Chapitre 4 – Disparition
Quelques heures après l'échec du sacre et la disparition du Général Varyn.
Ietro arpentait à toute allure les couloirs de la cathédrale, le souffle court. Le lieu sacré bruissait des conversations inquiètes à propos de la mystérieuse disparition du Général lors de son couronnement. Il devait recevoir le sacrement, mais une explosion de lumière avait balayé l'assistance et projeté le Grand Prêtre et sa garde à terre. Dans la stupéfaction générale, le clergé n’avait pu que constater la disparition soudaine de l’élu.
La cathédrale, avec ses hauts plafonds voûtés et ses murs de pierre noire, avait toujours été entourée d’un halo de mystère politique, agitée par des trahisons et des complots propres à l'Église. Mais les événements de la semaine dernière dépassaient toutefois la norme. Depuis cet incident, la panique avait gagné les prêtres. Qu'allait faire le Grand Prêtre, songea Ietro ? Il avait quitté la nef avec précipitation, et personne ne l'avait revu depuis. La foule s’était dispersée, chacun tentant de retourner à ses anciennes tâches comme si de rien n'était. Certains disaient que l’Empereur lui-même s'inquiétait de la tournure que prenaient les événements. Des murmures de terreur circulaient parmi les prêtres et les soldats, chacun redoutant la colère impériale.
Ietro, comme tous les érudits, nageait en plein doute. Devait-il raconter fidèlement les événements du couronnement, au risque de s’attirer les foudres de ses supérieurs ? Ou bien allait-il en produire une version édulcorée ? Et si c'était le cas, que fallait-il consigner ? Le récit d’une cérémonie grandiose qui avait vu Varyn devenir l’un des plus grands serviteurs de l’Empire ne collait plus tout à fait à la réalité. Le scribe réfléchissait intensément à ces questions, tout en parcourant les couloirs sombres et oppressants de la cathédrale. Tandis qu'il approchait de la salle des archives, il ralentit son pas, essayant de calmer son esprit agité. Il savait que ses décisions allaient modeler la perception de cet événement crucial. Tendant l'oreille, il surprit deux archivistes discuter furtivement du couronnement.
– Peut-être, soupira l’un d’eux, hésitant. Mais ça pourrait aussi semer le doute et la peur. Et si les gens pensent que même nos généraux peuvent disparaître comme ça... Je ne sais pas.
– Et cette rumeur ? As-tu entendu ? ajouta le second après un moment de silence, la voix teintée d'une inquiétude palpable. Il paraît que le Grand Prêtre a convoqué les sept Sorcelames de l'Empire... mais l'un d'entre eux manquerait à l'appel.
Un silence pesant s'installa entre eux, l'ombre de cette révélation se déployant comme un nuage menaçant.
– Les sept Sorcelames, tous en même temps ? Je n'en reviens pas, murmura l'autre, les yeux écarquillés de surprise. Convoquer un Sorcelame est déjà exceptionnel, mais tous les sept... Cela ne s'est produit qu'une seule fois, de mémoire d'archiviste, et c'était durant la Grande Guerre des Ombres. Si l'un d'entre eux manque, la situation doit être d'une gravité sans précédent.
– Tu sais ce que cela signifie, n'est-ce pas ? poursuivit l’homme de manière à peine audible. Si les Sorcelames sont mobilisés et que l'un d’eux est absent… la situation est plus grave qu’on ne le pensait. Leur convocation annonce toujours quelque chose de terrible.
Les deux archivistes échangèrent un regard lourd de sens. Ietro, resté en retrait jusqu’ici, sentit une tension familière se loger sous son crâne ; la même que lors du sacre, quand ses yeux s’étaient arrêtés sur le siège vide des Sorcelames, luisant comme une menace tue. Il remonta vers les archives supérieures, franchissant les coursives silencieuses du scriptorium. Dans la salle des codex scellés, il déverrouilla une armoire consacrée aux Chroniques de l’Ombre. Là, entre deux rouleaux d’apparat et des traités militaires, il mit la main sur les traités anciens évoquant les Sorcelames – les véritables, ceux d’avant l’Institution. Les mots lui revinrent à l’esprit comme une morsure : « L’acier leur obéit, la magie leur obéit. À l’Empereur, ils rendent grâce… »
Ietro s’assit, annota en marge. Puis, d’une écriture plus nerveuse, il résuma ce qu’il savait : « Les Sorcelames ne sont pas de simples soldats. Ce sont des armes conscientes, formées dès l’enfance à l’usage des arcanes destructeurs autant qu’aux arts du meurtre. Leurs lames chantent – et seuls les morts entendent ce chant. On dit qu’ils ne sortent leur épée qu’une fois, et que cela suffit. »
Ils agissent quand les troupes échouent. Ils exécutent les ordres que même les prêtres-guerriers n’osent entendre. Leur venue est rare – leur absence, plus encore. Et pourtant, lors du couronnement, le premier siège était vide. Un vide que même l’Empereur ne pouvait ignorer.
