Chapitre 3 - Le temps est venu
Après l’incident de La Belle des Cieux, les trois miraculés ne s’étaient pas fait prier pour déguerpir. Sans échanger un mot, ils avaient quitté les abords du crash, glissant dans l’ombre des ruelles pour regagner discrètement l’auberge. Déjà, les lanternes impériales dansaient sur les façades, et le claquement des bottes se faisait plus menaçant.
À peine une heure plus tard, la zone était envahie de Gardes Noirs et de patrouilles armées. Le bruit courait dans toute la ville, l’Empire cherchait quelque chose. Ou quelqu’un. Allongé sur son matelas, Lorcandir fixait le plafond, les doigts crispés autour de deux pierres dissimulées sous la couverture. Il les avait récupérées dans la confusion, au cœur du chaos de bois et d’acier. L’une était d’un vert limpide, presque végétal. L’autre, d’un éclat plus subtil, semblait hésiter entre bleu et argent, comme si elle cherchait encore sa propre nature.
Elles étaient belles. Mystérieuses. Et parfaitement inertes. Il ne savait pas s’il avait déclenché la catastrophe. Mais la magie avait bien fait décoller l’aéronef. Pourtant, quand il les manipulait, rien ne se produisait. Pas de vibration, pas de chaleur. Rien. Par précaution, il les glissa sous une latte branlante du parquet de sa chambre. Puis il referma le tout, comme on scelle une tombe. Dans les jours qui suivirent, la ville de Velstrad ne parla que de ça. Dans les tavernes, sur les places, jusque dans les couloirs des guildes, les rumeurs enflaient. Certains accusaient la République d’avoir sabordé La Belle des Cieux. D’autres parlaient d’un sabotage venu de l’intérieur, ou d’un cargo fantôme à l’équipage disparu. Un contingent impérial avait débarqué trois jours après l’accident. Et avec lui, la peur.
Les Gardes Noirs s’étaient répandus comme des rats dans la cité suspendue, fouillant les docks, les marchés, les entrepôts… et les esprits. Une nuit, alors qu’il remontait discrètement les escaliers de service, Lorcandir surprit un échange feutré entre Rapia et Surineur, à travers la porte entrebâillée de la cuisine.
— Rien sur les canaux sûrs, murmurait Rapia. Même les Corbeaux de l’Est ne savent rien.
— Alors ça vient de plus haut, répondit Surineur d’une voix rauque. L’Empire cherche les coupables. Et quand l’Empire cherche…
— …l’Empire trouve.
Le silence qui suivit disait tout. Même la guilde se tenait à carreau. Plus tard, dans la solitude pesante de sa chambre, Lorcandir ressortit les cristaux. Il les posa sur le sol, à même le bois. Ils ne brillaient pas. Ils n’émettaient aucun son.
Et pourtant… Il tendit la main vers le cristal aux reflets argentés.
En l’espace d’un souffle, le monde bascula. Ses doigts ne l’avaient pas encore touché que la pièce s’effaça. Une lumière blanche. Une voix. Douce. Lointaine.
« Reviens… » Il ne vit pas le visage, seulement une cascade pâle, un geste suspendu, un murmure contre sa nuque. Puis tout revint. Il était assis, en sueur, la main tendue dans le vide. Le cristal n’avait pas bougé. Incapable de se rendormir, il enfila sa tunique et sortit, pieds nus, dans les couloirs silencieux de l’auberge. Sans vraiment réfléchir, il monta d’un étage, jusqu’à la porte de Sierra. Il frappa deux coups secs. Elle ouvrit presque aussitôt, les cheveux en bataille encadrant ses grands yeux bleus.
— Lorcandir ? Il est minuit passé.
Il ne répondit pas tout de suite. Il avait l’air plus jeune que d’habitude. Plus fragile.
— Je… je crois que j’ai eu un genre d’absence.
Sierra haussa un sourcil, puis s’écarta. Il entra. La pièce était propre, dépouillée. Une lampe diffusait une lumière tiède sur un petit bureau encombré.
Il s’assit sur le rebord du lit, silencieux. Elle referma la porte.
— Tu veux m’expliquer ? demanda-t-elle calmement, presque amusée.
Il lui parla des cristaux. De leur silence. De cette sensation étrange, comme un rêve éveillé. Il ne mentionna pas la voix. Pas encore.
— Et tu crois que c’est lié à… à eux ?
— Je ne sais pas. Mais j’ai pas envie de les garder tous les deux. Pas ce soir.
Il sortit le cristal vert d’un pli de tissu et le lui tendit. Elle le prit avec précaution, le fit tourner entre ses doigts à la lumière tiède de la lampe.
— C’est beau, souffla-t-elle. Mais c’est dangereux, non ?
— Aucune idée. Ils paraissent inertes… mais je n’arrive pas à les jeter. C’est plus fort que moi.
Ils échangèrent un regard.
— Je devrais peut-être en parler à Sigmar, lâcha-t-elle, avant d’éclater de rire en voyant l’air interdit de Lorcandir.
