Chapitre 4: Et tout le monde meurt.

Par Milo.rd

Chapitre 4: Et tout le monde meurt.

ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ

<<- Qu'est-ce que tu as fait, cette nuit ?

- La même chose que toi, peut-être ?

- Ficher les cours ? S'amusa Cassiopée en esquissant un sourire ironique.

Certainement pas. Compléta-t-elle pour elle-même mentalement en analysant son amie, et plus particulièrement ses traits tirés et ses cheveux en pagaille. Quelque chose avait dû la perturber, assez pour qu'elle en fasse une insomnie. Il lui en fallait peu, en général: son cerveau faisait le reste.

- Ficher les cours ? Répéta sarcastiquement Claire en posant son menton sur ses mains jointes, avant de lever un sourcil. Tu as passé la nuit ou sur de la poésie, ou sur de la philosophie, oui.

-...Touché.

La guitariste pouffa quelque peu, et abandonna sa posture de dirigeant politique au G7 pour s'avachir contre le dossier de sa chaise. Ses cheveux bruns glissèrent sur ses épaules en mèches inégales décoiffées, parcourues brièvement de reflets cuivrés qui disparurent lorsqu'elle se renfonça dans l'ombre. Un rayon de soleil solitaire tombait sur le parquet de la pièce, et contre les pupitres des élèves sur son chemin—dont celui de Claire, qui semblait parfaitement positionnée pour se prendre sa lumière dorée dans le visage. Peut-être aurait-il été possible d'obstruer la vitre avec un rideau, si seulement il y en avait eu un: mais encore, ce n'était pas sûr. Certains professeurs étaient ce qu'on appelait des "héliophiles", et préféraient de loin voir un ou deux de leurs élèves brulés au troisième degré par l'astre plutôt que de s'en séparer pour le temps de, ô, malheur ! Quarante-cinq minutes de cours.

La guitariste rejeta la tête en arrière, ses yeux butant contre les dalles constellant le plafond. Voilà où était Icare, maintenant. Au lycée, à apprendre le cycle du carbone et de quelle manière il allait tous nous tuer. Et si il s'enflammait, c'était seulement car l'éducation nationale n'avait pas de moyens, et que tout le monde rêvait d'être ailleurs, ou ne rêvait pas, car les rêves qui n'étaient pas lucratifs étaient détruits.

- Je déteste la philosophie.

- Ce qui d'après le principe de non-contradiction d'Aristote, fais de toi une philosophe.

- Wow. Serait-ce là les "capacités" dont parlent les profs dans mon bulletin ? Ricana railleusement la brune, plus pour elle-même que pour être vraiment entendue malgré sa voix claire.

Sa réplique fit lever les yeux aux ciel à son interlocutrice, qui lui tapa le bout des doigts de son stylo plume. Claire retira sa main avec un ow exagéré accusateur, et la ramena contre sa poitrine pour la mettre hors de sa portée en la dévisageant lourdement, visiblement offusquée. Elle ne sentait déjà plus rien, bien sûr, mais l'emploi de la violence ne résoudrait rien. Ce n'était pas en tapant sur les gens qu'ils devenaient moins idiots: c'était peut-être dommage, mais c'était comme ça, et ça ne servait à rien de continuer d'essayer. Cassiopée esquissa un sourire complice.

- Je vais te renommer Socrate 2.0 dans mes contacts.

- Pitié, non.

- Ahah.>>

La sonnerie retentit. La lycéenne aux cheveux noirs jeta un regard à l'horloge murale, avant de tourner la tête vers le reste de la classe lorsque le chahut habituel de fin d'heure envahit la salle comme un raz-de-marée. La guitariste pour sa part laissa tomber sa tête en avant avec un profond soupir; avant de lâcher de nouveau un faible aïe sourd. Son front avait tapé plus fort que prévu sur le pupitre. Elle avait surestimé l'épaisseur que représentaient ses copies doubles et ses feuilles de cours. La jeune fille observa les lettres qu'elle avait tracé derrière les mèches éparses coulant devant son visage, suivant leurs arrondis distraitement de ses yeux smaragdins cernés.

<<- Je reviens. Annonça Cassiopée en repoussant souplement sa chaise en arrière pour se lever.
Son pull Nirvana retomba contre ses cuisses, le tissus vert duveteux contrastant avec celui plus rigide et rugueux du pantalon cargo noir finissant contre ses chevilles. Ses baskets de sport blanches colorées de rouge et de bleu à semelles compensées la grandissaient de quelques centimètres, et étaient malgré l'usage et le temps toujours d'une propreté étonnante. Enfin, si elles lui avaient appartenues à elle, songea Claire en les scrutant pensivement, elles n'auraient certainement même plus leur couleur d'origine. La malgache était une sorcière, qui par quelques miracles réussissait toujours à être magnifique et ce peu importe ce qu'elle portait— vraiment, n'importe quoi.

- Ouaaais.>> Répondit la brune en feignant l'enthousiasme d'une voix grave depuis sa position, profitant du froid de son pupitre contre sa joue alors que le soleil commençait à taper de plus en plus fort contre son épaule.
Elle pouvait presque sentir son sang bouillir dans ses veines comme l'eau d'un bouillon de poulet. Une comparaison assez créative, releva-t-elle d'ailleurs en se redressant pour poser ses coudes sur sa table, et se masser les yeux dans un pittoresque effort pour chasser sa fatigue. C'était un crime qu'il fasse aussi jour et qu'elle soit aussi fatiguée...

Un bruissement à côté d'elle lui fit relever la tête. Elle écarquilla les yeux, un heh- étranglé se coinçant dans sa gorge.

<<- Qu'est-ce que...Commença-t-elle en se redressant brusquement, ses cheveux bruns volant devant ses yeux avant de retomber en mèches inégales et désordonnées contre sa mâchoire.

- Chht.>> Lui intima Chiara en souriant avec complicité, un doigt barrant ses lèvres.

Un groupe de garçons discutant bruyamment passèrent devant elles, appuyant leurs paroles à grands renforts de gesticulations. Les deux jeunes filles attendirent en silence qu'ils s'éloignent en les suivant du regard, silencieuses.
Claire ne connaissait pas vraiment ces personnes-là, et malgré le fait qu'ils soient dans la même classe, elle ne se rappelait déjà plus de leurs visages. Pour elle, ils pourraient tout aussi bien être des épouvantails, constitué d'un sac de jute pour toute expression et de brins de paille en pagaille. La jeune fille reporta son attention sur la nouvelle arrivante, la contemplant sans un mot alors qu'elle fixait le dos des lycéens, ses longs cils ivoires faisant ressortir d'autant plus le bleu cristallin de ses iris. Son ombre plongeait son pupitre dans une semi-obscurité bienvenue; il faisait presque froid, maintenant qu'elle cachait le soleil.
Un soleil, qui en cachait un autre, c'était assez comique. Une éclipse de soleil. Ce dernier l'éclairait en contre-jour, se réfléchissant sur ses cheveux blancs laissés lâches dans son dos, et ondulant contre son corps en projetant des éclats lumineux s'évanouissant dans l'air. Des mèches lisses reposaient contre sa poitrine, ayant glissé contre ses épaules lorsqu'elle s'était penchée vers elle pour la couper dans sa phrase. Ses mains étaient jointes dans son dos. Elle avait remarqué que c'était une posture qu'elle affectionnait particulièrement.

C'était étrange. Elle était certaine que Chiara avait aussi dû être une sorte de pantin pour elle avant.
Mais elle ne s'imaginait plus capable d'oublier son visage.

Comme captant son prénom dans ses pensées, cette dernière cligna des yeux, et tourna la tête vers elle. La guitariste se crispa en croisant son regard, son cœur manquant un battement. Sorcellerie. Sorcellerie. Elle n'arrivait pas à regarder ailleurs. Elle lisait dans les pensées, c'était sûr.

La jeune fille aux cheveux blancs s'empourpra faiblement, lui adressant néanmoins son sourire espiègle de signature. Claire la dévisagea bêtement encore quelques instants, avant de réussir à se reprendre. La lycéenne reporta son attention ailleurs, s'arrachant à sa contemplation difficilement. Elle avait l'impression que trop la regarder pourrait la rendre aveugle, et inconsciemment, elle sentit ses yeux piquer. Ce qui la dérangeait vraiment, c'était que ça ne la dérangeait pas.

Elle était fatiguée, c'était tout.

Elle.

Était.

Fatiguée.

La musicienne se racla la gorge, cachant son trouble de son mieux en prenant une moue acariâtre malgré ses oreilles rougies.

<<- Pourquoi tu es là ? Questionna-t-elle en grommelant, le regard fixé obstinément sur un point aléatoire de la salle de classe pour éviter de nouveau un contact visuel perturbant.

- Ah ! Se pâma faussement la voix harmonieuse et claironnante de son interlocutrice. Cet accueil chaleureux me fait plaisir ! Après tout ce qu'on a partagé avant-hier ? S'accabla-t-elle encore en chassant dramatiquement une larme inexistante du coin de son œil.

Elle était à présent assise sur la chaise vide de Cassiopée comme si le pupitre était inoccupé, et observait Claire malicieusement, ses jambes étendues devant elle disparaissant sous la chaise de sa camarade.

Cette dernière poussa un soupir.

- Et sinon ? Insista-t-elle, méfiante.

- Mn.~ Si je te dis que je voulais juste te voir, tu me crois ? Tenta la jeune fille en inclinant légèrement la tête sur le côté avec un sourire enjôleur, les mèches de cheveux tombant sur l'arrête de son nez suivant son mouvement fluidement.

- Non.

- C'est bien dommage. Tiens.>>

Chiara plaça un objet sur le pupitre de la guitariste, qui heurta le bois dans un tintement métallique cristallin. Le regard de Claire fût attiré par le scintillement du fer. Elle fronça les sourcils, perplexe, avant de relever le regard vers la volleyeuse. Er...

<<- C'est...? Hésita-t-elle, intriguée.

- C'est un porte-clef, évidemment ! L'éclaira rapidement son interlocutrice d'une voix fluette se voulant légère sonnant faux, embarrassée par son air sceptique.

- Oui, certes, mais...

La guitariste saisit le porte-clef par sa boucle en métal, et le souleva à la lumière pour mieux l'examiner. Un éclat blanc courut le long de l'anneau, mouvant en même temps que le personnage auquel il était relié.

C'était un astronaute. La visière de son casque était peinte d'un bout de Terre et d'étoiles, comme s'il flottait réellement dans l'espace.  Elle n'avait vraiment pas eu besoin d'aide pour comprendre ce que c'était, encore heureux.

-...Pourquoi tu me le donnes ? Reprit-elle d'une voix plate, observant dans le même temps le petit bonhomme tourner sur lui-même avec impuissance dans l'air.

Chiara se gratta la joue.

- J'ai eu l'impression de t'avoir forcé la main samedi...Sans mauvais jeu de mot, hein. Commença-t-elle nerveusement, ses épaules s'affaissant imperceptiblement alors qu'un mince sourire coupable et anxieux ourlait ses lèvres. Enfin, je me suis dit que tu te sentirais mal à cause de moi, donc...Je voulais m'excuser. Pardon, Claire.>>

L'interpellée resta silencieuse, sidérée. Elle se figea, ne sachant pas comment réagir face à sa moue déconfite. Heh. Elle s'en voulait vraiment ? Alors qu'elle avait détruit littéralement un rayon du magasin de sa famille ? Heh. Claire regarda autour d'elle, alarmée, à la recherche d'une aide quelconque ou d'une excuse pour s'enfuir: malheureusement pour elle, rien de ce genre ne se trouvait dans la salle. Heh. Et maintenant elle la regardait, comme si elle avait vraiment peur de ne pas être pardonnée. Mais pourquoi ? Elle ne comprenait pas.

Le silence s'allongeait entre elles, et la jeune fille dévisageait toujours la volleyeuse comme si elle venait de lui annoncer qu'elle venait en fait du futur et qu'elle était une envoyée de Dieu pour la ramener, elle, la seule humaine à détenir le pouvoir de sauver leur monde, avec elle pour les sauver. Or, il n'en était rien, et elle était juste en train d'avoir l'air attardée.

La lycéenne se fit violence pour se ressaisir: et comme elle supprimait ses sentiments parfois lorsqu'il n'était pas avisé ou contraignant de les ressentir, elle traça une croix au pastel sur ce qu'elle n'arrivait pas à assimiler pour passer outre.