Ietro s’interrompit. Le silence des archives semblait trop lourd pour ses pensées. Il songea aux généraux impériaux. Eux brandissaient leurs lames sous le regard des cohortes, galvanisant la masse par leur simple présence. Les Sorcelames incarnaient l’autre facette du pouvoir : invisible, tranchante. L’ombre du Trône.
Il nota encore : « La première était manquante. Son siège, balayé par le souffle bleu, était resté vacant. Une porteuse de cristal… »
La plume s’arrêta. Ietro demeura figé. Le nom de la Sorcelame disparue n’était pas consigné. Mais il le connaissait. Ce nom vibrait d’une aura de pouvoir interdit – celui de la Maîtresse de la Trame : Calista…
Le jeune scribe tentait depuis de longues heures de trouver la meilleure façon de relater la vérité impériale – ou à comprendre l’ordre des Sorcelames, absorbé par le mystère –, lorsqu’un garde interrompit son labeur.
— Frère Ietro ? demanda l’un des gardes, un homme à la stature imposante et au regard sévère.
— Oui, c'est moi, répondit le jeune homme, un peu surpris.
— Nous avons des ordres du Grand Prêtre, continua le garde. Frère Patrus est souffrant et ne peut consigner la réunion du Grand Prêtre. Vous êtes son apprenti, vous avez été désigné pour le remplacer.
— Moi ? Mais... je ne suis pas sûr d'être prêt, balbutia Ietro.
— Les ordres sont les ordres, répliqua le garde. Préparez-vous immédiatement. Le Grand Prêtre n'attend pas.
Ietro acquiesça, sentant le poids de la tâche qui l'attendait. Il rassembla rapidement ses parchemins et ses encres, essayant de maîtriser son appréhension.
— Très bien, je vous suis, lâcha-t- il en emportant maladroitement son matériel.
Les gardes l'escortèrent à travers les couloirs sombres et sinueux de la cathédrale, leurs pas résonnant sur les dalles d’obsidienne. Ietro se demandait ce qui l'attendait. Il savait que Frère Patrus consignait certaines entrevues du Grand Prêtre, mais étant donné l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait, il lui était sans doute impossible d’assurer ses fonctions. Pourtant, pourquoi lui, un novice, serait-il appelé à le suppléer ? Certes, il était son disciple. Peut-être, songea Ietro en frissonnant, serait-il plus facile de faire taire un novice s'il le fallait. Submergé par l'angoisse, Ietro faillit trébucher dans sa robe. Les couloirs interminables semblaient l’éloigner toujours plus de la lumière. Après de longues minutes à serpenter dans la cathédrale, le frère et son escorte arrivèrent enfin devant une grande porte en bois d'ébène, gardée par plusieurs prêtres-guerriers. Leur présence imposante, en armure noire, armes à la ceinture, renforçait l'aura de gravité qui imprégnait l'endroit.
L'un des soldats s'avança et échangea un salut respectueux avec le prêtre-guerrier visiblement responsable.
— Frère Ietro est ici pour remplacer Frère Patrus, sur ordre du Grand Prêtre, déclara le garde.
Coiffé d’un heaume draconique, le prêtre-guerrier fronça les sourcils, examinant Ietro avec une intensité qui fit frissonner le novice.
— Es-tu conscient de la responsabilité qui t'incombe, jeune homme ? demanda-t-il en le scrutant de son regard perçant.
— Oui, Frère, répondit Ietro, essayant de masquer son appréhension. Je ferai de mon mieux.
Le prêtre-guerrier sembla peser ces mots avant de se tourner vers les autres gardes.
— Ouvrez les portes.