Elle rangea la pierre dans une petite boîte, referma le couvercle d’un geste lent, puis s’assit à ses côtés. Le silence s’installa. Paisible. Chargé. Deux voleurs, deux ombres sans passé, soudain liés par quelque chose de plus grand qu’eux. Lorcandir l’observa du coin de l’œil, surpris. Il avait toujours cru que Sierra était réservée, voire taciturne, à en juger par les regards et les haussements d’épaules qu’elle lui avait adressés les premiers jours. Mais il découvrait une jeune femme déterminée et vive, celle qui les avait poussés à explorer le navire quand ils allaient renoncer. Une battante. Une joueuse aussi, souvent espiègle, qui aimait le taquiner. Sans doute à cause de mon côté empoté, songea-t-il.
Il repartit sans un mot de plus. Mais au moment de refermer la porte, elle lui lança doucement, presque en chuchotant :
— Si ça recommence… reviens. Même en pleine nuit.
Le lendemain matin, le soleil peinait à traverser la brume qui stagnait sur les hauteurs de Velstrad.
Dans la cour d'entraînement, les cliquetis d’acier et les chocs sourds du bois sur le cuir rythmaient l’éveil de la guilde. Les plus jeunes s’affrontaient sous l’œil sévère de Surineur, pendant que quelques vétérans affûtaient leurs lames à l’écart. Lorcandir, torse humide, tournait autour d’Étos. Leurs épées d’entraînement se frôlaient sans se heurter. Chacun attendait l’erreur de l’autre.
— Tu dors mal ces temps-ci, lança Étos, voix basse, entre deux pas feutrés. Lorcandir ne répondit pas. Ou bien tu passes trop de temps avec Sierra. C’est vrai qu’elle t’aime bien, non ?
Lorcandir déjoua une feinte, recula d’un pas. Il gardait le regard fixé sur le torse d’Étos, comme le leur avait appris Surineur : ne jamais se laisser distraire.
— Tu crois que j'sais pas ? reprit le grand voleur, le ton plus sec. Ce que t’as trouvé là-bas, dans les décombres. Tu crois pouvoir le cacher combien de temps ?
La pointe de sa lame frappa sèchement la garde de Lorcandir, qui riposta sans violence, juste assez pour remettre de la distance.
— Si t’as un truc à dire, dis-le devant tout le monde, répliqua-t-il enfin, la voix posée.
— Je dis rien. Je regarde. Et je retiens.
Lorcandir rompit le cercle, lâcha sa garde et planta l’épée dans le sol sableux. Il tourna les talons.
— J’ai pas signé pour ça.
Surineur, jusqu’ici silencieux, fit claquer sa paume contre un poteau d’entraînement.
— Terminé pour aujourd’hui, gronda-t-il. Tout le monde dehors. Sueur avant querelle, ou pas de querelle du tout.
Les apprentis déguerpirent sans demander leur reste. Seul Étos resta un instant planté là, le visage fermé, avant de ranger son arme à son tour. Sierra, qui observait l’échange depuis le perron, descendit les marches et rejoignit Surineur. Elle croisa Lorcandir au passage, mais il ne lui adressa pas un mot.
— Tu les as laissés s’échauffer longtemps, dit-elle à l’ancien soldat.
— Il faut bien que ça pète, répondit-il, les bras croisés. Mieux vaut ici qu’en mission.
Elle le regarda un moment, puis ajouta, plus bas :
— Il a changé, Lorcandir. Depuis l'échauffourée de la dernière fois.
— On change tous, murmura Surineur. Mais lui… il change plus vite.
Plus tard, dans un couloir vide, Lorcandir s’essuya le visage avec un chiffon rêche. La sueur, la colère et le silence pesaient sur ses épaules. Il repensait aux mots d’Étos. À ce ton, mi-accusateur, mi-provocateur. Il ne savait pas si son rival bluffait… ou s’il avait vraiment deviné quelque chose. Le cristal était pourtant bien caché, sous le plancher de sa chambre. Mais Sierra ? Avait-elle parlé ? Était-ce un test ? Une provocation au hasard ? Il soupira. Il ne faudra pas longtemps avant que la guilde comprenne. Et si Étos savait, les autres sauraient bientôt. J’ai besoin de prendre l’air, pensa-t-il avant de remonter en courant pour prendre son manteau et le cristal, soigneusement enroulé dans son tissu.
Juste au cas où… En redescendant rapidement vers la salle commune, il croisa Rapia près du comptoir, en train de nettoyer une chope.
— Tu files où, toi ? grogna ce dernier, sans lever les yeux.
— Je vais m’aérer. Sur les remparts ouest. J’étouffe ici.
— Fais gaffe, les chiens noirs traînent dans toute la ville.
— Je sais. J’y vais juste pour marcher.
Il hocha la tête sans insister, mais Lorcandir sentit ses yeux dans son dos jusqu’à ce qu’il pousse la porte de l’auberge. La rue était vivante, bruyante, étroite. Le marché du quartier Sillon étalait ses couleurs vives entre les câbles suspendus, les palans rouillés et les vapeurs d’épices.