<<- Euh...! C'est bon, fais pas cette tête. Ça n'en vaut vraiment pas la peine ! La rassura-t-elle en se concentrant particulièrement pour choisir des mots ne pouvant être mal interprétés, et ne pas empirer la situation par mégarde. Sérieux, c'est rien.

Son interlocutrice sembla un peu soulagée, mais pas convaincue. Claire serra l'astronaute dans sa main doucement, encouragée par son succès.

- Par contre, arrête de m'offrir des trucs.

- Pourquoi ? Tu ne l'aimes pas ? S'inquiéta sa camarade en se redressant, désappointée.

- Si, mais mon amitié ne s'achète pas. Expliqua la guitariste en haussant les épaules, avant d'esquisser un sourire en coin quelque peu crispé et incertain dans une tentative d'humour maladroite pour mieux la convaincre. Je veux dire...Tu peux arrêter d'essayer de me soudoyer, maintenant. J'ai déjà dit que je t'aiderais, et je m'y tiendrai, donc...>>

Ce qui fonctionna, apparemment, car la volleyeuse rigola avant d'hocher la tête.

<<- D'accord.>>

Cassiopée rentra dans la classe. Elle se figea en apercevant la jeune fille aux cheveux blancs assise à sa place, clignant des paupières avant de la pointer du doigt en poussant une exclamation accusatrice, fulminante.

<<- Mais c'est pas vrai ?! Se récria-t-elle, indignée.

- Oops...->>

Chiara sauta sur ses pieds et s'enfuit hâtivement, ses cheveux blancs fouettant l'air derrière elle.

<<- On croit rêver...>> Maugréa la malgache en regagnant sa place à pas pressés, avant de s'assoir lourdement avec autorité.

Elle vérifia rapidement que toutes ses affaires répondaient présentes, avant de reporter son attention sur Claire.

<<- Elle te voulait quoi ?

- On joue au volley ensemble.>> Répondit cette dernière en contemplant songeusement l'astronaute reposant à présent contre sa trousse, baignant dans la lumière dorée plus ténu du rayon de soleil qui avait maintenant presque disparu, emporté par la montée de l'astre dans le ciel alors que le temps passait.

Ce qui était vrai. Sa phrase ne répondait pas à la question, mais ce n'était pas un mensonge non plus.

Peut-être que si Cassiopée avait été moins fatiguée ce jour-là, elle aurait fait le rapprochement entre Chiara et le comportement étrange qu'avait son amie depuis quelques semaines. Mais elle se contenta cette fois-là de cette réponse, renonçant à creuser plus. Même sa curiosité était un peu endormie, comme mise en veille.

Elle en saurait plus tard, certainement.

Eventuellement.

Comme d'habitude.

<<- Elle est bizarre, fais attention. L'avertit-elle néanmoins en soupirant profondément, ennuyée. Je ne la sens pas...>>

Claire ne répondit rien, perdue dans ses pensées.

...Elle avait oublié de la remercier.

<<- Salutations, Claire.

- Bye, Cassie.>>

Le visage de Cassiopée se fendit d'un sourire serein révélant ses fossettes discrètes, ses yeux en amande se plissant légèrement. Son interlocutrice lui fit un signe de main pour la saluer alors qu'elle se détournait, et la regarda s'éloigner, immobile.

Elle se demandait pourquoi la malgache restait avec elle.

La jeune fille contempla son amie de dos encore un instant, avant de ramener son sac vers elle pour le passer par-dessus son épaule lourdement. Déjà, la hanse lui sciait la paume de la main. Claire raffermit sa prise dessus. Ce n'était pas plus mal: cela avait au moins le mérite de la garder les pieds sur Terre, alors qu'elle était si proche de se perdre de nouveau dans la dimension parallèle de ses pensées.

Il faisait encore trop jour pour s'y égarer.

Elle secoua doucement la tête pour mettre de l'ordre dans ses idées, se concentrant sur le crissement des semelles de ses docs martens sur les graviers du chemin pour reprendre ses attaches avec la réalité. Le ciel était bleu azur au-dessus d'elle, et c'était à peine si quelques nuages à l'air perdus venaient perturber sa surface de leur couleur blanche duveteuse. Il faisait particulièrement doux ce jour-là, et malgré son t-shirt aux manches courtes évasées tombant contre ses coudes, la guitariste n'avait pas froid.

La brune tourna finalement les talons, prenant le chemin du parking pour deux roues d'un pas régulier alors qu'elle s'appliquait à dégager ses clefs de la poche de son pantalon. Ces dernières lui vinrent après un peu de résistance dans un concert de bruits métalliques, comme autant de reproches cliquetants contre l'audace dont elle avait fait preuve en osant les arracher ainsi au confort chaleureux de sa poche. Ses yeux distants accrochèrent l'astronaute, semblant bien silencieux comparé au tapage de ses voisines.

La figure anthropomorphe resta coi, soutenant son regard sans un mot. Elle se demanda quelles histoires elle raconterait, si elle pouvait communiquer avec elle. Ses voyages ? Ses amours ? Peut-être le sentiment qu'elle avait, de n'appartenir à aucune planète; le sentiment de continuel flottement, qui nous pousse à survivre alors que rien n'importe. Rien n'importe. Tout importe. Trop, ou pas assez: apathie. Ou alors, peut-être: le désir qu'il avait de rentrer chez lui. Et quand elle le questionnerait, "où ?", il resterait muet.

Parce qu'il aurait oublié.

Peut-être qu'elle avait oublié, également, où était chez elle. Ce qui expliquerait pourquoi, alors même qu'elle était allongée dans sa chambre, fixant sans vraiment les voir les étoiles en plastique fluorescentes collées à son plafond, elle ne se sentait pas à sa place. Pourquoi elle était nostalgique d'une période qu'elle n'avait pas vécue, ou d'un endroit où elle n'était jamais allée, et qu'elle ne connaissait même pas. Elle voulait rentrer. Elle voulait rentrer chez elle.

"Où ?" Interrogerait à son tour son interlocuteur d'une voix d'outre-tombe, derrière sa visière constellée d'étoiles de gouache.

Silence.

Un mouvement qu'elle perçut du coin de l'œil capta son attention. La brune releva la tête pour voir Chiara, l'attendant sagement, assise par terre en tailleur devant son vélo.

<<- Salut ! L'accueillit gaiement la jeune fille de sa voix cristalline harmonieuse.

Salut. Manqua de répondre Claire.

- Ton vélo n'est toujours pas réparé ? Dit-elle plutôt en laissant tomber son cartable usé à ses pieds sans douceur, avant de s'accroupir devant son antivol souplement, ses mèches brunes se balançant devant ses yeux.

La volleyeuse se décala pour ne pas la gêner.

- Si, mais j'aime bien rentrer avec toi.

- Pourquoi ?

- Mn.~ Voyons voir...Je peux profiter du trajet, je ne fais pas d'effort physique, ça me donne l'impression d'être un personnage de manga. En plus, ce sera plus simple de se déplacer pour ma liste de cette manière. Et puis de toute façon, mon arrêt est sur ton chemin, et c'est gratuit. Sans compter que...J'aime bien rentrer avec toi, parce que c'est avec toi, et qu'on est amies.

-...D'accord.>>

Chiara gloussa. Elle éleva cependant immédiatement sa main devant ses lèvres, comme pour tenter de réprimer ses pouffements et dissimuler son sourire; sans succès, bien sûr.
Claire scruta sa camarade avec confusion, avant de comprendre qu'elle rigolait à cause d'elle. Elle s'empourpra avec honte, ses oreilles virant en une jolie nuance d'incarnat se perdant dans sa chevelure, alors qu'un ah serré lui échappait.  Heh ! Est-ce que sa réponse avait parue si décalée que ça ? Sérieux, qu'est-ce qu'elle était censée dire ?

<<- Tu te moques de moi, là ?! S'exclama-t-elle presque belliqueusement, son intervention ne faisant néanmoins que redoubler les éclats de rire de la volleyeuse. Hey !

- Pfuahahaha !

- C'est pas vrai...>>

Claire passa la main dans ses cheveux, ses doigts s'accrochant à ses mèches désordonnées. La jeune fille émit un tsk sec, sans pour autant réussir à rester contrariée. Le rire de son interlocutrice était tellement innocent et bienveillant qu'elle n'arrivait pas à se fâcher.

Quelle plaie.

La guitariste attira son sac à elle pour ranger son antivol maintenant déverrouillé, ouvrant son sac dans un bruit de fermeture éclair ténu appuyé se perdant dans le rire de sa camarade. La fermeture se coinça comme de coutume à la moitié du cartable, refusant d'aller plus loin pour des raisons sombres et mystérieuses. Elle appuya contre le cuir de la veste roulée en boule contre ses cahiers pour faire de la place comme elle pouvait, et parvint contre toute attente à l'y faire tenir en forçant un peu pour refermer.

Une nouvelle fois, elle avait l'impression que le tissus noir tendu était prêt à céder.

<<- En parlant de ta liste, d'ailleurs. Reprit la musicienne en se redressant pour poser son sac dans le panier de son véhicule, lequel accueillit son action d'un grincement mécontent. Que dois-je faire exactement ?

Râleur. Ce vélo était aussi aigri qu'une grand-mère: elle avait appris à ne plus relever ses protestations.

- Tu es pressée, ce soir ? S'enquit Chiara à la place de lui répondre.

- Pourquoi ?>>

La musicienne se tourna vers elle, au moment où elle se décidait enfin à se remettre debout. Chiara épousseta sa jupe du plat des mains, avant de relever la tête pour lui adresser un sourire énigmatique espiègle qui ne lui disait rien qui vaille.

<<- On peut faire un arrêt sur le chemin ?

- Non. Je ne le sens pas. Refusa son interlocutrice d'une voix implacable fatiguée du tact-au-tact, blasée.
- Ça ne durera pas longtemps ! S'exclama la jeune fille pour la convaincre, avant de prendre une moue implorante en joignant les mains devant elle. Il n'y a pas de piège, vraiment !

Claire enfouit les siennes dans ses poches en détournant le regard, ses manches évasées agitées par le faible élan que leur avait donné son geste bourru frottant contre ses coudes.

-...Promets moi que ce n'est pas un plan foireux. Rouspéta-t-elle finalement faussement, capitulant face à son insistance non sans feindre une expression contrariée.
Le visage de sa camarade s'illumina, se fendant d'un large sourire rayonnant alors que ses iris se mettaient à pétiller. Chiara ramena sa main vers sa poitrine avec un engouement marqué, la regardant avec détermination et fierté alors que sa voix claironnante assurée s'élevait de nouveau.
- Comme si c'était mon genre !>>

Un soupir accueillit cette déclaration. Il ne provenait de nul autre que Claire, qui s'était détournée pour attraper la casque suspendu au guidon de son véhicule sans un mot.

Oui.

Oui, c'était bien son genre.

 

Le vélo roulait sur un chemin de terre depuis près de vingt minutes.

<<- On y est bientôt ? Questionna Claire, luttant intérieurement contre l'intime conviction redoutable de s'être fait avoir prenant de l'ampleur dans son esprit.

Vingt minutes, c'était long. C'était quatre fois cinq minutes, autrement dit quatre fois le temps pendant lequel elles devaient courir pendant l'échauffement de leur cour de volleyball. Cinq minutes, c'était déjà le bout du monde pour la brune, qui par quelques magies nébuleuses se retrouvaient toujours avec un point de côté, voire deux, strike.

Elle n'avait pas besoin d'être douée en mathématiques pour savoir où cette aventure allait la mener.
Dans son cercueil.

- Pardon ? Entendit-elle sa passagère demander dans son dos, d'une voix emportée par le vent affaiblie qui lui demanda un effort de concentration supplémentaire pour, si ce n'était comprendre, au moins entendre.

- On y est bientôt ? Répéta-t-elle plus fort, poussant sur ses cordes vocales pour se faire entendre, exaspérée.

- Oui, ne t'en fais pas.>> Déclara Chiara gaiement, certainement tout sourire derrière elle.

Je ne suis pas un taxi...Songea la guitariste en poussant un semblant de soupir affligé, pas le moins du monde satisfaite par sa réponse vague et insouciante.

Elle n'était pas habituée à aller aussi loin. Sa respiration était courte et saccadée, et un tiraillement désagréable commençait à lui endolorir les cuisses et les mollets, de plus en plus consternant. Sans compter qu'elle était couverte de sueur, qui amplifiait la sensation de froid du vent coulant sur sa peau dénudée. Elle en venait presque à regretter que la veste roulée en boule négligemment dans son sac ne soit pas sur ses épaules: mais par fierté (enfin, le peu qu'il lui restait), elle refusait de s'arrêter pour l'attraper.