Les lourdes portes en bois d'ébène s'ouvrirent lentement dans un grincement sourd, dévoilant péniblement l'intérieur d'une vaste salle ovale. Ietro gagna rapidement la petite chaire réservée aux scribes chargés de consigner l'entrevue. Puis il retint son souffle alors que ses yeux s'acclimataient à l'obscurité. Sa plume se mit à griffonner frénétiquement le parchemin pour décrire la scène, mais s’interrompit quand il comprit ce qui se tramait ici. Dans la grande pièce ovale, les Sorcelames attendaient en silence. Les murs étaient ornés de fresques anciennes, représentant des batailles épiques et des exploits magiques de l’Empire. Le plafond, voûté et décoré de motifs mystiques, émettait une lueur bleutée, créant une atmosphère à la fois solennelle et oppressante. Des torches magiques fixées aux parois projetaient des ombres dansantes, ajoutant une dimension sinistre à l’ensemble. Au centre de la pièce se trouvait une table massive en pierre, autour de laquelle six guerriers mages s'étaient réunis. Chacun d'eux portait une armure, liée à leur position dans l’ordre. Leurs armes enchantées, épées, lances ou haches, reposaient à leurs côtés ou dans leur dos, prêtes à l'emploi. Leurs visages que Ietro imaginait marqués par des années de combats et de missions périlleuses, étaient dissimulés derrière des masques ou des heaumes. On devinait parfois leurs yeux qui trahissaient une vigilance constante. Au bout d’un long moment, le Grand Prêtre fit son entrée par une porte attenante, affichant un visage sévère et préoccupé. Il portait une robe richement brodée de symboles mystiques et tenait dans sa main un bâton orné d'un cristal brillant d'une lueur bleue. Son arrivée fut marquée par un silence total, les Sorcelames inclinant légèrement la tête en signe de respect.
Il balaya la salle du regard, et contempla les instruments meurtriers de l’Empire. Que restait-il à l’humanité des mages-guerriers ? Plus démon qu'homme, avaient-ils au moins une âme ? Ietro observait, fasciné.
– Sorcelames, commença le Grand Prêtre, sa voix résonnant dans la vaste salle. Vous savez pourquoi vous êtes ici. Une situation d'une gravité sans précédent s'est produite. Notre Varyn a disparu lors de son couronnement, et une explosion de lumière a secoué cette cathédrale.
Les yeux des Sorcelames se croisèrent brièvement, chacun conscient de l'importance de cette convocation. Le Grand Prêtre poursuivit :
– Vos talents exceptionnels sont requis pour élucider ce mystère. Comme vous pouvez le constater, l’un des vôtres manque également à l’appel. Il marqua une pause, scrutant chaque visage présent. Vous êtes les instruments les plus redoutés de l'Empereur. Vous êtes la volonté inébranlable de l’Empire. Aujourd'hui, je vous demande de mettre vos compétences au service de la vérité et de la justice impériale.
Les Sorcelames acquiescèrent, une détermination farouche transparaissant sous les masques. Le Grand Prêtre leva son bâton, et la lumière bleue se réfracta en un halo éthéré, illuminant la salle d'une lueur surnaturelle.
Ietro, dissimulé dans l’ombre de la chaire, sentit une tension dans la voix du Grand Prêtre. Une hésitation presque imperceptible. Il nota sur un parchemin annexe d’une plume rapide : « Évite de dire “elle”. Ne nomme pas la Maîtresse du Destin. »
Un Sorcelame fit un pas en avant. Il portait une armure d’écailles noires qui semblaient luire dans la pénombre bleutée de la pièce. Les plaques le recouvrant ressemblaient à des squames de serpent, chaque pièce ajustée parfaitement pour permettre une flexibilité et une protection maximales. Les écailles elles-mêmes bougeaient et scintillaient, créant une illusion de vie sinistre. Ses bottes finement ouvragées, faites du même matériau reptilien, glissaient sur le sol sans bruit. Une cape faite de peaux sauriennes, à la texture ondulante et vivante, pendait de ses épaules, s'animant telle une créature prête à bondir. Il tenait une lance dont le manche était gravé des mêmes motifs, la pointe ressemblant à un croc acéré menaçant de frapper. Bien qu'il ait avancé, aucun son n’avait trahi son mouvement. Ses yeux, visibles à travers les fentes de son masque, brillaient d'une lueur froide et calculatrice.
Le Grand Prêtre lui intima :
– Parle, Vengeance, je t’écoute.