Des cris fusaient de chaque côté : offres, marchandages, jurons. Mais l’ambiance avait changé. Depuis l’arrivée du contingent impérial, une tension froide s'était insinuée le long des étals. Deux Gardes Noirs stationnaient à l’entrée de la rue, armures laquées, visières baissées.
Ils ne disaient rien. Ils observaient. Depuis une semaine, des gens avaient disparu. Des dockers, des passeurs, un garçon des cuisines de l’auberge d’en face. Pas un mot officiel. Mais tout le monde savait. Lorcandir les évita sans même y penser, remonta une venelle escarpée, puis un escalier de métal qui grinçait sous ses pas. Quelques minutes plus tard, il déboucha sur la promenade des remparts ouest. Le vent y était plus vif. Velstrad s’ouvrait devant lui, suspendue entre ciel et roche. En contrebas, les docks aériens formaient une forêt de plateformes et de grues tournoyantes, accrochées à la falaise comme des nids d’acier et de bois. Plus loin, on distinguait les montagnes de Kaldaria, drapées de brume.
L’horizon était d’un gris pâle, figé, comme si le temps hésitait à avancer. Lorcandir s’adossa au parapet de pierre, ferma les yeux un instant. Il pensait aux cristaux. À leur silence. À la voix qu’il avait entendue la veille.
Il se rappela de Sierra, de la façon qu'elle avait de le regarder. Sans le juger.
Elle l’avait écouté. Et puis, il pensa à la guilde. À Surineur. À Étos.
Il n’avait rien demandé de tout ça. Survivre, voler, rien de plus. C’était ce qu’il voulait, non ? Au départ du moins. Il ouvrit les yeux. La brume s’était épaissie.
Du côté de l’auberge, Sierra sortit à son tour, après avoir interrogé Rapia.
— Remparts ouest, hein ? maugréa-t-elle.
Elle jeta un regard inquiet à la patrouille de Gardes Noirs postée à l’angle de la rue, puis s’élança à grandes enjambées dans la même direction.
Lorcandir regardait la construction défensive en réparation. Velstrad s’étendait à perte de vue, déployée comme un éventail d’acier et de pierre au flanc de la montagne. Ville impériale avant tout, elle portait froidement les attributs de son allégeance : des statues martiales à chaque croisement, des fanions noir et or claquant au vent, et les bottes lourdes des soldats battant le pavé comme un constant rappel à l’ordre. Le peuple, courbé, avait appris à se contenter de ce que l’Empire lui concédait.
La propagande faisait son œuvre : les menaces venues de la République d’Ordélia suffisaient à souder les rangs par la peur, à justifier la surveillance, les humiliations, les disparitions.
Une section éventrée de la muraille, rongée par le temps et les tempêtes, s’étalait sur une centaine de mètres devant le jeune voleur. Des échafaudages de bois et de câbles métalliques s’agrippaient à la paroi comme des toiles d’araignées mal fixées, le tout surplombé d'une grande grue en bois qui grinçait en affrontant les rafales. Les pierres anciennes, noircies, semblaient prêtes à s’écrouler au moindre vent. Et pourtant, elles tenaient. Par orgueil. Ou par oubli.
L’accès au chantier était simplement bloqué par une palissade en bois branlante, surmontée d’un panneau peint en rouge : DANGER. ACCÈS INTERDIT. Lorcandir s’approcha malgré tout, poussé par la curiosité des voleurs qui aimaient parcourir les hauteurs de Velstrad. L’air se faisait plus froid, mordant, chargé d’une humidité étrange. Un frisson lui parcourut l’échine. Il posa la main sur la rambarde métallique, et ce fut comme si le temps se retirait. Le monde vacilla. La lumière se fit plus blanche. La brume s’épaissit. Une silhouette masculine, drapée dans une cape sombre, apparut entre deux arches inachevées. Elle ne marchait pas. Elle attendait. Immobile, appuyée nonchalamment sur une arcade. Le visage partiellement dissimulé par l’ombre, mais ses yeux… verts, brûlants, accrochèrent ceux de Lorcandir. Un frisson le traversa. Ce regard, il le connaissait.
Puis, dans un souffle presque imperceptible, la silhouette murmura :
— Attention au Sorcelame.
Il disparut, avalé par la brume.
Lorcandir cligna des yeux. Le froid lui mordait la nuque. Il se tenait toujours là, la main sur la rambarde, le souffle court. Autour de lui, le silence était total. Seul résonnait l’avertissement. Et puis… il la vit. Une forme fine, solitaire, qui marchait lentement sur le chemin de ronde, en direction du chantier.
Elle n’était qu’une ombre intangible au départ. Mais plus elle approchait, plus l’air semblait se figer autour d’elle. La température chuta d’un cran. Aucun bruit. Pas un oiseau. Pas un souffle.