Elle pouvait bien attendre d'avoir posé pied à terre. Si elle en croyait la jeune fille installée sur son porte bagage, cela ne devrait plus être dans bien longtemps. Et dans sa position, elle n'avait plus trop d'autres choix que de lui faire confiance, à son plus grand dam.

 Elle devait au moins accorder à sa passagère qu'elle la guidait efficacement: peut-être néanmoins serait-elle moins amère si elle lui disait tout simplement où elles allaient, au lieu d'être aussi énigmatique. Enfin...Ce n'était pas non plus comme si elle avait quelque chose à faire en rentrant chez elle, ou comme si quelqu'un l'y attendait. Cette pensée arracha à la brune une ombre de sourire ironique.

Au final, il valait mieux qu'elle soit dehors. Mais par principe, elle était irritée.

Elle entendait un bruit d'eau discret depuis plusieurs minutes, qu'elle avait d'abord eu du mal à identifier, mais qui devenait plus net et évident au fur et à mesure que son véhicule progressait. Il accompagnait le sifflement ténu des roues, lancées à la vitesse maximale qu'un vélo grincheux chargé de deux lycéennes et de leurs sacs, et qu'une conductrice humaine grincheuse elle-aussi pouvaient atteindre en combinant leurs efforts.

Le sentier était parsemé de feuilles multicolores, vestiges de feu la parure verdoyante des arbres aux troncs massifs et noueux plantés à intervalles réguliers le bordant, lesquels projetaient sur lui des ombres élancées le faisant ressembler à un passage piéton peu orthodoxe.

Si seulement j'avais choisi un autre magasin ce jour-là...Rouspéta Claire intérieurement, alors que le vélo tressautait en passant sur une énième branche.

 

Elles débouchèrent sur un pont en bois arqué surplombant une rivière. Chiara sauta du vélo souplement sans attendre l'arrêt du véhicule, s'attirant ainsi un hey ! de remontrance de la guitariste, lequel ne lui fit visiblement ni chaud ni froid. Elle esquissa au contraire quelques pas enjoués, ses cheveux blancs ondulant dans son dos irrégulièrement comme les vagues d'une mer en colère, avant de faire un tour sur elle-même pour regarder Claire. Ses mèches blanches volèrent devant son visage, suivant son mouvement: elles réfléchirent les rayons du soleil, brillant le temps d'une infime fraction de seconde avant de se reposer contre ses épaules en monticules ébouriffés.

<<- Tu trouves ça comment ? S'enquit-elle avec ravissement, les yeux brillants d'un enthousiasme incompréhensible.

- Loin.>> Tonna aussitôt son interlocutrice.
Chiara rigola franchement, son rire cristallin s'élevant de manière sonore de là où elle se tenait. Elle riait comme si elles étaient seules au monde. C'était fascinant: de voir cet être pâle se tenir aussi droit et fier, tel le plus puissant des empereurs. Elle ressentait une énergie différente de celle qu'elle avait d'habitude de lui connaître émaner d'elle.

Bien sûr, c'était étrange. C'était étrange qu'une jeune fille fine comme une brindille lui donne l'impression de pouvoir conquérir le monde à tout moment, d'influer l'avenir au gré de ses envies. Tremble, Univers !

Mais comme elle, l'Univers était captivé et subjugué par cette étrange créature.

C'était Chiara.

C'était comme ça.

Cette dernière s'aventura joyeusement sur le pont, imperméable à ses pensées. Claire la suivit en soupirant du bout des lèvres, bien moins motivée qu'elle. Elle poussait son vélo péniblement; soudain, il lui semblait qu'il pesait une tonne, et les touffes d'herbes contre lesquelles ses roues butaient étaient des obstacles infranchissables pour ses muscles fatigués.

La jeune fille abandonna précautionneusement son véhicule sur place, son sac toujours dans le panier; il fût bientôt rejoint par son casque, qu'elle déclipsa d'une main avant d'enlever de sa tête presque avec soulagement. La lycéenne secoua la tête, ses mèches brunes soyeuses inégales revenant s'échouer contre sa mâchoire et devant ses yeux; elle reporta ensuite son attention sur son accompagnatrice, interdite. Elle la rejoint en s'appliquant à éviter tout contact avec ses iris, se passionnant pour ce faire pour l'observation du paysage qu'elle avait plus ou moins ignoré jusqu'alors.

Elle redoutait que si Chiara croisait son regard, elle y voit encore les sentiments qu'elle lui faisait ressentir. Elle n'était pas habituée à les percevoir de cette manière; et si les yeux étaient le reflet de l'âme, elle préférait ne pas lui faire constater le chaos dans lequel elle mettait la sienne.

Ses pas sonnèrent creux sur les planches de bois.

Elle sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine, et cala sans le vouloir son allure sur ses battements rapides.

Il lui fallait avouer -un peu à contrecœur, si elle était tout à fait honnête- que le cadre était agréable. Ce serait un bel endroit à dessiner. Les couleurs de la rivière, surtout, l'intriguaient. La guitariste s'accouda à la rambarde, se concentrant sur l'univers dont cette dernière était inconsciemment le miroir flou. La réflexion des arbres sur sa surface mouvante la paraît d'atouts jaunes, verts, oranges, pourpres. La musicienne se pencha pour tenter d'apercevoir le fond, tâchant de plonger son regard le plus loin possible. Sa tentative se solda par un échec. La rivière devait être très profonde, ou alors vaseuse.

La seule chose qu'elle en retira fût la découverte d'une grenouille se mariant avec la couleur de la berge, immobile au milieu des plantes aquatiques. Elle se prélassait sur son nénuphar, insensible à l'air curieux avec lequel la scrutait à présent la lycéenne. Avec les capacités philosophiques que lui avaient accordées Cassiopée plus tôt, elle pouvait philosophiquement affirmer que l'amphibien n'en avait philosophiquement rien à faire du monde autour de lui. Son regard vitreux était posé sur un point lointain, bien au-delà des courants agitant les roseaux faiblement.

Ou alors, au contraire, il s'en préoccupait trop. Plus le temps passait, et plus elle se disait qu'il n'était certainement même pas normal qu'une grenouille au centre d'un nénuphar balloté par les humeurs d'un filet d'eau n'ait l'air aussi solennelle et respectable.

La guitariste se reconcentra sur la jeune fille aux cheveux blancs, qui venait de sortir de son sac posé à ses pieds une feuille à carreaux. Elle la regarda le refermer lentement, avec une précaution qui la perturba, avant qu'elle ne relève finalement la tête vers elle et ne la remarque.

<<- Mh.~ Tu aimes ce que tu vois ?

- Un peu. Admit Claire en reportant son attention sur sa grenouille distraitement, tentant de déterminer si, oui ou non, il y avait des chances pour qu'elle soit en réalité un esprit de la nature ou la réincarnation d'un sage ancien.

- Ah ?! S'exclama la volleyeuse d'une voix blanche étranglée, prise de court.

Elle procéda par la suite à s'étouffer avec sa salive en s'empourprant violemment, alors que la guitariste optait pour <<oui>>.

Oui, Epicure était possiblement réincarné en batracien blasé. Honnêtement, ce dernier pourrait se mettre à lui croasser des thèses sur les Dieux qu'elle ne serait pas étonnée.

- C'est beau. Enfin, la rivière est jolie. Enfin, ce que je veux dire c'est que, je comprends que tu aies pu avoir envie de venir là.

- Ah. Émit de nouveau sa camarade.

Cette dernière laissa échapper un soupir, à la plus grande incompréhension de son interlocutrice, qui cligna des yeux dubitativement.

- Quoi ?

Chiara secoua la tête de gauche à droite pour toute réponse, et rigola nerveusement en se grattant la joue.

- Rien...Assura-t-elle, avant d'esquisser un grand sourire se voulant convaincant. Enfin, bref ! Tiens, c'est ma liste !>>

Claire attrapa faute de mieux le papier qu'elle plaqua presque contre elle, encore un peu troublée. Elle avait assez d'expérience à présent pour savoir que ça ne servait à rien de creuser; ce qu'elle n'avait de toute manière ni l'énergie ni la motivation de faire.

Faute de mieux, alors, elle parcourut la liste du regard rapidement.

<<- Tu as déjà commencé. Constata-t-elle en remarquant les cases griffonnées de noir.

- Bien sûr !>> Acquiesça son accompagnatrice.

Elle était en train d'attacher ses longs cheveux en une queue de cheval.

■ "Regarder le ciel avec une personne lambda." Décrypta Claire silencieusement, ses yeux glissant sans mal sur les lettres rondes et serrées composant l'écriture de Chiara.

Ah. Elle comprenait mieux pourquoi elle l'avait approchée ce jour-là. Il fallait avouer qu'ils n'étaient pas nombreux à avoir ce passetemps, au lycée.

■ "Monter en passager sur une bicyclette."

<<- Ne me dis pas que tu as saboté ton propre pneu pour pouvoir cocher cette case ?

- Bien sûr que non. Soupira Chiara, le dos appuyé indolemment contre la rambarde du pont. C'était juste une coïncidence fortuite, rien de plus. Je suis une excentrique, pas une folle.

- Désolée.>> S'excusa la brune en passant penaudement sa main derrière sa nuque, s'inquiétant de l'avoir offensée.

Sa camarade lui retourna un sourire amical solaire. Claire remarqua qu'elle n'avait plus ses chaussures; elle décida de ne pas relever, craignant de dire de nouveau une chose idiote. Mieux valait ne pas prendre de risques. De toute manière, même la chose la plus étrange qui soit n'était à côté d'elle que de la plus fade des banalités: ou alors, cette même chose découlait directement de sa présence.

■ "Offrir un bouquet à une jolie fille."

Sans commentaire.

Elle arriva à la première case blanche.

□ "Sauter dans une rivière."

<<- Attends une seconde...>> Commença-t-elle, perplexe.

La musicienne se retourna d'un seul homme; seulement pour voir Chiara sauter de la rambarde, ravie. Elle s'enfonça dans l'eau dans une gerbe de gouttes d'eau et un grand bruit, ses longs cheveux blancs disparaissant en dernier sous la surface trouble. Claire ne put qu'assister à la scène, impuissante et hébétée, et subir la vague de gouttes d'eau s'abattant sur elle et détrempant le pont du bois, qui s'obscurcit en absorbant les flaques s'égouttant entre les lattes polies.

Elle reprit brusquement ses esprits lorsque les gouttelettes rentrèrent en contact avec sa peau, leur froideur lui faisant l'effet d'un électrochoc. Ses semelles éclaboussèrent ses chevilles lorsqu'elle se précipita vers la balustrade, rompant brutalement son immobilité sidérée. Claire dérapa sur le bois glissant à cause de l'humidité, se rattrapant néanmoins en agrippant le rebord du pont gauchement.

<<- Chiara !>>

Seuls les remous tumultueux de l'eau s'estompant doucement et s'écrasant sur la berge prouvait qu'elle avait été là. La grenouille s'enfuit dans un croassement dédaigneux.

<<- Chiara...Fuck, Chiara !>> S'acharna-t-elle en se penchant d'avantage, comme si elle allait remonter en l'entendant- comme si elle allait l'entendre.

La guitariste jura entre ses dents, catastrophée. Combien de temps cela faisait, depuis qu'elle était en apnée ? Elle n'était pas douée en mathématiques- les chiffres s'emmêlaient dans sa tête, trébuchant sur la queue d'un 9 ou glissant sur la surface d'un 0 en trop. 3. 2. 1. Décompta la jeune fille pour se rassurer, se convaincant que Chiara remonterait à la fin de son énumération. -1, -2, -3. Elle contracta la mâchoire, l'adrénaline bouillonnant dans ses veines la faisant frissonner et trépigner. Elle avait toujours été faible avec les négatifs. Les jointures de ses mains étaient blanches à force de serrer la barre, qui lui rentrait dans les paumes sans qu'elle ne la sente d'avantage. Ce qu'elle sentait, surtout, c'était la pression des secondes coulant sur elle, formant peu à peu au-dessus de sa tête une épée de Damoclès composée de x et de y. Elle arrêta de compter; elle avait peur que ces dernières, à force de s'accumuler, ne devienne des minutes. Et si jamais la rivière était profonde, mais pas vaseuse ? Si elle s'était bloquée dans une branche et ne pouvait pas remonter ? Et si la rivière était vaseuse, et pas profonde ? Elle s'était heurtée à un rocher, et gisait là sous la surface, inconsciente. Elle arrêta de compter, dans une naïve tentative pour retenir le temps. Et si, la rivière était profonde et vaseuse ?

