos à la recherche d’une lumière d’espoir. Un espoir qui commença à muer sous ses yeux. Chaque membre du corps de Meos s’anima d’une volonté propre, formant un orchestre de mouvements légers, lents et gracieux. Progressivement, un rythme s’établit, une harmonie qui s’envole de la fosse, vibre, levées, les paupières battent des ailes… et rideaux.
« Meos ! Meos ! Je suis là, on est en sécurité ! se réjouit Iro, les bras tremblants, tiraillée entre l’envie de le secouer et la peur de le blesser.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? dit Avos, sans vouloir hausser la voix pour garder en joue les yeux indiscrets.
– Meos, il est réveillé, son corps, il bouge ! »
Avos se tue, et continue à pousser le chariot. Arborant une grimace ridée par la culpabilité, il préfère laisser la fille savourer un dernier instant d’espoir, illusoire, ultime liant avant de choir.
Le chariot s’arrête devant une grande bâtisse vétuste. Devant elle, se tient debout, une personne vêtue d’une tunique blanche, parsemée de tâches et projection rougeâtres, presque noirâtre. Elle guide des gardes portant des caisses de matériels, débordantes de notes sur du papier froissé, tubes et instruments chirurgicaux. Lorsqu’elle se retourne, et aperçoit Avos, elle sautille rapidement vers lui, et hume en decrescendo : « Avos ! Avos ! Avos ! Des cycles que je n’ai plus de nouvelles de toi, et paf ! Tu m’amènes une nouvelle victime.
– Il est vivant ! s’incruste Iro. Il survivra !
– Je t’aide à le porter à l’intérieur », continue Avos dans son geste, épaulé d’un garde, tandis que les autres congédient la foule à vaquer à leurs occupations.
L’intérieur est mal entretenu. Au centre, deux tables couvertes d’un drap blanc sont utilisées pour poser le corps inerte de Meos. Dans un coin par terre, des montages de livres et illustrations piquent l’intérêt d’Iro, invoquant une présentation sommaire et enthousiaste de l’inconnue.
« Cette bâtisse faisait office d’école ! Fascinant que tout notre savoir peut tenir dans un coin. Une caisse. Et même plus petit, dit-elle en tapotant sa tempe, continuant à déballer ses affaires des caisses tapissant la pièce. Je m’appelle Sage, Médecin, autoproclamé du village ! La meilleure ! La plus forte ! La seule aussi. S’approchant doucement, Sage regarde avec bienveillance Iro en lui présentant la paume de sa main. Ne t’inquiète pas, tant qu’il existe un espoir, aussi infinitésimal qu’il soit, je te garantis que Meos va se remettre sur pied.
– Vous connaissez Meos ?
– Non ! dit-elle avec étonnement. Mais dans un petit village, les informations circulent très vite. Par ailleurs ! J’allais oublier ! Le chef du village, Monsieur Mer, vous attends dans sa demeure. Ne perdez pas un instant, et repassez après. »
Avos prend la main d’Iro pour l’emmener hors de la bâtisse, tandis que Sage s’attable à côté du corps. Elle lâche un dernier regard du coin de l’œil, et remarque des valses vermiformes se former sous la peau de Meos. D’un geste, elle se frotte ses yeux et constate leurs disparitions. Entre le voyage et les évènements, elle sent la fatigue la dévorer lentement, mais décide de faire face. Tenant à l’idée que Meos puisse survivre, elle se réaffirme et suit Avos, à la rencontre le chef du village.
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Sage nettoie soigneusement le sang sur la peau de Meos, baignant dans les plaies, sinuant sur ses jambes. Des traces de pus blancs apparaissent. Qu’elle essuie rapidement avant de jeter les chiffons dans une caisse au sol. À l’aide de linges imbibés d’une lotion de ses propres soins, extraits de fioles portant ses écritures indescriptibles. Elle commence à le bander méticuleusement. À son contact, la peau paraît se réchauffer, gagner en élasticité, un étrange sentiment de malaise prend Sage. La personne qu’elle pensait devoir embaumer, ressuscitait devant ses yeux. Elle posa sa tête sur le torse. Ne sentant pas de pouls, elle déplace rapidement son attention sur sa respiration. Ne sentant pas de souffle, elle commence à douter de ses sens, et se rapproche d’autant plus. Corps contre corps, d’un échange de chaleur, au mélange des sens, faible mais serein, presque hypnotisant, le pouls de Meos fait écho au sien. Jusqu’à ce qu’un souffle d’outre-tombe relève ses mèches, rompe le charme, éveille sa curiosité. Le visage empli d’engouement, la prunelle de ses yeux brûlante de passion, elle exécute une fine entaille chirurgicale au niveau des jambes de Meos. Elle en prélève un morceau de chair, le place dans une fiole, afin de le soumettre à une série d’expérience. Pendant ce temps, deux figures sombres s’approchent de l’entrée de la bâtisse.