Ietro écrivait à toute allure, éphémère témoin d’une scène extraordinaire. Le Sorcelame ophidien s'avança encore, de son mouvement fluide et naturellement menaçant. Sa voix, lorsqu'il parla, était sifflante et sinistre, résonnant dans la salle oblongue, son écho rebondissant légèrement sur les murs noirs.
– Maître, pensez-vous que les deux disparitions sont liées ? Elle nous aurait trahis ?
À ces mots, un frisson parcourut les rangs des Sorcelames. L'idée d'une trahison parmi eux était une pensée insupportable. Ietro déglutit : une traîtresse ? La question pourrait être blasphématoire. Mais l’homme au bâton de cristal resta silencieux un instant, pesant ses mots avant de répondre.
– Il est difficile d'ignorer cette hypothèse, Vengeance. La coïncidence est troublante. Nous devons envisager toutes les possibilités, même les plus sombres. La loyauté de nos frères ne saurait être remise en question, mais des forces extérieures pourraient chercher à déstabiliser l'Empire en semant le doute et le chaos.
Vengeance hocha lentement la tête, ses yeux perçant le masque qu'il portait.
– Alors nous devons les retrouver, puis frapper vite et fort, répliqua-t-il. Dissiper toute ombre de doute et restaurer l’ordre.
– Exactement, répondit le Grand Prêtre. Utilisez vos compétences et votre discernement. Retrouvez le Général disparu, retrouvez votre frère et traquez sans pitié ceux qui osent s'opposer à nous. Faites-leur comprendre que l’Empire ne vacille pas devant l’incertitude. Que la magie et l'acier vous guident, conclut-il, la voix vibrante d'autorité. Et que la gloire de l'Empire soit préservée par vos mains.
La plume crispée, le scribe noircit encore son deuxième parchemin : « “Frère ?” Sentant la colère sourde du Grand Prêtre à travers cette modification. » Puis il ajouta : « Les retrouver ? Varyn serait vivant ? » Le scribe déglutit avec peine en assemblant mentalement les pièces du puzzle.
Enfin le Grand Prêtre abaissa son bâton, signifiant la fin de l'assemblée. Les guerriers-mages se dispersèrent rapidement, chacun d'eux disparaissant dans les ombres de la cathédrale. Sitras resta un moment seul dans la salle, contemplant le vide laissé par ceux qui avaient juré de défendre l'Empire à tout prix. La pièce était redevenue silencieuse, mais l'air était chargé d'une tension palpable. Le Grand Prêtre se dirigea à son tour vers la sortie et Ietro eut l'impression que son regard acéré était posé sur la petite chaire au fond de la salle ovale.
Le scribe retourna dans ses quartiers pour finir de consigner l’entrevue. Il s'assit à son bureau, le cœur encore battant de la rencontre avec les Sorcelames. Il prit une plume et un parchemin, se préparant à décrire en détail les sept Sorcelames présents à cette réunion historique.
Alors qu’il trempait la plume dans l’encre, un léger raclement se fit entendre à la porte. Il se retourna, surpris. La silhouette trapue de Davos apparut dans l’encadrement, sa barbe grise toujours aussi soigneusement taillée, mais ses traits tirés par l’inquiétude.
— J’espérais te trouver, dit-il simplement.
Ietro se leva, un peu gauche.
— Tu n’étais pas là… Je pensais que…
— Qu’ils me convoqueraient ? Ils ne l’ont pas fait. C’est toi qu’ils voulaient.
Il entra sans attendre d’y être invité, et referma la porte derrière lui. Un silence passa entre eux. Davos observa le parchemin encore vierge.
— Tu vas l’écrire ?
— Je le dois. C’est… trop grand pour rester en mémoire.
Davos hocha lentement la tête, puis s’approcha.
— Écris-le, oui. Mais écris aussi ce que tu n’as pas vu. Le vide. Les absents. Le froid dans leurs regards. Les non-dits. Ce sont eux qui décident du sens.
Ietro baissa les yeux. Sa main tremblait légèrement sur la plume.
— Tu es au courant ?
— Elle est absente, Ietro… et Varyn aussi, j’en sais plus qu’assez.
Davos posa une main sur son épaule, puis tourna les talons. Avant de franchir le seuil, il ajouta :
— N’oublie pas : ce que tu caches a autant de poids que ce que tu révèles.
Puis il disparut dans le couloir, laissant Ietro seul face au parchemin.
Le jeune scribe ferma les yeux une seconde. Puis il se pencha sur son bureau, et sa plume entama le récit.