Elle arrêta de respirer, aussi, inconsciemment.

Chiara émergea finalement, aspirant goulûment une grande bouffée d'air.

<<- Pfiou !>> Souffla-t-elle, avant d'éclater de rire, sa voix cristalline et chaleureuse suffisant pour relancer le cœur éprouvé de la brune.
Pendant un instant, elle aurait pu jurer qu'il s'était arrêté de battre. Ses gloussements idiots et bien trop sonores sonnaient comme la plus belle des mélodies à ses oreilles. Comment osait-elle rire ?! Et dans le même temps, elle aurait pu l'écouter pendant des heures sans se lasser. Elle ne voulait plus jamais qu'elle s'arrête.
Elle aimait son rire idiot.

- J'aurai dû me faire un chignon...Dégoisa la lycéenne pour elle-même songeusement, alors qu'elle passait la main dans ses cheveux brillants pour les rejeter en arrière.

Ses mèches inégales étaient collées à son visage, lui obstruant la vue. Elle les écarta, et les plaqua contre le sommet de sa tête avec une flegme presque insolente.

Les plus fines collaient toujours à ses tempes et à sa mâchoire.

Claire serra les poings sur la rambarde, furieuse. Elle ne se rappelait même plus de la dernière fois où elle avait été aussi en colère. Elle ne se rappelait même plus de la dernière fois où elle avait été en colère. Si Chiara n'avait pas été dans l'eau, elle...!

La guitariste tomba à genoux, s'effondrant sur elle-même.

<<- Ah...

Aussi vite qu'elle était montée, l'adrénaline qui la gardait alerte était redescendue, la laissant vidée de ses forces. C'était vraiment trop pour elle.

- Ça va, Claire ? Questionna soucieusement Chiara en nageant vers le pont, s'immobilisant le plus près possible de ce dernier pour pouvoir la scruter d'entre les pilonnes de bois brut.

-...Je ne sais pas...Confessa l'interpellée d'une voix rauque en posant la main sur son cœur, agrippant le tissus de son t-shirt faiblement.

NON, de toute évidence, parce que quelqu'un s'était prise pour une carpe koï ! Faillit-elle lui répondre sèchement, enragée. Elle se mordit la langue pour se taire. Ce n'était pas comme si ses cordes vocales écorchées par ses cris de plus tôt lui permettraient d'être sarcastique, de toute façon. Les épaules de la guitariste s'affaissèrent.

- J'ai eu peur pour toi...

Et elle ne se rendit compte en le disant d'à quel point c'était vrai.

Les yeux de son interlocutrice s'agrandirent.

- Vraiment ?>> S'exclama-t-elle avec enthousiasme, enchantée.

Claire la fusilla de son regard le plus noir.

<<- Désolée. S'excusa piteusement la lycéenne.

- Et je suis trempée, aussi, à cause de tes bêtises.>>

La musicienne tira sur son haut pour constater l'ampleur des dégâts. Elle dût s'y reprendre à deux fois pour décoller le tissus de sa peau...Son pantalon était dans le même état. Deux auréoles sombres s'étendaient sur ses genoux, et le bas évasé des jambes gouttaient encore sur ses chaussettes détrempée et ses docs Martens. Elle se rappela non sans un rictus crispé des auréoles sous les aisselles de son professeur de musique du collège en les voyant. Ce qui bien sûr ne fit que rajouter à son accablement. Ses cheveux avaient pris une teinte châtain foncé immonde, et collaient à son crâne comme s'ils avaient été enduits d'une quantité abominable de gel. Elle les sentait humidifier ses épaules, et faire couler sur ses bras et le long de son dos des courants sinueux finissant d'obscurcir les rares zones dont la sécheresse était encore miraculeusement préservée.

Elle aurait pu être passée au lave-linge qu'elle aurait eu la même apparence. Elle avait l'impression d'être du linge sale.

<<- Tu n'as qu'à sauter aussi ! Suggéra son interlocutrice, barbotant toujours dans la rivière.

- Je te demande pardon ? Réagit aussitôt Claire, un large sourire irrité terrifiant étirant ses lèvres alors qu'une veine d'agacement saillait à sa mâchoire.

Chiara déglutit, avant de s'éloigner précautionneusement d'un battement de pied, l'air de rien.

- Eh bien...Il fait plutôt bon, tu es déjà mouillée, et je suis déjà dans l'eau...S'expliqua-t-elle, prenant un soin infini à choisir ses mots alors qu'elle énumérait ses raisons sur ses doigts. Enfin, je veux dire. On est des adolescentes...C'est notre rôle de faire des trucs comme ça, non ? C'est notre rôle de se faire des souvenirs, et de conquérir le monde ! Et puis, peut-être que c'est la dernière occasion de le faire...Tu sais, "vis chaque jour comme si c'était le dernier" ?

- Tu m'avais dit pas de plan foireux.>> Rappela sa camarade, l'arête du nez pincée entre ses doigts.

Son regard devait toujours trahir ses pulsions meurtrières, car la jeune fille aux cheveux blancs ne rétorqua rien et dissimula le bas de son visage dans l'eau pour faire des bulles. 

Claire finit par soupirer, et rangea la liste de papier humide à présent dans le sac de Chiara. Elle était froissée à présent, même carrément chiffonnée, et les mots écrits à l'encre bleu avaient bavé. Certains n'étaient même plus lisibles.

La brune reporta son regard insondable vers Chiara, qui continuait de la fixer, l'air coupable à présent.

<<- ...

- ...>>

Vis chaque jour comme si c'était le dernier. Comment vivre un jour ? Elle ne comprenait pas. Elle voyait bien que la volleyeuse avait quelque chose en plus, quelque chose qui la faisait briller plus que les autres. Comment vivre un jour ? Un jour n'était que des heures s'enchaînant frénétiquement, refaisant inlassablement la même ronde intangible sur les cadrans des horloges. Avec elle, cependant, ils prenaient un peu plus de sens, et se détachaient de la masse nébuleuse des autres grondant dans les abîmes de sa mémoire. Comment vivre un jour ? Elle ne vivait pas: elle était ballotée de droite à gauche au gré de la houle des humeurs et des envies des gens autour d'elle. Elle ne vivait pas vraiment; pas pour elle. Elle attendait juste qu'une vague plus forte que les autres ne la fasse sombrer, pour laisser l'eau de mer rentrer dans ses poumons et la noyer.

À la fin de leur échange silencieux, la guitariste délaça les lacets de ses chaussures.

Elle voulait comprendre. Comment être normale.

Elle regarda à nouveau Chiara, hésitante. De nouvelles gouttelettes tombèrent contre ses épaules lorsqu'elle s'ébroua, et coulèrent le long de ses avant-bras.

Céder revenait à abandonner à tout jamais le semblant d'autorité qu'elle avait sur sa camarade. La lycéenne soupira de nouveau, désabusée. Qui essayait-elle de tromper ?

Elle avait déjà cédé.
Alors, foutue pour foutue.

<<- Si je fais ça, c'est juste car tu m'y as obligée.

- Bien sûr, acquiesça Chiara en hochant vigoureusement de la tête, essayant de se retenir de sourire tant bien que mal.

- Et je trouve que c'est une très mauvaise idée.>>

Son amie se décala prudemment, acquiesçant de nouveau. La guitariste se décida à enjamber la balustrade, et se releva gauchement sur la rambarde glissante à cause du bois détrempé en se hissant sur ses bras. Elle se grandit, en profitant pour regarder son adversaire de haut.

Un rictus fier étira ses lèvres.

<<- Et tu vas regretter, promit-elle alors que la flamme de la vengeance s'allumait dans ses iris émeraudes et qu'elle la désignait de manière menaçante, de m'avoir éclaboussée, Chiara !>>

La jeune fille aux cheveux blancs éclata de rire alors qu'un raz-de-marée se déversait de nouveau sur la berge, faisant flancher les roseaux.

 

<<- Bleuargh !

- Hey, tu n'es pas vraiment supposée mourir, tu sais ?

- De l'eau est rentrée dans ma bouche ! Expliqua d'une voix rauque la volleyeuse, une grimace dégoutée déformant ses traits alors qu'elle toussait dans son poing.

- Oh.>>

Claire la contempla un instant, interdite. La seconde d'après, ses oreilles étaient rouges écarlates alors que ses épaules tressautaient. Finalement, elle tenta de cacher son amusement dans une toux sèche, et inspira doucement pour se calmer.

Peine perdue.

Elle éclata de rire, les larmes aux yeux de s'être retenue.
<<- Bahahahaha ! Gosh, tu verrais ta tête, c'est...! Bahahaha !

Son hilarité redoubla.

Chiara s'empourpra violemment, offusquée par son culot.

- Ah, oui ?! Prends ça !

- Bahahahaha—bleuaaargh ?!>>

 

Le vélo roulait sur le sentier pour la deuxième fois de la journée, laissant derrière lui une ligne humide qui changeait la couleur de la terre. Le soleil avait considérablement baissé, et la lumière orangée rougeoyante chaleureuse qui perçait d'entre les arbres donnait l'impression que le ciel tout entier s'était enflammé.

<<- C'était vraiment une mauvaise idée.>> Lâcha Claire en pédalant avec énergie pour essayer de se réchauffer, frigorifiée.

En manches courtes, son t-shirt collé à sa peau, la morsure du vent froid lui fouettant le visage la glaçait de la tête aux pieds. Ses cheveux ondulés par l'humidité continuaient de goutter dans son dos et dans sa nuque. Chaque gouttelette tombant directement sur sa peau lui faisait l'effet d'une aiguille déchirant son épiderme. La guitariste serra plus fermement encore les mains sur son guidon pour réprimer ses tremblements. Je n'ai pas froid. Je n'ai pas froid. Se répétait-elle en boucle pour se convaincre, ou juste pour se focaliser sur autre chose que les frissons lui faisant contracter la mâchoire. Elle ne sentait plus le bout de ses doigts, ni ses pieds. Je n'ai pas froid du tout.

Chiara était silencieuse derrière elle. Elle profitait du peu de chaleur et de protection que lui procurait sa veste, dont elle avait remonté la fermeture jusqu'au menton. Sa veste, qui était en fait celle de Claire. Cette dernière l'avait plaquée dans ses bras en voyant ses lèvres tourner au bleu à peine étaient-elles sorties de l'eau, tout en l'admonestant parce que, vraiment, si tout était prévu tu aurais au moins pu prendre une serviette et des vêtements de rechange !

Le trajet se fit dans le silence, seulement comblé par le bruit des roues grinçant par moment et ceux plus sourd que faisait le sac de la musicienne tressautant dans le panier cabossé.

<<- Merci.>> S'éleva la voix de la jeune fille aux cheveux blancs au bout d'un moment.

Chiara entendit son interlocutrice renifler.

<<- De rien.>> Maugréa-t-elle sans se retourner, les yeux rivés sur la route.

Sa réponse se perdit quasiment dans le vent; sa passagère l'entendit cependant, et esquissa un sourire.

À nouveau, les oreilles de Claire étaient rouge vif.

 

Claire serra les freins devant le magasin où descendait Chiara, avec plus ou moins de mal. Les néons déversaient sur le goudron devant la devanture une lumière bleue irréelle se réfléchissant sur le métal du vélo, et sur le cuir souple de ses docs martens.

<<- Tu es sûre que tu ne veux pas rentrer un moment avec moi...?

Le cœur de la volleyeuse oscillait entre le désir de ne pas insister et de la laisser repartir, et celui de la traîner à l'intérieur même contre son gré pour la sauver d'une mort par hypothermie assurée. Ses vêtements sous la veste avaient repris leur goutte-à-goutte incessant, et une flaque d'eau timide se formait déjà sous ses semelles. Elle ne semblait pas l'avoir remarqué, trop occupé à fixer la brune de sa moue accablante d'espérance.

Claire secoua la tête négativement en se frottant les bras.

- Non, merci. Refusa-t-elle d'une voix fatiguée, avant de pousser un soupir, ses épaules s'affaissant faiblement alors que l'image de ses couvertures flottait cruellement derrière ses paupières. Je préfère rentrer chez moi directement, bien au chaud.

Elle se voyait déjà enveloppée de leur chaleur rassurante, mr.Cangrejo serré dans ses bras. Nul doute que la peluche de crabe moelleuse et son lierre de compagnie, sweetheart, aurait un résumé détaillé de sa journée. Plus elle visualisait sa chambre, baignée dans la lumière ténue de ses guirlandes et son atmosphère particulière de scission entre deux mondes, et plus elle avait froid.

Chiara l'observa.