Même le vent s’était arrêté. Il ne restait que cette présence. Et Lorcandir, seul, à l’attendre. La silhouette s’avança sous la lumière laiteuse. Une capuche blanche dissimulait son visage, mais le vent soulevait par instants le pan de sa cape, révélant une armure cristalline, nervurée de givre. Un masque de cristal aux reflets nacrés recouvrait entièrement son visage. Il n’émettait aucun son. Mais Lorcandir sut. Ce n’était pas un homme, Lorcandir le perçut instinctivement. Son souffle se bloqua. Son cœur tambourina. Fuir. Maintenant. Il bondit vers la palissade de bois, l’enjamba sans hésiter, et commença à escalader l’échafaudage branlant qui serpentait sur la muraille en réparation. Le bois grinçait sous ses appuis, les câbles tordus frémissaient à chaque rafale. Il n’osa pas se retourner. Pas tout de suite. Quand il le fit enfin, à mi-hauteur de la structure, il resta bouche bée devant la scène. Le Sorcelame s’était arrêté devant la barrière. Il leva une main gantée. Et un escalier de glace émergea du vide. Les marches translucides se matérialisaient dans les airs comme si la gravité n’existait plus. Lorcandir, médusé, manqua de perdre l’équilibre.
— C’est quoi ce bordel ? articula-t-il avec peine.
Le Sorcelame contournait calmement l'échafaudage, sans courir, sans se presser.
À chaque pas, les marches se formaient sous ses pieds, puis s’effondraient en flocons derrière lui.
De l’autre côté du rempart, Sierra venait d’arriver au pas de course.
Elle avait contourné le marché, coupé par les quais, et enfin atteint le haut de la promenade. Elle s’immobilisa, haletante. Là-bas, sur l’arête de pierre, elle vit une silhouette fine, blanche, irréelle, avancer sur ce qui ressemblait à un escalier de glace…
Et plus loin, une forme plus petite : le jeune voleur, qui entamait la traversée de l’échafaudage suspendu au-dessus du vide.
— Lorcandir ?
Le vent parut souffler à nouveau. Le voleur poursuivit son ascension, sa respiration formant des nuages devant lui. L’échafaudage gémissait sous ses appuis, suspendu entre les remparts et le vide, accroché à la muraille par de vieux crochets et des haubans craquant au vent. Tout en haut, la grande grue de bois s'étirait. Sa structure massive tendue vers l’abîme, comme une griffe figée, encerclé de remparts à la hauteur rendue inégale par les travaux. Des cordages pendaient dans le vide, et des treuils rouillés grinçaient doucement. La brume s’engouffrait entre les planches. Lorcandir se retourna encore. Le Sorcelame venait de poser le pied sur la dernière marche de glace, au sommet de l'édifice de planche, non loin de lui. L’escalier s’évanouit dans un frisson de neige. Il était là, immobile, silhouette spectrale dans l’air suspendu. Son armure, nervurée de givre, comme sculptée dans une glace ancienne, était faite d’un cristal translucide. Chaque plaque semblait vivante, frémissant sous une lumière interne. Et son masque, poli, sans bouche ni expression, ne laissait rien transparaître. Même à travers les fentes, Lorcandir ne vit pas ses yeux. Autour de lui flottaient des flocons lents et silencieux, comme s’il était suivi par son propre hiver. À son flanc gauche reposait un cimeterre courbé au métal pâle, maintenu dans un fourreau glacé. À droite, un fouet cristallin lové sur lui-même, prêt à jaillir. Lorcandir dégagea lentement sa lame. L’acier tiède lui parut ridicule face à cette présence figée et parfaite. Le Sorcelame inclina légèrement la tête, comme intrigué, puis sa voix s’éleva. Une voix étrange : douce, calme, et pourtant si froide qu’elle semblait vous mordre les os.
— Je sens le cristal… mais je sens aussi autre chose.
Lorcandir recula d’un pas, la gorge serrée.
— Quelque chose qui ne devrait pas être là… Quelque chose que nous cherchons depuis longtemps…
D’un mouvement fluide, le fouet se déploya, éclatant en mille éclisses de glace dans l’air. La lanière fendit l’espace avec un sifflement aigu. Lorcandir tenta d’esquiver, se penchant vivement en arrière, mais une douleur fulgurante lui griffa la joue. Il fut projeté au sol, le souffle coupé, une traînée rouge coulant sur sa peau. Il porta la main à sa blessure, sidéré. J’étais sûr… je l’avais évité, souffla-t-il, incrédule. Toujours immobile, le guerrier blanc inclina légèrement la tête, et un murmure franchit ses lèvres, presque comme un constat satisfait.
— Intéressant.