Le jeune archiviste n'avait pu discerner tous les guerriers-mages dans la pénombre. Il songea à la tour des Arcanes, parfois appelée tour des Sorcelames, le lieu où ils étaient élevés et entraînés depuis l'enfance pour devenir les guerriers mythiques les plus redoutés de l'Empire. Ietro regarda par la petite fenêtre de son bureau ; il distinguait, au loin, le majestueux édifice argenté qui se dressait au cœur de la capitale impériale. Ses murs blancs reflétaient les rayons du soleil, projetant une lumière perpétuelle sur les environs. Ietro coucha sur le papier le portrait des Sorcelames qui remontait alors à son esprit, telle une image lui brûlant la rétine. « Vengeance, héritier du serpent divin ; Brûlure, maître des flammes, portait une armure parfois rougeoyante, forgée dans le feu, ardente et flamboyante, ou sombre comme de la lave séchée, selon les circonstances. Son regard brûlant est empli d’une aura maléfique. » Il s’interrompit, songeur. Calista, la Sorcelame du Destin, était donc absente et Sitras, le Grand Prêtre, s'était montré particulièrement nerveux à ce sujet. Ce détail n'était pas anodin. Les postes de Sorcelames ne changeaient pas, selon les descriptions anciennes qu'il avait trouvées. Vengeance était toujours Vengeance, Brûlure toujours Brûlure, mais on ne parlait jamais de la personne derrière le masque. Les Sorcelames étaient des entités plus que des individus, des rôles éternels joués par des âmes sélectionnées. Certains disaient qu'il y avait une hiérarchie entre eux, on racontait aussi qu’ils n'étaient pas humains, arborant des visages démoniaques cachés par leur masque. Assis dans ses quartiers, Ietro sentait le poids des âges et des secrets peser sur ses épaules. Pourquoi un Sorcelame manquerait-il à l'appel dans un moment aussi crucial ? Quelles forces invisibles tiraient les ficelles dans l'ombre ? Les réponses étaient enfouies dans la trame.
La capitale, un chef-d'œuvre architectural, mêlait des éléments de gothique ou classique à des innovations surprenantes. Les bâtiments, faits de pierres polies et de métaux enchantés, s'élançaient vers le ciel, leurs flèches et tourelles se perdant dans les nuages. Les rues, pavées de dalles scintillantes, étaient éclairées par des lanternes magiques qui flottaient mollement, diffusant une lumière douce et rassurante. Les marchés regorgeaient de marchands proposant des denrées et articles exotiques telles des pièces d'armures mystérieuses aux tissus imprégnés de runes protectrices. Les étals croulaient sous le poids des fruits colorés, des épices rares et des objets précieux. Les habitants, vêtus de robes aux broderies complexes et d'armures légères, allaient et venaient, chacun vaquant à ses occupations sous l'œil vigilant des gardes impériaux. Les ponts en arc, enjambant les canaux serpentant à travers la ville, étaient finement décorés de mosaïques lumineuses. Des gondoles glissaient silencieusement sur les eaux claires. Les bâtiments administratifs, avec leurs façades imposantes et leurs fenêtres en vitraux, abritaient les plus hauts fonctionnaires de l’Empire. La tour des Sorcelames, effilée et mystérieuse, protégeait des bibliothèques regorgeant de grimoires et de secrets oubliés. Des ponts de pierre reliaient certaines tours entre elles, offrant des vues imprenables sur la ville en contrebas. Le palais de l'Empereur trônait majestueusement au sommet d'une colline, non loin de la cathédrale noire. C'était un bâtiment d'une grandeur inégalée, un symbole de puissance et de richesse qui dominait la capitale impériale. Ses murs de marbre blanc, ornés de dorures et de sculptures détaillées, brillaient sous la lumière du soleil, reflétant l'opulence de l'Empire. Les jardins suspendus du palais étaient célèbres pour leur beauté et leur luxuriance. On disait qu'ils étaient entretenus par une magie ancienne, permettant aux plantes exotiques de fleurir en toutes saisons. Des fontaines de cristal projetaient des lumières colorées, et des sentiers de pierre serpentant à travers des bosquets de fleurs rares menaient à des pavillons ombragés où vivaient l'Empereur et ses dignitaires.