- Merci encore, Claire.>>

L'interpellée chassa son remerciement d'un haussement d'épaules.

<<- Allez, va-t’en maintenant, je me caille moi. Tu me rendras mes affaires une autre fois. Asséna la musicienne de sa voix bourrue en lui faisant un signe de la main pour la chasser, adoptant une expression faussement résignée malgré son attention fixée critiquement sur la flaque d'eau s'élargissant à ses pieds.

Chiara faisait la fière, mais elle tremblait de tout son corps. En voyant que cette dernière n'était toujours pas convaincue, elle lui adressa une esquisse de sourire rassurant- du moins essaya, car seul un rictus crispé n'ourla ses lèvres. Peut-être devrait-elle apprendre à sourire...

- On se voit demain.>>

Le visage de son interlocutrice s'illumina néanmoins. Elle hocha la tête pour acquiescer, revigorée, et tourna les talons pour marcher raidement vers le magasin.

Ses chaussures faisaient un bruit spongieux à chacun de ses pas.

Elle lui adressa un dernier salut de la main avant de passer les portes. La guitariste lui rendit avec un peu moins d'énergie, se forçant néanmoins à faire bonne figure pour ne pas l'inquiéter.

Elle fronça les sourcils faiblement en sentant une migraine poindre derrière ses globes oculaires, et s'essuya le nez d'un geste lourd épuisé. Elle sentait sa morve couler, mais ni son nez, ni son doigt. Mhh. Les portes automatiques se refermèrent dans un chuintement. Des traces de semelles humides demeuraient du passage de la volleyeuse, imprimées sur le noir du bitume.

Quelle journée éprouvante...Exhala la brune du bout des lèvres.

La jeune fille reposa ses pied sur les pédales, s'obligeant à mobiliser de nouveau ses muscles douloureux pour filer sur la route.

 

<<- Claire attention !>>

Trop tard. Claire se prit la balle en pleine figure.

<<- Ow ow ow....>>

La jeune fille porta la main à son nez endolori en grimaçant. Un mal de tête terrible brouillait déjà ses sens, elle n'avait pas en plus besoin d'un nez cassé.

Elle fronça les sourcils en sentant un liquide chaud couler entre ses doigts. Elle retira sa main, perplexe; il pleuvait sur le sol du gymnase des gouttes rouges, éclosant à ses pieds comme autant de coquelicots. Elle les fixa un instant, avant que son regard médusé ne soit attiré par la couleur pourpre visqueuse de ses paumes, fleuries elles-aussi.

Elle saignait.

<<- Ah...Soupira-t-elle.

Elle s'en voulait d'avoir été aussi insouciante la veille. Chiara devait être malade, elle-aussi. Elle se doutait déjà qu'elle brillerait par son absence rien qu'en pénétrant dans le gymnase. L'ambiance était plus morne lorsqu'elle n'était pas là. Elle ne s'était pas trompée.

Ses pensées étaient encore plus en pagaille qu'elles ne l'étaient habituellement. Le goût fantôme métallique du sang s'imposa sur sa langue pâteuse. Un champ de fleurs entourait ses semelles.

Le rouge était sa couleur préférée.

- Claire, tout va bien ? Demanda l'une de ses coéquipières.

Sa voix lui parvenait distordue et lointaine. Un voile brumeux semblait être tombé entre elles, enclavant la guitariste du reste du monde. Encore. Elle ne se rappelait plus de son nom. Elle chercha.

- Oui.>> Répondit-elle sans se retourner.

Elle ne trouva pas. Elle le savait, mais elle ne le retrouvait pas. Ca finissait par -A. Ou peut-être -Ille. Son interlocutrice ne lui apparaissait déjà plus que comme un pantin aux traits troubles et effacés.

Son équipe devait la détester. Elle était vraiment un poids mort.

Claire secoua la tête pour se ressaisir, et chercha du regard le ballon qui avait rebondi contre son visage. Leurs opposantes l'avait déjà récupéré. La lycéenne lâcha un heh amer, ricanant pour elle-même en constatant son inutilité. Ah-ah. Elle était vraiment...

La jeune fille se retourna à contrecœur vers ses coéquipières, la mort dans l'âme. Une exclamation perdue sur sa gauche lui déclencha un acouphène aiguë dans l'oreille. Elle cilla, mais ne flancha pas.

<<- Est-ce que quelqu'un...Articula-t-elle d'une voix rauque graveleuse lui irritant la gorge. Aurait un mouchoir...?>>

La lumière du soleil passant par les carreaux des vitres sales lui brûlait la rétine. Des lumières mouvantes flottaient devant ses yeux, finissant de l'éblouir; elles erraient derrière ses paupières, troublant leur noirceur. Des lucioles. Des étoiles. Son monde s'altéra soudainement; elle sentait la Terre tourner sous ses pieds; elle chancela, emportée par son élan. Des points brillants flottaient devant ses yeux alors qu'elle ancrait ses pieds dans le sol vainement, froissant quelques pétales des coquelicots foisonnant à ses pieds. Sa vision se brouilla de nouveau, Rouge, rouge, rouge, elle sentait son cœur battre dans ses tempes douloureusement.

Un bruit sourd s'éleva dans le gymnase.

Claire venait de s'effondrer au sol.

 

Claire était allongée dans un lit de l'infirmerie. Elle étouffait sous les couvertures rêches de coton qui avaient été remontées sur elle. Elle était perdue dans la frontière entre le conscient et le subconscient; ses paupières étaient trop lourdes pour qu'elle ouvre les yeux, ses membres ne répondaient pas. Elle devinait cependant la consistance du matelas sous ses doigts, et la sueur collant ses cheveux bruns à ses tempes. Son squelette l'écrasait.

<<- Elle a beaucoup de fièvre, mais rien de cassé. Je mise sur une vilaine grippe. Observa l'infirmière de sa voix nasillarde et éternellement blasée, quelque part près de l'entrée. On ne va pas la laisser là, quand même ? Il faudrait appeler ses parents pour qu'elle se repose chez elle.

- Sa mère ne répond pas. Contra la professeure en charge de la section volley. Autant qu'elle reste là en attendant. On a déjà appelé le Samu deux fois cette semaine, si on pouvait éviter de les déranger une troisième...

Son interlocutrice claqua sa langue contre son palais, mais se garda de commentaires. La porte grinça sur ses gonds, se refermant sur la femme d'âge mûr qui sortit sur un au revoir de politesse posé. "Au revoir", maugréa l'infirmière pour elle-même après son départ, dédaigneuse. "Au revoir toi-même, j'ai autre chose à faire."

La porte grinça de nouveau. Elle se clôtura dans un son sec sur le martèlement de ses talons contre le sol, s'éloignant pour rapidement ne devenir qu'un bruit régulier imperceptible se perdant dans le bourdonnement ordinaire d'un lycée en pleine journée.

Claire ouvrit doucement les yeux, et contempla le plafond.

Le silence lui faisait du bien.

J'espère que ma mère n'apprendra pas cette mésaventure. Ricana-t-elle faiblement, le coin de ses lèvres se relevant légèrement dans un rictus amer dépité alors qu'elle exhalait un heh sifflant. Vraiment...Vraiment pas...

Elle tâta son nez gauchement, ses draps émettant un chuintement feutré en glissant sur son bras. Elle ne sentait pas de croûtes d'hémoglobine séchée sous ses doigts. L'infirmière avait dû la débarbouiller un peu, par acquis de conscience. Elle constata cependant qu'elle avait encore du sang sous les ongles, et dans les traits de ses paumes.

La guitariste reporta son attention sur les dalles ternes au-dessus de sa tête. Elles étaient toujours aussi laides. Elle passa le temps en les recensant, comptant mentalement. 1. 2.

3.

La jeune fille ne saurait dire à combien elle était lorsqu'elle s'est endormie.

 

 

La porte s'ouvrit silencieusement. Des pas légers frottèrent contre le sol de l'infirmerie ; le matelas s'affaissa sous le poids d'une personne nouvelle.

<<- Claire. Claire, réveille toi. Tonna cette dernière.

La jeune fille alitée n'eut pas la moindre réaction. Elle soupira.

- Ma parole, tu es aussi amorphe qu'un paresseux constipé ! Allez, debout.>> Persista-t-elle, enfonçant son doigt dans sa joue avec intransigeance.

Claire émergea difficilement en sentant le contact froid répété contre sa peau. Que...Elle ouvrit les yeux, et cligna des paupières pour ajuster sa vision floue à la forme penchée sur elle. Cassiopée. Le prénom s'imposa avec force, perçant la brume épaisse et trouble sinuant encore dans son esprit. C'était Cassiopée qui était penchée sur elle.
La musicienne égara son regard encore brillant de sommeil dans ses yeux ténébreux.

Les pupilles dilatées de son amie étaient un ciel d'encre dénué d'étoiles, qui la happaient dans leur noirceur mouvant mystiquement.

<<-Oh. Emit la musicienne d'une voix éteinte. Hey, Cassie...Mon amour. Comment tu as su que j'étais là ?

La brune grimaça imperceptiblement en entendant sa voix éraillée. Elle avait l'impression d'avoir avalé cul sec une bouteille d'acide chloridrique. Sa gorge était sèche, et serrée et irritée, et déglutir était douloureux. Elle avait l'impression que ses mots râclaient contre sa trachée avant de sortir, les accents et les queues des lettres l'écorchant au passage.

Claire se força à se redresser en position assise. Un vertige lui fit serrer les poings sur les draps, alors qu'une sueur froide descendait sa colonne vertébrale. La brune ferma les paupières un moment, baissant la tête pour se cacher derrière les mèches désordonnées encadrant son visage blême aux traits tirés.

Fichue Chiara, avec ses idées à la noix. Elle n'était pas venue, du tout. Est-ce qu'elle était malade à ce point ? S'inquiéta-t-elle malgré elle, et son inébranlable résolution de ne pas s'inquiéter pour elle. Enfin, ce n'était pas son problème. Elle s'en moquait.
Non, elle ne s'en moquait pas. Réalisa-t-elle dans la même seconde. Elle plissa le nez. Quoi. Son interlocutrice poussa un faible soupir, interrompant ses réflexions houleuses. Elle posa sa tête dans ses mains, les coudes appuyés contre le lit ; ses mèches corbeaux se coincèrent dans ses paumes, soulignant ses iris scrutateurs.

- Il y avait marqué "infirmerie" à côté de ton nom sur la liste d'appel.

- Comment tu as accès à la liste d'appel ? Questionna son interlocutrice sourdement.

- Elémentaire, mon cher Watson. J'ai regardé sur l'ordinateur pendant que le prof avait le dos tourné. Rien de bien sorcier.

- Oh.>>

La guitariste garda le silence. Cassiopée, dans toute sa splendeur.

<<- Pourquoi tu es là, Claire ? Demanda la malgache, s'affaissant un peu sur elle-même alors qu'elle la contemplait.

Claire rigola nerveusement. Ahahah. Ah. Ah. Elle passa sa main dans ses cheveux pour se laisser le temps de rassembler ses mots, coinçant ses doigts dans ses mèches rebelles en pagaille ; enfin, essaya. Si elle se fiait au nombre accablant de nœuds entravant son geste, elle devait avoir une tête de déterrée. De vampire électrocutée, au mieux, ce qui n'était au final pas si "mieux" que ça.

Quoique, ce style plaisait aux jeunes filles; Félix avait beaucoup d'admiratrices. Vampire électrocuté, heh. La lycéenne s'éclaircit la gorge, s'efforçant de retourner dans la réalité. Cela lui demanda un effort particulier cette fois-là. Sa concentration tendait vers un endroit lui étant hors d'atteinte dans l'état actuel des choses, fumant loin d'elle. Rattraper une chose intangible et abstraite était complexe.

<<- Je me suis juste débrouillée pour me faire sortir de mon cours de volley. Articula-t-elle en haussant les épaules. Tout le monde n'est pas la réincarnation de Sherlock Holmes.>>

Cassiopée roula des yeux. La musicienne esquissa un sourire en remarquant ses fossettes se creuser sur ses pommettes, et sa posture se faire plus naturelle alors qu'elle se détendait imperceptiblement. Son exaspération n'existait que pour cacher son anxiété. Sa visiteuse était le genre de personne à s'inquiéter de toutes les manières possibles et inimaginables jamais expériencées par l'homme, plus une autre secrète qu'elle avait personnellement inventé. Une des utilités dans la vie de la guitariste était de la dérider: jackpot.

Cassiopée et elle étaient deux points antinomiques.