Poussé par un instinct de survie brut, Lorcandir rangea sa lame et bondit vers l’échelle de la grue. Le fouet claqua une dernière fois, et une morsure glacée lui zébra le dos. Il serra les dents, repoussa la vague de douleur, et se hissa dans la structure de bois. La cage grinçante de la grue lui offrit un maigre répit. Le bois était ancien, noirci par l’humidité, mais il tenait. Chaque appui protestait sous son poids, et le vent s’engouffrait entre les poutres comme une plainte. Derrière lui, il entendit le Sorcelame poser le pied sur le premier barreau. Lorcandir grimpa jusqu’au sommet, les muscles en feu. Il se redressa tant bien que mal et se rua vers le bras principal. De longues poutres surplombaient le vide, tendues vers les montagnes de Kaldaria. Il courut sur la passerelle étroite, flanquée de cordages lâches et de crochets rouillés. Le bois craquait à chacun de ses pas. Autour de lui, le vent hurlait, le poussant vers le vide. En contrebas, plus de cinquante mètres de chute : la falaise, la brume, les docks aériens minuscules. Lorcandir s’arrêta au bout du bras. Il était coincé. Il savait depuis le début que c'était sans issue… Le Sorcelame émergea du sommet de l’échelle, comme s’il sortait d’un rêve figé. Il posa un pied sur le bras de bois, sans trembler, parfaitement droit et silencieux. Alors Lorcandir sentit le vertige du réel. Il avait fui, escaladé, défié la mort… mais pour quoi ? Pour finir là, à bout de souffle, une lame de fer tremblante dans la main, face à un être qui n’avait rien d’humain ? Le Sorcelame s’avançait lentement sur la poutre. Et dans cette seconde suspendue, Lorcandir fut frappé par une étrange émotion. C’était presque beau. Son adversaire n’était pas un homme. C’était une sculpture mouvante, un rêve de glace animé par une volonté étrangère. L’armure aux courbes cristallines miroitait sous le ciel pâle. Chaque pas était une œuvre de précision. Son masque de cristal, sans bouche, reflétait la lumière comme un éclat de lune. Les flocons tourbillonnaient doucement autour de lui, comme s’il portait l’hiver en manteau. Et Lorcandir, acculé, songea qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi pur. Ni d’aussi implacable. Un souffle, une tension dans la poitrine. Puis la pensée brute, nue : je vais mourir. Et pourtant… quelque chose en lui refusa. Un éclat tenace, viscéral.
Il repensa à l’homme aux yeux verts, celui qui le toisait, qui le mettait au défi. Il se redressa, serra la poignée de son arme. Il ne mourrait pas seul. Dès que le Sorcelame fut à portée, il se fendit, lame pointée en avant, mais son épée heurta un bloc de glace, dur comme du diamant. La rigidité du choc fit vibrer tout son corps. En un instant, la glace disparut pour laisser place à un revers de main qui vint heurter brutalement son menton. Lorcandir bascula en arrière sur le bras instable de la grue. Il essuya le sang qui coulait, incrédule. Il ne pouvait pas vaincre cet adversaire. Il lui manquait quelque chose.
— Tu n’es pas celui que je pensais… souffla le guerrier de glace. Mais je sens qu’il est là. Enfoui quelque part. Lorcandir, toujours au sol, tenta de reculer pour se mettre à distance. La limite de la grue se rapprochait, inéluctablement.
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? cracha le jeune voleur, tentant désespérément de gagner du temps.
— Tu as volé l’Empire. Et l’Empereur ne tolère pas les porteurs renégats. Mais tu possèdes également autre chose… une chose que l’Empereur exige.
Le monde vacilla. Se figea. Une nouvelle fois. Dans la brume de sa conscience, l’homme au regard vert réapparut. Il le fixait avec mépris.
— Utilise-le, ordonna-t-il d’une voix impérieuse.
Lorcandir perçut alors la chaleur de la pierre qu’il gardait cachée, comme si son hallucination se mêlait à la réalité, tandis qu’il haletait, peinant à reprendre ses esprits. Il se redressa malgré tout et attaqua à nouveau. Mais quelque chose avait changé. Le vent ralentissait dans un bruit sourd, et la distance qui le séparait du Sorcelame sembla se contracter, l’espace d’un instant. Pas de bouclier de givre cette fois-ci. Le Sorcelame dévia à la hâte l’estoc avec son fouet cristallin enroulé. Un éclair de surprise traversa les fentes de son masque.
Le jeune homme poursuivit son assaut, mais la contraction avait cessé. Ses mouvements suivants étaient moins rapides, moins tranchants. Le guerrier hivernal le repoussa d’un claquement sec de son fouet cristallin, qui vint mordre son épaule. L’impact le fit chanceler. Une grande fatigue s’abattait sur lui, comme si son énergie venait d’être siphonnée. Le Sorcelame arma à nouveau son bras. Lorcandir se crispa, les dents serrées, prêt à encaisser l’impact cruel du fouet.