Calista, la Sorcelame du Destin, se mouvait discrètement dans les rues de la cité en tension. Son absence n’avait pas pu passer inaperçue, et le lien entre son siège vacant et la disparition de Varyn ne tarderait pas à être fait. Alors qu'elle approchait de la tour des Sorcelame, des souvenirs la frappèrent de plein fouet : l'éclat aveuglant, la puissance des cristaux qui lui échappait, le Grand Prêtre et les fidèles projetés au sol, et le Général Varyn disparaissant dans une nuée de particules magiques. Son cœur se serra à cette pensée. Elle espérait que l’âme du Général s’était échappée pour trouver un nouveau porteur, mais les doutes l'assaillaient. Avait-elle été trop ambitieuse en manipulant la trame pendant le couronnement ? Elle ne comprenait pas comment ils en étaient arrivés là. Varyn ne devait pas disparaître. L’objectif de Calista avait toujours été de quitter l’Empire et elle ne devait pas le faire seule.
Les rues étaient animées, mais l'atmosphère était lourde de suspicion et de peur. Les citoyens parlaient à voix basse, lançant des regards inquiets autour d'eux. Les rumeurs sur la disparition du Général Varyn et les répercussions potentielles de cet événement se propageaient comme une traînée de poudre. Autour d’elle, les gardes impériaux, vêtus de leurs armures noires incrustées de runes de protection, patrouillaient d'un pas lourd, leurs visages cachés derrière des masques d'acier. La Maîtresse du Destin atteignit enfin la grande porte de la tour des Sorcelames, une imposante structure argentée qui perçait les nuages. La tour, imprégnée de magie, émettait une lueur éthérée, ses murs scintillant comme si des étoiles y étaient emprisonnées. Les runes gravées sur la porte massive s'illuminèrent lorsqu'elle murmura une incantation, libérant le verrou magique. La porte s'ouvrit lentement dans un grondement sourd, et Calista s’y engouffra précipitamment. L'intérieur de la tour était tout aussi grandiose que mystérieux. Des escaliers en colimaçon s'enroulaient autour des murs, disparaissant dans les hauteurs invisibles. Les couloirs étaient ornés de tapisseries anciennes représentant des batailles épiques et des rituels magiques. Une lumière douce et mouvante, projetée par des torches enchantées, tapissait les allées. Les ombres dansantes donnaient l’impression que la magie imprégnait chaque recoin du lieu.
Calista pressa le pas vers ses appartements, passant devant des salles d'entraînement où des guerriers affûtaient leurs compétences et des bibliothèques débordant de grimoires anciens. Elle atteignit finalement la porte dérobée de son laboratoire. Après qu’elle eut murmuré une nouvelle incantation, les runes gravées sur le bois brillèrent faiblement avant de disparaître, et le verrou céda. La magicienne entra rapidement, refermant la porte derrière elle. Le laboratoire était tel qu'elle l'avait laissé, un chaos organisé de grimoires, d'ingrédients alchimiques et de cristaux étincelants. Se dirigeant vers une étagère poussiéreuse, elle sortit une pierre bleue enveloppée dans un tissu noir. Dès que ses doigts effleurèrent la surface froide de la pierre, une lueur azurée traversa la structure complexe du cristal. Elle rassembla ensuite son équipement : son armure, ses épées jumelles, son pendentif en forme de sablier, son masque de Sorcelame. Le temps était compté.
Enfin elle sortit prestement de ses appartements, cheminant à travers les couloirs labyrinthiques de la tour, jusqu'à rejoindre la salle principale, une vaste chambre circulaire où trônait un immense cristal dont l'énergie pulsait doucement. La lumière qu’il émettait baignait la pièce d'une lueur bleutée, créant des ombres mouvantes sur les murs. Calista se positionna devant le cristal et entonna une mélopée incantatoire. À mesure que sa voix s’amplifiait, le cristal entrait en résonance avec son âme. La Maîtresse du Destin était une experte dans la manipulation des puissances magiques, aussi plongea-t-elle son esprit dans le maelstrom ardent qui émanait maintenant du cristal géant.
Remontant la Trame du Destin, elle revécut l’explosion du couronnement. Elle effleura les énergies du combat psychique de Varyn sans en comprendre la cause. Lors de son exploration des flux magiques, la Sorcelame capta une puissance lumineuse familière, mais elle sentit également, au plus profond du torrent énergétique, une force noire tapie, observant elle aussi les courants.