Quand cette première s'inscrivait un peu trop dans le futur, cette dernière ne l'était pas assez. L'une oubliait le présent, lorsque l'autre y était coincée. Le volume des mondes compressés par les pupilles dilatées de la malgache, qui la lestaient, contrastaient avec le néant galactique et le silence de celles de Claire, qui la faisaient flotter en permanence. Leur intimité étaient un paradoxe, car le simple fait pour elles de se tenir côte à côte déjouait les principes les plus fondamentaux de l'Univers. Elles étaient une oxymore, composée de chair, de sang, et de toute la confusion chaotique et brutale de l'adolescence.

<<-...Et tu as dormi pendant toute l'heure. Tu vas rater ton bac.

- C'est lui qui me rate. Damn, c'était nul. Je peux refaire ma réplique ?

- Non. Tu as manqué ta chance. Ton auteur n'avait qu'à être plus inspiré.

- Tu ne m'aides pas.

- Non, pas vraiment.>> Admit son interlocutrice, une ombre de sourire espiègle sur les lèvres.

La sonnerie retentit dans le couloir, étouffée par la porte. Le bourdonnement constant de fond sonore enfla; il éclata après quelques minutes en des éclats de rires criards et de cavalcades bruyantes déferlant en tsunami dans les couloirs. Les cours d'option venaient officiellement de se terminer. Le soleil éclairait entièrement la pièce, à présent, rendant inutiles les lumières artificielles grésillant péniblement au plafond. Elles étaient ce qui se rapprochait le plus des étoiles, dans cette ville.

Quelles étoiles. La guitariste fixa les néons grésillant, interdite. Son regard lointain fût attiré par les poussières lumineuses errant devant les carreaux, s'évanouissant dans l'ombre pour mieux transparaître dans le rayon de soleil échouant contre le bout de son matelas. Le drap était incandescent sous son toucher. La manière que la matière synthétique avait de renvoyer le soleil lui faisait penser aux cheveux de Chiara.

<<- Enfin bref. Moi, j'y retourne, maintenant que je sais que ce n'est rien. Il faut bien quelqu'un pour couvrir tes arrières, non ? Ironisa Cassiopée en se relevant souplement, son pull trop grand pour elle retombant contre ses cuisses.

Sur le tissus bleu délavé était brodé le nom d'un groupe de rock.

- Quelle chance, d'avoir un ange gardien pour veiller sur moi comme tu le fais. Entama Claire en inclinant la tête sereinement d'un air faussement pieux, ses mèches brunes glissant contre sa mâchoire. Hey ! Est-ce que tu t'es fait mal, en tombant du...-

- Mon Dieu, Claire, tais toi.>> L'interrompit son interlocutrice, excédée, en remontant d'une main et d'un geste rapide le drap sur sa tête pour la recouvrir (et avec un peu de chance, la faire taire).

La guitariste lâcha pour toute contestation à ce geste injuste un oy frustré perdu sous le drap, lequel finissait de retomber sur elle doucement, presque avec volupté. Elle écarta gauchement l'un des pans de tissus blanc cassé lui obstruant la vue.

Le temps dont elle eut besoin pour rassembler le courage et la force de lever le bras fût celui qu'il fallut à son agresseuse pour atteindre l'entrée. Elle la vit se retourner adroitement sur ses talons, les semelles des baskets crissant brièvement en accrochant le sol.

<<- Sur ce.>> La salua cette dernière sur le pas de la porte, facétieuse.

Son interlocutrice hocha la tête pour toute réponse. Le draps glissa sur ses épaules, et chuta sur le matelas en de nouveaux monts et vallées émergeant autour d'elle.

Elle était une déesse pour ce monde miniature.

L'envie lui prit de faire marcher ses doigts sur ces terres épurées pour les peupler. Elle se retint néanmoins, suspendant son geste in extremis. Ce n'était pas pertinent. Beaucoup de personnes avaient été très contrariées d'avoir été créées sans leur consentement, à l'aube du septième jour. Qui était-elle pour leur infliger cela ?

<<-...>>

Un rictus amer éclot sur son visage. Ses épaules tressautèrent légèrement alors qu'elle ricanait pour elle-même sans conviction. Ahah...

Elle riait comme si elle était sur le point de pleurer. Elle ignorait pourquoi elle avait envie d'éclater en sanglots aussi souvent. Le stress, nul doute. Fatigue. Elle était fatiguée. Elle ignorait pourquoi il y avait tant de douleur dans ses sourires.

Blanc.

Blanc, blanc, blanc.

Le monde était dénué de couleurs.

La porte s'ouvrit à la volée, percutant le mur dans un claquement effroyable. Claire sursauta en s'écriant d'un semblant de AH ?! étranglé et aiguë, ses yeux s'écarquillant alors qu'elle reculait sur son matelas par réflexe, alarmée.

Elle tiqua en entendant le bruit sourd de la poignée de fer s'encastrant violemment dans le plâtre: pour la deuxième fois, en trop peu de temps. Une sueur froide coula dans sa nuque. Au moins, ce n'était pas que ses amies qui détruisaient l'infirmerie. Se rassura-t-elle en déglutissant comme elle le pouvait, son cœur martelant un rythme soutenu et saccadé dans ses tympans. Son attention se détourna néanmoins aussitôt pour se focaliser sur la personne pantelante se tenant dans l'entrée, récupérant son souffle en s'accrochant à l'embrasure.

Chiara releva la tête, ses cheveux blancs retombant en balancier dans son dos après son dérapage -in-contrôlé.

Ah, si.

<<- Claire !>> S'écria-t-elle, affolée.

Cette dernière esquissa un rictus en coin. La volleyeuse semblait aller bien, au final.

<<- Salut, Chiara.>> L'accueillit-t-elle avec un signe de la main.

Comme attendant ce signal, la jeune fille la rejoignit en quelques pas allongés. Elle se laissa tomber sur le lit, ses jambes dépassant du matelas. Elles étaient nues. Sa peau pâle était presque luminescente contre l'arrière-plan sombre et flou de l'infirmerie.

<<- Pourquoi es-tu là ? Demanda Chiara de but en blanc, son regard fixé sur la brune.

- Et toi, pourquoi tu n'étais pas là ce matin ? Renchérit Claire sans répondre.

- J'ai posé la question d'abord. S'offusqua son interlocutrice.

- Dans ce cas, réponds d'abord.>> Contra la musicienne de sa voix toujours monotone et écorchée, imperturbable.

Un silence suivit sa déclaration. Elle profita de ce moment de répit pour s'assoir en tailleur, et détendre ses épaules. Elle lui ferait avoir une attaque cardiaque un jour. C'était pour ça que son cœur s'emballait quand elle était avec elle: elle se sentait menacée.

<<- On dit en même temps à trois. Insista sa camarade en se penchant vers elle énergétiquement, ses cheveux glissant de ses épaules pour se balancer contre ses bras.

Son espace vital...S'apitoya Claire en soupirant du bout des lèvres, se penchant en arrière pour compenser. Sérieusement...Elle était si près qu'elle discernait les différentes nuances de bleu de ses yeux déterminés. Elle hésita à lui donner un coup de tête, ou une pichenette. Un autre jour, elle l'aurait fait.
- Non.

- Si.

- D'accord. Pas de triche, heh ?

- Jamais de la vie ! Confirma son interlocutrice en hochant la tête joyeusement, ses mèches ivoires se soulevant contre l'arrête de son nez.

La brune plissa les yeux suspicieusement. Mh.

- Okay, enchaîna sa camarade, à trois: un, deux, trois.

-...

-...

Chiara plissa le nez, contrariée. Un tsk suintant la mauvaise foi siffla entre ses dents.

- Sérieusement ? Grogna-t-elle, frustrée.

- Bahaha...->>

Claire éclata de rire. La seconde d'après, elle était pliée en deux, les larmes aux yeux. Sa gorge irritée n'avait pas apprécié son éclat de voix, et lui avait déclenché une quinte de toux qui tirait douloureusement sur ses cordes vocales à vif. Elle avait oublié qu'elle avait sauté dans une rivière la veille et que, pour une fois, elle était à l'infirmerie pour une raison valable.

<<- Tiens. Bois ça.>>

Elle aperçut de sa vision brouillée une forme rose et floue devant elle. La jeune fille aux cheveux blancs lui tendait une espèce de brique de carton percé d'une paille. Elle s'exécuta sans plus réfléchir, calant cette dernière entre ses lèvres avec reconnaissance. Elle était littéralement en train de décéder de toute manière, alors, comme un grand littéraire avait une fois décrété: yolo.

Chiara pouffa. Merci du soutien. C'était cool. Sadique, psychopathe.

<<- Tu es rétablie ? Interrogea cette dernière gaiement en voyant son interlocutrice abaisser la brique, et respirer prudemment.

Non.

- Oui. Qu'est-ce que c'est ?

Sa voix était graveleuse et essoufflée.

- Une potion de vérité. Dis-moi tous tes secrets, maintenant !>>

La lycéenne baissa les yeux vers la brique, n'écoutant le monologue son interlocutrice que d'une oreille. Ses pupilles se dilatèrent lorsqu’elles se posèrent sur l'inscription lait à la fraise imprimée sur le carton. Une vache rose était dessinée en-dessous, entourée de grosses fraises faisant sa taille.

<<- Pff.

Claire détourna le visage pour se cacher de sa camarade, ses épaules tressautant faiblement. Elle ne devait pas rire. Mauvais plan, mauvais plan.

- C'est...Hoqueta-t-elle, avant de se mordre la lèvre inférieure pour s'efforcer de reprendre contenance. Trop mignon.>>

Chiara piqua un fard, gênée par son expression. Un gloussement échappa à la musicienne, qui cacha son visage d'une main pour essayer de ravaler son hilarité. Inspire. Ses muscles courbaturés et crispés planaient au-dessus d'elle comme une épée de Damoclès, attendant le moindre éclat de rire pour la faire souffrir. expire. Ses épaules tressautèrent de nouveau.

<<- Tu...Tu te moques ?! Rends le moi, si tu n'en veux pas ! S'exclama la volleyeuse impétueusement, embarrassée au possible. Rah, sérieusement ! Claire !

- Quoi ?! Jamais de la vie, je vais l'exposer dans ma chambre ! Refusa promptement l'interpellée en éloignant la brique de son interlocutrice, un large sourire enjôleur provocateur fendant son visage. Elle ira parfaitement dans ma décoration !

Pas du tout.

Elle lui tira la langue narquoisement.

- Merci, Chiara. C'est vraiment...

Ses yeux se plissèrent, plongeant dans ceux de son interlocutrice alors qu'elle complétait facétieusement:

- Adorable.>>

Son amie la dévisagea, hébétée. Elle ouvrit la bouche; la referma; et baissa la tête en rougissant violemment, ses mèches blanches tombant contre son front. Claire la contempla en tournant la brique de lait à la fraise entre ses mains. Pourquoi demeurait-elle muette ? Elle avait une couleur bizarre, aussi. Celle d'une tomate pas mûre.

<<- Chiara ? Interrogea-t-elle finalement, d'une voix basse et concernée.

- Oui ? C'est moi. Ahah...Ah...La lycéenne rigola d'une voix blanche en jouant avec le tissus de sa jupe, gênée.

Ahah, ah ? Comment ça, ahah, ah ? S'interloqua la brune mentalement, désemparée par ce calme plat qu'elle découvrait chez elle pour la première fois.

- Tu...Vas bien ? Hasarda la brune, inquiète. Tu es vraiment rouge, on dirait que tu as de la fièvre. Tu es tombée malade à cause d'hier ?

- Non. Je suis un peu enrhumée, mais c'est tout. Je pense que c'est grâce à ton manteau.

- Tant mieux. Refais voir ta liste ?

- D'accord, attends deux minutes.>>

Et Chiara, tel un pokémon sauvage, sauta du lit agilement pour s'agenouiller près de son sac.

Claire la fixait toujours. En constatant qu'elle évitait résolument son regard, elle articula un thanks ténu avant de porter la paille à ses lèvres. Gênaaant.

<<- Hey, c'est super bon, en fait. Commenta-t-elle en reportant son attention sur la petite vache de la bouteille, qui assurait un lait de qualité dans une bulle de dialogue blanche.

- Ah-ah ! S'écria sa camarade, sortant de sa torpeur pour la désigner victorieusement. Évidemment , que c'est bon ! Tu vois, je te l'avais dit ! Triompha-t-elle encore tandis qu'elle se relevait allègrement, sa jupe glissant sur ses jambes pour frotter contre ses chevilles. Bref, tiens.