Mais le sol parut se dérober sous lui. Ce fut d’abord un choc qui figea la scène, dans un craquement, forçant le guerrier de givre à se cramponner à son tour. Puis juste un glissement, comme si le monde penchait d’un degré, puis d’un autre. La flèche de la grue, lentement, se mit à pivoter. D’abord à peine. Puis plus franchement. Les chaînes vibrèrent, les cordages se tendirent, grinçant comme des bêtes endormies qu’on réveillait de force. Lorcandir tanga, recula d’un pas. La masse entière geignait, vivante, mouvante. Il sentait sous ses pieds la tension des axes, la lente poussée du poids déplacé. Le monde n’était plus droit. Il tourna la tête et vit la muraille se rapprocher. Et un cri étouffé par le vent. La voix de Sierra. Presque inaudible, couverte par les grincements et les sifflements. Un choc sourd retentit dans la structure quand le bras heurta l'édifice en chantier, et tout s’accéléra. La flèche s’inclina, le vide happa l’air, les poulies hurlèrent. Lorcandir ne pensa pas. Il bondit. Il ne sentit plus le bois sous ses pieds. Pendant un battement de cœur, il fut suspendu dans les airs, les bras tendus vers la pierre qui approchait. Puis ses doigts agrippèrent le rebord du rempart. Le choc lui coupa le souffle. Il glissa, peina, haleta, mais tint bon. Il jeta un regard en arrière. Le bois gémit une dernière fois avant de céder. La grue entière s’arracha de ses fixations dans un hurlement de chaînes, une plainte sèche et finale, avant de plonger tête la première vers les docks lointains. Le Sorcelame accroupi n’avait pas bougé. Tout s'était déroulé si vite. Il resta droit jusqu’à la fin, immobile, descendant dans les profondeurs avec une dignité glacée. Sa cape blanche claqua un instant dans le vent avant de disparaître dans la brume. Enfin le fracas résonna dans toute la ville. Un bruit sec, profond, qui semblait remonter de l’abîme. Et plus rien. Un silence vaste, presque sacré. Le vent reprit. Le froid aussi. Lorcandir redescendit lentement les remparts de l’autre côté, ses muscles encore crispés, ses mains écorchées par la pierre et son corps meurtri par le fouet. Chaque pas résonnait dans son crâne comme un écho du fracas qui venait d’engloutir la grue… et le Sorcelame. En bas, Sierra l’attendait. La jeune femme s’était avancée à sa rencontre, les traits tirés par l’effort et l’angoisse. Elle posa simplement une main sur son épaule, sans douceur excessive, mais avec une fermeté qui l’ancrait à nouveau dans le monde.
— Tu es vivant, souffla-t-elle enfin.
— Comment as-tu fait ? s’enquit le jeune voleur.
Elle haussa les épaules, un sourire à la fois crispé et espiègle aux lèvres.
— J’ai tiré sur le levier du contrepoids. Je sais que tu aimes voir les choses s’écraser.
Il hocha la tête en souriant à moitié. Puis ils repartirent ensemble, en silence, redescendant vers les ruelles de Velstrad. Le froid s’était intensifié. Aucun d’eux ne savait encore si c’était dû au vent… ou au souvenir du monstre de glace. À la guilde, Surineur et Sigmar les attendaient déjà. Étos, lui, semblait avoir été convoqué un peu plus tôt, probablement à dessein. Lorcandir n’eut pas le temps de poser de question. Dès qu’ils furent tous assis autour de la vieille table de bois, dans l’arrière-salle, Sigmar prit la parole — tandis que les regards se posaient sur les blessures du jeune homme.
— Nous avons reçu des directives de la guilde principale, déclara-t-il sans détour. Vous allez être réaffectés à Aéra. Officiellement, vous êtes envoyés pour renforcer la branche locale, qui manque de bras fiables. Officieusement… c’est pour votre sécurité. Il marqua une pause. L’Empire fouille la ville. Les regards se tournent vers nous. Ce que vous avez ramené ou réveillé attire déjà trop l’attention. Il faut vous éloigner… et vite. Étos fronça les sourcils, prêt à protester, mais Surineur lui coupa la parole d’un simple geste.
— Vous partirez dans deux jours, continua Sigmar. Un aéronef vous transportera vers Aéra. Un contact vous y attendra pour vous briefer et vous installer. Ne vous attendez pas à du confort, ni à du repos. Ce n’est pas une punition, mais ce n’est pas une récompense non plus.
Il regarda chacun d’eux à tour de rôle. Sierra resta impassible. Étos serra les mâchoires. Lorcandir, lui, gardait les yeux baissés.
— Une fois sur place, vous recevrez vos premières instructions. Une mission est en cours là-bas. Vous y prendrez part. L’endroit est stratégique, et la situation instable. On aura besoin de votre efficacité. Et de votre silence.
— Pourquoi nous trois ? demanda Sierra, posément.
— Parce que vous êtes jeunes, mobiles, discrets. Et parce que vous êtes liés, d’une manière ou d’une autre, à ce qui s’est passé ici. C’est une mesure de précaution.
— Et le cristal ? demanda Lorcandir d’un ton bas.
— Je ne veux pas en entendre parler, coupa Sigmar.
— Un aéronef ? murmura Étos, le regard sombre. Après ce qui s’est passé avec La Belle des Cieux ?