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Arrivé à la résidence du chef au centre du village, Avos monte les hautes marches traînant Iro par la main, qui semble charmée par les rouages des fondations. Au sommet des marches, à la droite des portes coulissantes, entre-ouvertes, une personne les attend. Écrivant furieusement sur un épais porte bloc accroché par les sangles tenant à ses épaulières. Plusieurs baudriers enroulent son corps, auxquels sont jonchés de fines plumes, encriers, et pigments, avec lesquels elle jongle avec une ambidextrie déconcertante. Noyé d’un rouge sombre, parsemé du motif de rosettes blanches aux pattes courbées vers le ciel. Son bandeau frontal endigue vagues de sueurs, tandis que ses yeux, en mouvement permanent, absorbe le temps et l’espace.
« Bienvenue… prononce-t-elle d’un ton placide et décousu, l’attention éparpillée, entamant une marche arrière. Je suis Sesa… Scribe appointé à ce village… Suivez », commande-t-elle, en les guidant dans un dédale de cloisons ajourées, au rythme de ses gribouillages.
Une jeune vive voix s’élève, puis se tue :
« Je n’en peux plus de cette vie, je pars de ce village, peu importe ce… »
Sesa s’arrête devant le dernier virage, puis prononce à voix haute : « Avos est là, Monsieur Mer ! »
Un court moment s’écoule avant qu’une voix avec un timbre d’orateur, posé, mêlant orgueil et présidence, réponde à l’appel : « Entrez. »
Une fontaine de lumière provenant d’une des ouvertures au plafond s’écoule sur Mer, siégeant assis au centre de la pièce, derrière un bureau circulaire épousant parfaitement le faisceau. Alors qu’une ombre derrière les cloisons opposées prend la fuite par une porte coulissante. Mer est habillé d’une longue tunique blanche, immaculée, aux coutures radiantes, ganté de noir, capuchonné jusqu’au pariétal, le visage lisse, teint de bronze, le cheveu court, patiné, laqué, plaqué.
Sesa s’adosse sur une des stalles à droite, et capture l’attention d’Iro en lui laissant entrevoir plusieurs croquis photoréalistes de son visage. Un calme, un sérieux, un grimaçant. Ces dessins lui arrachent un sourire qui s’estompe rapidement, sur une secousse de la main d’Avos. Mer adresse un hochement de tête à Sesa, qui mets les croquis de côté, et se tient prêt à transcrire.
« Avos et… prononce Mer, en tournant lentement le regard vers elle… Iro. Je présume. Qu’avez-vous vu ? »
Les paroles défilent, suivies de près par les jets de Sesa, mais l’image de la bête reste bloqué dans le subconscient d’Iro. Seul le corps de Meos remonte continuellement à la surface. Mer pose ses mains sur le bureau, se lève tout en inclinant dévotement la tête en direction d’Iro.
« Veuillez accepter mes excuses ! Je pensais avoir mis TOUS les moyens pour garantir la sécurité de la venue de nos futurs architectes. Cependant cette bête reste un mystère, pour nous-mêmes. Un fléau sans nom, ni forme, qui laisse derrière son passage un sillon de terre labourée, arbres lacérés et chers amis éventrés. Je vais m’arranger, et redoubler d’efforts, pour que vous n’ayez aucun problème durant votre séjour au Village. »
La tête redressée, il s’enfonce dans son fauteuil, le regard épiant les moindres réactions du visage d’Iro. Il prolonge son oratoire :
« Vous êtes encore une apprentie. À quelques cycles de votre confirmation. À votre âge. À votre place, le choc… le choc me déstabiliserait. Au point que la responsabilité d’un Architecte soit trop grande. En tant que chef de ce village, je peux vous témoigner de l’ardeur de la tâche d’être responsable de quelques vies, alors ce monde… Mais, sachez que personne ne vous jugera si vous souhaitez échanger votre place avec quelqu’un d’autre, choisir une autre destinée. »
Des bruits de pas résonnèrent entre les cloisons, avant que Sage ne surgisse.
« Monsieur Mer ! exclame-t-elle, avant de s’arrêter net en voyant Iro et Avos.
Mer lève la main en direction d’Avos, avant de se prononcer.