La Maîtresse du Destin intensifia sa concentration malgré le risque palpable, affinant sa perception du tourbillon arcanique qui faisait vibrer la Trame. Elle touchait au but, son front se crispant sous l’intensité de l’effort. Puis, dans un ultime élan, elle parvint à démêler le chemin qu’avait pris l’esprit de Varyn. Le point lumineux brillait désormais au loin, tel un phare éclairant la nuit. La Sorcelame devina les contours d’une montagne lointaine, en surplomb d’un lac scintillant.
L’âme de Varyn avait survécu et reposait là-bas. Mais la Maîtresse du Destin n’était pas seule à observer. Sentant le danger, elle érigea in extremis un bouclier mental, fin mais dense, forgeant de ses dernières forces une sphère d’énergie pâle. La lumière noire fondit sur elle comme une vague de venin, crachant ses éclats brûlants contre sa conscience. L’assaut fut si violent que la Trame elle-même sembla gronder. Une forme bestiale surgit du chaos. Mi-bête, mi-homme, elle n’avait pas de visage, seulement une gueule garnie de crocs et une aura de haine ancienne. Elle rugit, et sa voix résonna dans l’espace mental comme une tempête :
— Il est à moi !
La phrase vibra en Calista comme un poison familier. Quelque chose dans le timbre, dans le souffle même de ces mots… Elle avait déjà entendu cette voix. Elle faillit céder. Le bouclier trembla. La bête s’apprêtait à rompre ses défenses – jusqu’à ce qu’une lumière inattendue fende les ténèbres. Une autre présence jaillit, lumineuse, incandescente, une force immense que Calista ne put identifier. Une main invisible se posa contre la sienne, l’aidant à tenir.
— Certainement pas.
Les mots claquèrent dans l’air comme un décret divin. Mais la voix ne venait pas d’elle. Repoussée par cette énergie lumineuse, la bête du chaos hurlait déjà, reculait sous l’impact. Ce moment de répit, infime, fragile, suffit. Elle coupa le lien. Dans un éclair de douleur et de liberté mêlées, elle rompit la connexion avec l’âme de Varyn. Elle avait obtenu ce qu’elle était venue chercher. La résonance. Le fil. La certitude. Cela lui suffisait. La bête se dissipa dans un tourbillon d’ombre, emportant avec elle sa rage frustrée. Calista, haletante, s’effondra à genoux dans le silence reconstruit de la Trame. Elle ne savait pas qui l’avait aidée. Mais elle savait que Varyn était toujours là.
À peine remise, la Sorcelame se hâta de quitter la salle du Cristal et se dirigea rapidement vers la sortie de l'immense tour, tout son corps encore tremblant de l'assaut mental qu'elle venait d'endurer. Le temps pressait. Elle savait qu'elle devait quitter la capitale au plus vite ; comprendre ce qui s'était réellement passé lors du couronnement, et découvrir ce qu'était devenu le Général Varyn. Elle n'était pas seule sur la piste, elle en avait désormais la certitude.
Les rues de la capitale étaient toujours aussi agitées, les patrouilles impériales omniprésentes et les regards suspicieux. Calista, dissimulée sous une cape sombre, se fraya un chemin à travers les ruelles étroites et bondées, évitant les zones les plus surveillées. En s'approchant prudemment de la porte principale de la ville, elle murmura une incantation ancienne. Ses mains brillèrent d'une lumière éthérée, et une vague de magie temporelle se déploya silencieusement autour d'elle. Les gardes, qui échangeaient des paroles brèves et surveillaient les passants, se figèrent soudainement dans le temps. Leurs mouvements, leurs expressions, tout était suspendu dans une immobilité parfaite. Calista passa entre eux en toute impunité, les observant un instant avec une curiosité presque académique. La magie temporelle était l'une des plus complexes et dangereuses, mais en tant que Sorcelame du Destin, elle avait appris à maîtriser cet art avec une précision redoutable. Elle savait que l'effet ne durerait que quelques minutes, juste assez pour quitter la capitale sans éveiller de soupçons. Une fois de l'autre côté des murs, elle relâcha l'incantation. Le monde reprit son cours normal, les gardes légèrement hébétés ignorant complètement ce qui venait de se passer. Elle s’éloigna dans les plaines, guidée seulement par un pressentiment, une vibration lointaine dans la trame du monde. Ce n’était pas encore une piste. Juste un écho. Il lui faudrait du temps. Beaucoup de temps. Velstrad n’était alors qu’un nom parmi d’autres – un lieu qu’elle n’effleurerait que des années plus tard.