— C’est le seul moyen rapide et sûr, répondit Sigmar, qui ne parut pas étonné à la mention de l’incident. Il est impérial, mais notre contact a sécurisé une voie légale. Discrétion garantie. Et tenez-vous à carreau.
Ils échangèrent un regard.
— Deux jours, reprit Sigmar. Reposez-vous. Préparez-vous. Et dites au revoir comme il faut à cette ville. Vous ne savez pas quand vous la reverrez.
Le lendemain soir, Velstrad semblait avoir retrouvé son calme, mais c’était une illusion. Les rumeurs sur la chute de la grue couraient déjà, déformées, amplifiées, étouffées selon les quartiers. Certains parlaient d’un sabotage, d’autres d’une malédiction. Les Gardes Noirs patrouillaient plus serrés que jamais. Les dockers baissaient les yeux. La ville retenait son souffle. Lorcandir, lui, s’était isolé. Il était monté jusqu’aux plateformes de chargement, là où les aéronefs impériaux accostaient dans un vrombissement étouffé. Il s’était assis sur une poutre de bois, juste assez loin des feux pour rester invisible. Le vent était glacé. La fatigue lui pesait dans les os. C’est là qu’elle le rejoignit. La voix de Sierra, calme et douce, coupa le silence.
— Je savais que je te trouverais ici.
Lorcandir se retourna. Elle s’approchait lentement, sa silhouette fine découpée par la lumière des lanternes suspendues au-dessus des docks. Ses yeux brillaient sous les étoiles, clairs, directs. Elle vint s’asseoir à côté de lui, sans un mot de plus. Devant eux, les aéronefs entraient et sortaient lentement des plateformes. Le vent charriait l’odeur du métal froid et de la roche humide.
— Pourquoi m’as-tu suivi ? demanda-t-il, la voix rauque, maladroite.
— Parce que je m’inquiète. Et… parce qu’il faut parler de ce qu’il s’est passé.
Il hocha la tête, sans la regarder.
— Je ne comprends pas ce que j’ai affronté là-haut. Ni pourquoi c’est moi. Mais j’ai compris une chose : ce n'est pas fini.
Sierra ne répondit pas tout de suite. Elle attrapa distraitement une mèche de ses cheveux qu’elle entortilla entre ses doigts.
— Ce n’est pas fini, non. Mais tu n’es pas seul.
Elle posa une main sur son bras. Un contact simple, sans détour.
— J’ai obéi à Surineur, ajouta-t-elle. Pour te surveiller, au début. Mais je ne sais plus très bien quand ça a changé.
Lorcandir tourna lentement la tête vers elle. Leurs regards se croisèrent. Elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Il y avait dans ses yeux une inquiétude qu’elle peinait à masquer, une lueur familière, un éclat malicieux aussi – celui qui l’avait toujours désarmé.
— Je ne veux pas qu’on parte, souffla-t-elle enfin.
— C’est un peu tard pour ça, répondit-il avec un sourire triste.
— Alors promets-moi qu’on restera soudés. Quoi qu’il arrive là-bas.
Il la fixa un instant. Puis hocha la tête. Le vent se leva légèrement, soulevant les mèches sombres de Sierra. Une boucle glissa sur son front, et Lorcandir leva la main pour la remettre doucement derrière son oreille. Ses doigts effleurèrent sa peau. Elle frissonna, mais ne bougea pas. Leurs visages s’étaient rapprochés sans qu’ils s’en rendent compte. Leurs souffles se mêlaient dans l’air froid. Plus rien ne bougeait. Puis, dans un geste timide, presque involontaire, leurs lèvres se trouvèrent. D’abord doucement, comme une hésitation. Puis, plus sûr, le baiser s’approfondit. Il n’y avait ni promesse, ni urgence. Juste un instant de chaleur, de réconfort partagé, dans un monde qui leur échappait. Quand ils se séparèrent, leurs fronts restèrent unis, leurs yeux toujours clos. Et dans un même geste instinctif, ils sortirent chacun leur cristal. Les pierres brillèrent faiblement sous les étoiles. Une lumière douce, pulsée, presque vivante. Sierra sourit doucement. Un sourire rare, sincère. Puis elle releva les yeux vers le ciel, son cristal dans la main.
— On est plus forts à deux.
Derrière eux, à l’ombre d’un mur de pierre, une silhouette restait tapie. Étos, immobile, observait. Ses poings serrés, une tension froide dans le regard.
Le lendemain, la guilde s’éveilla tôt. Les trois jeunes voleurs commencèrent les préparatifs du départ. Armes, sacs, faux papiers, outils. Tout était passé en revue deux fois. Ils allaient quitter Velstrad. Et rien ne serait plus jamais comme avant.
Le jour du départ arriva enfin. À l’arrière de la guilde, dans la cour encore sombre, Sigmar, Rapia et Surineur attendaient déjà. Aucun mot inutile ne fut prononcé. Il n’y avait que le bruissement du vent contre les volets, le craquement du bois humide sous leurs pas, et le poids du moment suspendu.
— Vous partez tôt, remarqua finalement Sigmar, les bras croisés. Ça vaut mieux.