Claire saisit le bout de papier abîmé qu'elle lui tendait, un sourire en coin ourlant ses lèvres. C'était mieux comme ça.

- Merci, ô grande déesse Chiara.

- Je t'en prie, gueuse.

- Hey.

- mUAHAHHA !>>

La musicienne reporta son attention sur la liste froissée, le rire machiavélique franc de son interlocutrice comme fond sonore. Comme elle avait pu le remarquer la veille, l'encre avait bavée, et la dernière case était illisible.

Celle de la rivière était cochée.

<<- Alors, la prochaine étape est...>>

□ "Donner un concert de rue".

<<- Ah, ça, c'est dans mes cordes. Se réjouit-elle, un peu rassurée de ne pas avoir trouvé de choses comme adopter un serpent ou mettre le feu au lycée écrit à la place.

Ce qui aurait toutefois été tout à fait compréhensible, et nombre de lycéens ne lui en auraient pas tenu rigueur. Peut-être même lui auraient-ils apporté l'essence et les allumettes pour lui faciliter la tâche. Elle n'encourageait pas la pyromanie, évidemment. La pyromanie, c'était mal. Ne brûlez pas vos établissements scolaires.

Elle reporta son attention sur sa visiteuse, laquelle attendait patiemment, les mains jointes dans le dos. Cette dernière esquissa un sourire jovial en croisant son regard, interrogatrice.

-Tu sais jouer d'un instrument ? Questionna Claire en réponse à son expression.

Chiara secoua la tête négativement.

- Tu sais chanter, alors ?

- Oui. Enfin, je pense que oui ?

La musicienne posa son menton sur sa main, sceptique. Elle ne doutait pas de sa parole, mais...

- Chante moi quelque chose.

- Tout de suite ? S'affola la jeune fille aux cheveux blancs.

- Oui. Je ne suis pas là pour te juger, mais pour t'aider à cocher cette case.>> Acquiesça-t-elle sérieusement, impitoyable, en recommençant à boire son lait à la fraise.

Chiara joua avec ses doigts, toujours pas convaincue. Elle soupira finalement.

<<- Maouste...S'il le faut...>>

Elle se concerta un instant. Elle tergiversa encore, avant d'entreprendre de chantonner une chanson tout bas. Au fur et à mesure, elle prit de la confiance et chanta à un timbre de voix normal, concentrée, les yeux fermés pour ne pas voir l'expression de Claire.

Cette dernière la regardait, et écoutait. Wow. Elle était impressionnée.

Elle ignorait qu'il était possible de chanter aussi faux.

Sa case ne serait jamais cochée de cette manière. Au mieux, elles seraient payées pour se taire: au pire, elles seraient arrêtées pour tapage diurne. Chiara...Ne savait pas chanter du tout. Elle aurait pourtant juré le contraire, en la voyant. La vérité était néanmoins en train d'attaquer son audition, et son âme de musicienne. Elle ne savait pas chanter, littéralement: elle déclamait les paroles, comme au théâtre, sauf qu'elle appuyait sur les dernières consonnes en montant dans les aiguës, ou en modulant sa voix pour aller dans les graves.

<<- Alors ? Demanda cette dernière finalement, indécise.

Un bruit de raclement sonore signifia que Claire venait de finir sa bouteille. Elle la posa sur ses genoux lentement, profitant de ce moment pour réfléchir à la tournure de sa phrase.

<<- Je pense que sans micro, ta voix ne portera pas assez. Assertit-elle mécaniquement, impassible. Tu devrais essayer les percussions, c'est important dans un groupe que quelqu'un...Donne...Le rythme.

- Vraiment ? Hésita Chiara, penaude.

- É-vi-de-mment. Assura aussitôt la guitariste en appuyant sur chaque syllabe du mot prosaïquement, réussissant malgré elle le tour de force de rendre un adverbe suspicieux. Crois-en mon expérience ! S'exclama-t-elle encore maladroitement, un sourire bancal figé en un rictus sur les lèvres alors qu'elle s'efforçait d'être convaincante.

Convaincre, persuader. Logos, pathos. Son professeur d'Humanité, Littérature et Philosophie serait fier d'elle. Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour "préserver le monde de la dévastation". Préserver Chiara, aussi. Elle ne voulait pas qu'elle arrête de chanter à cause de l'éventuelle remarque haineuse d'un passant plus aigri que les autres. Les humains aimaient être méchants les uns avec les autres, parfois, pour oublier leur malheur.

- Je te fais confiance, tu le sais mieux que moi.>>

La musicienne se mordit l'intérieur de la joue pour retenir un soupir de soulagement. Y e s.

Comme quoi, on ne pouvait pas être doué partout.

 

<<-...Je vais jouer, demain.

Claire remonta ses genoux contre sa poitrine, et s'enfonça dans le dossier mou du canapé.

- Vraiment ?>> Sa mère questionna sans vraiment l'écouter, plongée dans son livre.

Elle tourna une page délicatement, le papier chuintant à peine entre ses doigts. La musicienne l'observa du coin de l'œil furtivement, insondable.

La lumière vive et colorée des publicités éclairaient par intermittence le visage de la femme d'âge mûr assise calmement de l'autre côté du canapé. Elle retraça la forme de sa mâchoire du regard méticuleusement. Elle la retrouvait dans son reflet, lorsqu'elle prenait le temps de s'y attarder.

De moins en moins souvent.

<<-...Oui.>> Acquiesça-t-elle, plus pour elle-même que pour être réellement entendue.

Le silence s'installa. Son écume échoua contre les pieds du meuble sur lequel la musicienne s'était réfugiée. Elle l'observa refluer d'un œil lointain et vitreux.

Sa mère était assise à côté d'elle, appuyée contre l'accoudoir.

Et elle se tenait de l'autre côté, prostrée sur elle-même.

La femme avec une mâchoire saillante, dont la peau se ridait déjà par endroits. Les épaules de la musicienne s'affaissèrent légèrement.

Elle voulait lui parler, parfois. Mais elle ne comprenait pas. Elle avait l'impression qu'elle n'était pas réceptive à son langage. Et elle, n'était pas réceptive au sien. Elles étaient comme deux vieilles radio posées côte à côte, qui n'émettraient pas sur la même fréquence. Elles grésillaient, faisaient du bruit, et existaient dans le même univers: mais sur deux parallèles, qui ne se croisaient jamais. Leur monde ne se croisaient jamais, non plus: le seul point leur étant commun était ce salon, l'espace de quelques heures dans la semaine.

Peut-être était-ce aussi pour cette raison que Claire ressentait autant de distance entre elles. Leurs espaces se superposaient, mais ne se mêlaient pas.

Ce qui était pour le mieux.

Les musiques des publicités étaient les seules choses remplissant le salon, à présent. Claire saisit la télécommande et appuya sur le bouton off, irritée. Elles lui donnaient des migraines.

Sa mère releva enfin le regard vers elle.

<<- Tout va bien ?

La guitariste hocha la tête.

- Je suis juste fatiguée.

- Tu es souvent fatiguée. Tu devrais essayer de dormir la nuit, Claire.

Le coin des lèvres de l'interpellé se releva imperceptiblement. Ahah. Conseil précieux, qu'elle allait de ce pas transmettre à ces insomnies.
- J'ai rencontré des personnes épuisantes, récemment.>>

Son interlocutrice la contempla quelques instants sans rien dire, impassible. La jeune fille lui retourna son regard de la même manière.

<<- Tu devrais ramener tes amis ici. Et me les présenter, un jour.>> Dit-elle finalement en baissant de nouveau la tête vers son livre.

Ce n’était pas une vraie offre. Sa mère ne s’intéressait à sa vie qu’en cas d’extrême nécessité.

Claire resta silencieuse. Elle posa son menton contre ses genoux, tendue. Elle était toujours crispée lorsqu'elle était aux alentours.

<<-Bien sûr...>>

Elle détestait mentir.

 

Cette fois, la brune était la première arrivée au vélo. Elle déclipsa son casque de la hanse de son sac de cours pour l'accrocher à son guidon, et laissa tomber ce dernier à ces pieds.

Chiara devait être au club de musique pour emprunter un instrument. Ce qui était possible, avec l'accord du représentant lycéen de l'option...Aka, Félix. Elle avait prévenu le gothique en déambulant devant sa classe qu'une amie allait certainement le chercher plus tard, et qu'il ferait mieux de se rendre directement au club pour ne pas lui causer de tracas. Du moins, s'il ne voulait pas subir ses foudres, et se retrouver assommé malencontreusement par une guitare au détour d'un couloir, sous-entendait à peine sa phrase alors qu'elle le dévisageait d'un air fixe insinuant qu'elle mettrait sa menace à exécution sans une once d'hésitation.

Le terme amie lui avait semblé naturel, et elle l'avait utilisé sans y penser: erreur de débutante. Elle l'avait compris en voyant les yeux de son interlocuteur s'allumer d'un éclat d'intérêt alarmant, et son éternel rictus matois insolent s'élargir sur son visage. "Oh ? Tu as des amies, toi ?" Avait-il rétorqué depuis sa place, mais le mal était fait: il était intrigué. Claire passa sa main derrière son cou pour se frotter la nuque, avant de soupirer. Le batteur et elle s'entendaient comme des frères et sœurs. Ses amies, il les connaissait: ce qui n'était pas compliqué, car elles se résumaient à Cassiopée. Alors, une nouvelle personne inconnue au bataillon ? Assez importante pour qu'elle, humaine asociale méprisant la société, vienne le menacer ? Délectable. Bien sûr qu'il serait à l'heure.

Félix et Chiara partageaient la même énergie chaotique, et la même tendance sadique à se moquer d'elle. Nul doute qu'ils allaient s'entendre à merveille...

Aaah. Soupira Claire de nouveau en se pinçant l'arête du nez. Cette histoire la préoccupait plus qu'elle ne le devrait.

Chiara arriva justement, tenant dans ses bras une boite en carton d'où provenaient des bruits métalliques mélodieux. La musicienne tourna la tête vers elle en l'entendant arriver, sortant de ses pensées. Un sourire ourla ses lèvres en la voyant s'approcher d'un pas gai et trottinant, avec sa boîte qu'elle portait triomphalement et son air rayonnant.

<<- Alors ?

- C'était plus rapide que ce que je pensais. Beaucoup de gens doivent emprunter le mercredi, car tout était prêt quand je suis arrivée. S'enthousiasma naïvement sa camarade. Le chef de l'option était déjà là, aussi. On aurait presque cru qu'il m'attendait.

- Ah-ah...Quoi ? Non...Sua la guitariste en tirant sur le col de son pull, mal à l'aise.

Fuck, Félix.

Elle désigna le carton d'un geste du menton pour changer de sujet.

- Ehm, fais voir ce que tu as déniché ?

- Oki doki, attends. Accepta son interlocutrice en s'agenouillant au sol pour poser le carton, et l'ouvrir.

Elle en sortit un tambourin ancien et usé, qu'elle brandit fièrement au-dessus de sa tête. Son geste s'accompagna d'un bruit de cymbales tintant glorieusement, comme enorgueillies par son excitation.

- Ta-da ! S'écria-t-elle.

Claire applaudit, un sourire en coin discret détendant ses traits. Elle était vraiment la seule personne qu'elle connaissait à pouvoir s'extasier autant devant un instrument poussiéreux.

- Magnifique. Tu veux y aller maintenant ?

- Mh.~ On peut aller manger, d'abord ? J'ai faim.

- Si tu veux. Où ?

Les yeux de son amie brillèrent. Visiblement, oui: elle attendait seulement qu'elle pose la question.

- Il y a un endroit où j'ai toujours voulu aller...

Uh oh.

- Est-ce que c'est un plan foireux ? Questionna suspicieusement Claire, sur ses gardes au vu de la vagueté de sa réponse.

Utilisation de termes flous pour la duper: check. Sourire enjôleur pour la convaincre: check. La jeune fille plissa les yeux.

- Pas cette fois. S'amusa sa camarade, avant de lever le petit doigt solennellement. Je le promets. Tu me fais confiance ?

La musicienne la dévisagea un instant en se renfrognant, enfouissant ses mains dans ses poches. Bien sûr que non. Lui faire confiance était du suicide.

Elle soupira malgré tout profondément, et saisit son casque d'un mouvement fluide du bras en grommelant.

- Bon...Allons-y.>>

Un cri de joie et des tintements claironnants ponctuèrent sa phrase.

Claire scrutait l'échoppe à quelques mètres d'elles.

<<-...Tu es sûre que c'est là ? Hasarda-t-elle en tournant la tête vers sa passagère, laquelle tentait de caler la boîte ayant voyagé sur ses cuisses sur le porte-bagage.