– Sesa. Accompagnez Avos et Iro à la sortie. Nous en avons terminé. Merci. »
Sage est essoufflée, s’efforce de conserver une apparence sérieuse, bien que les extrémités tremblantes de ses mains trahissent son anxiété. Une excitation tellement grande qu’elle ignore le visage en détresse d’Iro, tiré par Avos.
Une fois dehors, Avos lâche la main d’Iro et lui dit :
« Je dois te laisser ici. Le cycle arrive à sa fin, et je dois être au Croc au plus vite, quitte à faire toute la route sans dormir. Sesa va s’occuper de trouver un lieu pour te reposer, finit-il en entamant le pas vers la sortie du village.
– Tiens, dit Sesa, en tendant une feuille, et une plume trempée à Iro pour l’occuper. Je vais faire le tour du village, pour te trouver une place d’accueil. Reste ici. Je reviens tout de suite », finit-elle en empruntant la voie principale, balayant chaque bâtisse.
Debout, au pied des marches, Iro a le souffle bourdonnant. Elle lève les yeux au ciel pour retenir ses larmes, et se retrouve la vision obstruée par le perpétuel remous des nuages obscurs. Cherchant quelque chose à quoi s’accrocher, elle fourvoie sa frustration en fermant ses poings. L’un sur la rapière, l’autre manquant d’écraser la plume et sa feuille. Recentrant sur elle-même, elle pèse sa décision, et s’accorde un regard rempli de bienveillance vers là où gît Meos.
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À la sortie du village, Avos attelle le destrier revigoré, à une vielle calèche contenant de vielles couvertures usées et déchirées. Il s’assit à la place du cocher, prêt à lancer le départ, quand soudainement une personne embarque d’un pas retentissant à l’arrière. Derrière lui, se trouve Iro, debout, solennelle, le regard décidé en direction du Croc.
« Je viens avec vous. Je retourne au Croc.
– Tu as surtout besoin de repos. Reste avec…
– Non. Meos guérira. Mais il ne pourra pas me protéger éternellement. Je dois retourner au Croc, devenir Architecte, et à mon tour, le protéger. »
Les mots étaient simples mais fermes, suffisamment pour expirer Avos de sa condescendance, et la respecter dans son choix, un choix qui résonnait dans son cœur dissonant.
« Allonge-toi dans les couvertures. Je te réveillerai. »
Avos guide le destrier sur le sentier du retour, avec à l’arrière Iro. En position fœtale sous les couvertures, la rapière au cœur, les bottes à revers clinquantes, au rythme du mouvement de sa respiration. Pendant ce temps, les cloches résonnent dans le village, annoncent de la fin d’un cycle, et l’accompagnent dans un sommeil profond.
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Sesa revient sur ses pas et trouve à la place d’Iro, une plume enfoncée comme un pieu dans le sol, retenant la feuille de s’envoler, avec le message suivant.
Prends soin de Meos, et tiens-moi au courant ! Ordre des Architectes – Apprentie IRO
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Suite à la nouvelle de Sage, au milieu de son fauteuil, Mer se lève. Ôtant sa capuche, il esquisse un sourire grandiose. Levant les bras sous le puits de lumière, il en immerge son visage. Les interstices de ses rides laissent s’échapper une fine fumée bronze. Il hurle, noyé par le son des cloches.
« Enfin ! Le Paradis ! À portée de vue ! À portée de mes mains ! Merci Meos ! Merci ! ».
Sage passe devant la maison où repose Meos. Incapable de retenir son impatiente, elle hume un air joyeux, battant gaiement des bras, avant de continuer son chemin pour se reposer chez elle.
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La fin d’un cycle, est aussi le début d’un autre pour certains. Alors qu’un flot de villageois rejoignent leur maison, d’autres en sortent. Tous entament une danse perpétuelle sous la lumière incessante du Croc. Seule une maison reste inerte, les persiennes baissées. Celle où repose Meos. Au milieu d’une pièce sombre, une figure est nue. Debout, ses genoux se plient nerveusement, tremblants. Ses mains s’appuient, en guise d’équilibre, sur un bureau recouvert de dessins et écrits enchevêtrés, laissés au désordre par Sage. Un liquide rougeâtre sue de la paume de ses mains, submerge un par un les éléments sur la table, et un par un, par vagues gracieuses, ondulées de chair, ces mêmes éléments pustulent sur son corps. Croquis prenant vie, livres feuilletés battant des ailes, sous les infimes faisceaux de lumière du Croc filtrant le voile obscur, la masse chimérique apprend, dévore, reproduit, et mime.