Il tendit à chacun un dernier paquet de documents, soigneusement cacheté. Rapia s’approcha de Sierra et lui serra la main plus longtemps que nécessaire.
— Fais attention à lui, souffla-t-il en désignant Lorcandir du menton. Et à toi.
— Promis, répondit Sierra dans un murmure.
Surineur, comme toujours, resta en retrait. Mais alors que Lorcandir passait devant lui, il l’attrapa doucement par l’épaule.
— N’oublie pas ce que je t’ai appris, dit-il. Ni ce que tu ignores encore.
Il ajouta, plus bas, un peu à contrecœur, mais Lorcandir perçut de la fierté dans sa voix :
— Tu n’es plus un novice. Mais je suis un vieux soldat. Tu trouveras bien plus coriace que moi, alors fais gaffe.
Lorcandir acquiesça, la gorge nouée. Un instant, il crut voir un sourire dans la barbe de son ancien mentor. Puis Surineur recula d’un pas.
— Allez. Filez, lâcha Sigmar, soudain moins serein.
Sierra et Lorcandir quittèrent la taverne avant de descendre les ruelles de Velstrad, sans se retourner. Aux quais, la tension était à nouveau palpable, presque familière. Lorcandir jeta un dernier regard vers les quartiers élevés de Velstrad puis serra dans sa poche le cristal bleu. Sa pulsation légère le rassurait.
— Où est Étos ? demanda Sierra, le regard alerte.
— Il ne devrait pas tarder, répondit Lorcandir.
Quelques instants plus tard, Étos apparut, essoufflé.
— Désolé… j’ai dû éviter une patrouille.
Sierra le toisa brièvement.
— Ça va, je suis là, grogna-t-il.
Ils passèrent le contrôle impérial sous haute surveillance. Un Garde Noir examina longuement leurs papiers, puis hocha la tête et les laissa entrer. Le Voyageur, leur vaisseau, attendait. Massif, peu accueillant, mais solide. Leur cabine, exiguë mais suffisante, leur rappela aussitôt l’austérité des chambres de la taverne. Durant le vol, la tension s’effila sans vraiment disparaître. Étos gardait ses distances, évitant autant que possible les regards. Lorcandir et Sierra échangeaient quelques mots à voix basse, veillant à ne pas trop éveiller l’attention.
Le voyage dura plusieurs jours. Calme et sans incident. Et un matin, enfin, Aéra apparut. Au loin, la silhouette élancée du port aérien se dessinait à travers les brumes matinales : une grande tour de pierre et de bois, hérissée de plateformes, prête à accueillir le flot des vaisseaux volants. Étos, resté en retrait la plupart du voyage, refit surface. Son humeur semblait plus sombre que jamais, ses regards lourds de reproches à peine dissimulés.
— On y est presque, souffla Sierra, les yeux brillants.
— Oui, répondit Lorcandir dans un murmure, un sourire las au coin des lèvres.
À mesure que le vaisseau s’approchait, les détails se précisaient : des drapeaux rouges claquant au vent, des soldats en patrouille, des dockers s’activant sur les plateformes de bois suspendues. Le capitaine donna les consignes d’atterrissage. Les matelots s’affairèrent. L’équipage, visiblement épuisé, exécutait les manœuvres avec une précision presque mécanique. Le Voyageur ralentit, se stabilisa, et s’amarra dans un grondement sourd. Du haut de la plateforme, la cité d’Aéra s’ouvrait à eux. Perchée sur une colline, avec ses remparts concentriques, elle s’étalait telle une mosaïque éclatante : toits de tuiles rouges, marchés colorés, jardins suspendus et ruelles sinueuses. Le contraste avec la froideur de Velstrad était frappant. Le soleil du sud baignait les rues d’une lumière chaude et vibrante. Mais au centre de ce tableau chaleureux, un intrus : un château noir, massif, tranchant avec les couleurs alentour. Les drapeaux impériaux y flottaient fièrement, et les soldats armés patrouillaient sur ses remparts. L’Empire, encore et toujours.
— Regarde ça, dit Sierra en fixant le château. On ne peut pas l’ignorer, même ici.
— Non, répondit Lorcandir, le regard tout aussi sombre.
Étos, silencieux, hocha la tête. Le capitaine donna le signal. Les trois voleurs descendirent du vaisseau, sacs sur le dos, les sens en alerte. À peine eurent-ils posé un pied sur les quais que la foule les engloutit. Marchands, dockers, voyageurs – un flot humain bruyant, bariolé, vivant. Les langues se mêlaient, les cris résonnaient, les enfants couraient entre les étals. La ville affichait une prospérité presque insolente. La lumière déclinait déjà, peignant les toits d’or et d’ambre. Les premières lanternes s’allumaient. Et dans ce tumulte, trois silhouettes avançaient sans mot dire. Ils savaient que les véritables épreuves ne faisaient que commencer. Aéra ne leur avait encore rien révélé. Mais déjà, elle les happait.