Elle ne s'attendait pas à ça.

- Mh-mh. Confirma jovialement Chiara, concentrée sur sa tâche. Je passe souvent devant en voiture, et j'ai toujours eu envie de tester.

Elle avait troqué son sac de cours contre l'étui de guitare de sa camarade le temps du trajet. L'instrument dépassant au-dessus de sa tête et sur les bords de son corps la faisait paraître plus petite.

Le vélo était arrêté sur le trottoir bordant l'entrée du parking, penchant du côté de la pédale dramatiquement. Le poids du sac de Claire, resté dans le panier, influençait son inclination: ce dont il se servait pour se donner un air d'autant plus misérable. Le véhicule n'avait pas apprécié la charge de poids supplémentaire: enfin, il n'aimait pas grand-chose de toute manière, à partir du moment où cela impliquait son utilisation. Il était la définition même de l'adjectif "aigri". La volleyeuse se battait pour faire tenir le carton en équilibre, et lui pour qu'elle échoue: de leur lutte résultaient des tintements criards d’agonie de la part de l’instrument.

La brune passa inconsciemment sa main derrière son cou, fixant toujours d'un air incertain ce qui était visiblement leur objectif du moment. Son casque gêna son mouvement.

- Mais...C'est-à-dire que...Protesta-t-elle maladroitement en se frottant la nuque, hésitante. Ehm...

La volleyeuse se redressa avant qu'elle ne puisse trouver d'excuse adaptée. Elle reporta son regard sur elle, triomphante, et déclipsa son casque adroitement avant de l'enlever. Ses cheveux se dressèrent sur sa tête, chargés d'électricité statique.

- Ah ? Se moqua-t-elle en se penchant vers son amie, un éclat d'amusement faisant pétiller ses iris d'un bleu translucide. Jugerais-tu par les apparences, ma chère Claire ?

La lycéenne recula farouchement pour rétablir son espace vital. Elle ne s'y ferait jamais. Elle se détourna, les oreilles rougies par leur soudain rapprochement (non consenti): Chiara ricanait sous cape derrière elle. Sérieusement...

- Tch.>> Siffla-t-elle entre ses dents, battant en retraite derrière les mèches brunes tombant devant son visage.

Claire reporta son attention sur leur destination pour reprendre contenance. Destination, qui était une sorte de camion restaurant gris métallique fendu sur la longueur en deux pans visiblement amovibles, l'un déplacé vers le bas servant de comptoir tandis que l'autre, relevé vers le haut, d'abri (?). Au final, une ouverture rectangulaire dans la paroi du véhicule laissait apercevoir une cuisine fumante, dans laquelle une personne en tablier noir s'affairait. Un chevalet publicitaire rouge proclamant des udons délicieux en lettres stylisées et inclinées était déplié devant.

Udon.

Elle n'avait jamais vu ce mot. Chiara s'avança de quelques pas légers, avant de tourner sur ses talons pour plonger son regard dans le sien.

<<- Tout le monde a droit à sa chance, non ? Déclama-t-elle de sa voix suave et cristalline, un sourire optimiste chaleureux sur les lèvres. Je te l'offre pour te remercier ! Et puis, c'est aussi sur ma liste. Comme ça, on fait d'une pierre deux coups !

La guitariste cligna des yeux. Quoi.

- Attends, quoi ? S'étrangla-t-elle. C'est sur ta liste ? Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?!

- Ah.~ J'ai oublié ? Chantonna suavement son amie en passant sa main dans ses cheveux pour se recoiffer vaguement, tirant la langue d'un air étourdi exagéré. Oops.~

Le coin des lèvres de Claire se releva en un rictus crispé. Comment ça, oops ? Son sourcil tiqua.

- "Oops" ? Répéta-t-elle en ricanant d'une voix blanche incrédule, tombant des nues. Oops ?

C'était juste LE point le plus important de leur entreprise, et elle, elle l'oubliait ? Un proverbe allemand s’extirpa des tréfonds de sa mémoire: Herr, wirf Hirn von Himmeln !...Dieu, jetez un cerveau depuis le Paradis. Claire fronça les sourcils, fusillant involontairement son interlocutrice de ses yeux smaragdins impatients.

- Kyaa ! S'exclama la jeune fille aux cheveux blancs en joignant les mains théâtralement devant son visage, ses paumes claquant l’une contre l’autre. Claire, ne me tues pas ! Vraiment, j'allais te le dire !

Heh.

- Tu ne t'excuses jamais ? Souffla lourdement l'interpellée, exténuée.

- Nope. Quand je suis désolée, je me rattrape avec mes actions. Les paroles ne restent pas: je pense qu'elles servent surtout à déculpabiliser la personne en tort. Les paroles ne réparent rien, ou alors qu'en apparence. Je ne m'excuse que dans les cas désespérés, où il m'est impossible de faire quoi que ce soit.

- Ah.

La musicienne marqua un temps d'arrêt. Elle coula un regard en coin à son amie, désemparée. Cette dernière avait revêtu cet expression grave et sérieuse qu'elle arborait quelques fois, lorsqu'elle disait des choses qu'elle ne pouvait intégrer entièrement. Songeuse, un peu distante, qui lui rappelait qu'elle ne connaissait d'elle que ce qu'elle voulait bien lui révéler.

- Euh. Articula-t-elle gauchement, déstabilisée. J'imagine...Que ça se...Tient... ?

- Pff.

La guitariste observa son amie, de plus en plus confuse. Chiara pouffait à présent. Pas très discrètement, malgré son effort évident pour dissimuler son sourire de son poing, qu’elle avait porté à ses lèvres.

- N'empêche...Pfuaha...Tu aurais vu ta tête...Dégoisa-t-elle d'une voix serrée et saccadée, avant d'éclater de rire. Pfuahaha !>>

...Oder Steine, Hauptsache er trifft. Ou des pierres, tant que Vous touchez.

Claire soupira profondément.

 

 

Claire était assise sur le bord du trottoir, les genoux repliés contre la poitrine. Chiara était partie (seule) commander au camion. Elle se rattrapait avec ses actions (?). Quoiqu’il en soit, elle avait refusé qu’elle l’accompagne: et elle n’avait pas insisté, car elle ne voulait pas l’accompagner.

Elle s’était ainsi retrouvée avec l’importante (pas vraiment) mission de veiller sur leurs maigres possessions, consistant en un vélo grincheux, un tambourin du siècle précédent et deux sacs de cours. Ce qu’elle ferait, bien sûr, au péril de sa vie. Elle était une chevalière, adoubée par la Reine Chiara de l’empire du Soleil. Splendide combattante, intimidée par un restaurant ambulant.

Elle coula un regard vers ce dernier.

Chiara était en grande discussion avec le cuisinier.

La musicienne admirait sa capacité de socialisation. Elle était vraiment incroyable...Elle parvenait toujours à trouver les mots justes, quand elle à côté s’empêtrait dans la moindre virgule.

Elle se demandait de quoi ils pouvaient bien parler, tous les deux, pour avoir l’air aussi passionnés.

Elle se crispa lorsque la jeune fille pointa le doigt vers elle soudainement. Claire détourna vivement le regard en se redressant pour corriger sa posture, faisant mine d’observer le paysage par réflexe. Ce qui était peu crédible, sur une aire de stationnement. L’espace le plus notable était une parcelle d’herbe trouant le goudron quelques mètres plus loin, serrée étroitement dans le rectangle la retenant captive. Vert, noir, noir. Elles n’aimaient pas ces couleurs.

Elle perçut des éclats de rires. La guitariste remonta le col de sa veste, dans une vaine tentative pour se faire disparaître, les oreilles écarlates de honte: ce qui ne fonctionna pas, malheureusement. Elle était une chevalière, pas une magicienne. Enfin. Pour ce qu’elle faisait sur le moment, elle pourrait tout aussi bien être un poteau. Un arbre.

Un rectangle de gazon inutile. Cette pensée la mettait mal à l’aise. Soudainement, elle se sentait oppressée dans son corps également.

Elle détestait quand son squelette faisait ça.

Lorsqu’il se manifestait à elle, lui rappelait qu’il était captif de sa chaire et de sa peau.

Après une attente qui lui sembla durer des années, des pas légers firent crisser les graviers dans son dos. Elle reconnaissait le son de cette démarche. La tension raidissant ses membres se relâcha inconsciemment. Quand même.

<<- C'est dangereux de s'assoir là.>>

Claire releva la tête. Elle observa Chiara s’assoir souplement à ses côtés, ponctuant son mouvement d’un hop gai formulé du bout des lèvres.

Le monde se relâcha. Comme, expirant finalement après avoir retenu trop longtemps son souffle. C’était étrange de dire que le monde se voyait soulagé de la présence d’un seul être humain, dans les milliards qui le peuplaient. C’était l’effet que Chiara avait, pourtant. Ou du moins, sur sa perception personnelle.

<<- Déjà là, toi ?

- Je t’ai manquée ? Répliqua son interlocutrice, rayonnante.

- Pff.

Oui.

La lycéenne reporta son attention sur les verres en carton que son amie tenait dans ses mains. De la fumée odorante s’en dégageait, sinuant dans l’air en volutes inégaux. Les doigts de la volleyeuse ne pouvaient en faire le tour. Ils étaient approximativement un peu moins grands que la taille d’un avant-bras, si on allait du poignet jusqu’au coude.

- Et donc, c’est quoi ?>> S’enquit-elle en se penchant quelque peu en avant pour tenter d’apercevoir leur contenu, ses mèches brunes inégales se balançant contre sa mâchoire.

Raté. Les bords étaient trop hauts.

Pour toute réponse, son amie lui adressa l’un de ces sourires énigmatiques qu’elle affectionnait tant en lui tendant un récipient.

Claire hésita. Elle le saisit délicatement, enveloppant les mains de Chiara des siennes pour s’assurer de ne rien renverser.

<<- Ah, c'est chaud !

- Oui. Tu ne vois pas la fumée ? Gloussa sa camarade, amusée.

Son interlocutrice esquissa un rictus, le coin de ses lèvres se relevant imperceptiblement. Si: c’était la première chose qu’elle avait vue, même. La chaleur du liquide transperçait l’épaisseur du carton, réchauffant ses paumes. Elle se sentait bête. Elle n’aimait pas ça.

- Tu aurais pu me prévenir. Rouspéta-t-elle avec mauvaise foi, gênée, alors qu’elle calait le bol entre ses cuisses.

Chiara se contenta de secouer la tête.

- Tiens. Dit-elle plutôt en lui passant un sachet de papier rouge. Tu vas en avoir besoin.

- Merci...?

La guitariste le réceptionna faute de mieux. Elle le déchira, pour en sortir deux bâtons collés ensemble. Ou du moins, apparemment.

La jeune fille contempla la chose, impassible, avant de relever la tête vers Chiara.

<<- Tu te moques de moi..? Hésita-t-elle avec un air indécis, le bâton coincé entre son pouce et son index.

La volleyeuse éclata de rire. Claire resta perplexe.

- Mais non, enfin !>> S'exclama-t-elle, hilare.

Elle posa son plat à côté d’elle sur le goudron pour saisir son propre sachet, qu’elle déchira pour en extirper le bout de bois.

<<- Observe. Lui intima-t-elle prosaïquement en saisissant le "bout de bois".

Elle le craqua en deux, révélant deux baguettes.

- Ah.

Claire enfouit son visage dans ses mains, ses cheveux coulant sur ses poignets. Gosh. Elle devait vraiment être épuisée, au point que le fichier ‘’comment se comporter en société’’ avait été effacé de sa base de traitement cérébrale. Elle ne faisait que se ridiculiser depuis le début de la journée.

Chiara lui tapota le dos doucement.

- Allez, allez. Ça va aller. Je sais le faire car j'ai regardé beaucoup d'anime, c'est tout. La rassura gentiment son amie, ne souhaitant pas l'enfoncer plus.

La musicienne renifla.

- Tu regardes des anime, toi ?

- Oui.

- D’accord.>>

Elle n’en avait pas le profil. Mais, encore une fois, elle jugeait aux apparences : elle devrait sérieusement arrêter. Juger par les apparences était un moyen de défense stupide, pour se préserver d’un monde qu’elle ne voulait plus voir.

Claire reporta son attention sur le récipient fumant entre ses cuisses, l’observant pour se changer les idées. Elle fronça involontairement les sourcils quelque peu.

C'était...Des pâtes, avec des tranches de champignons flottant dans un liquide brunâtre. Elle apercevait aussi des choses (?) oranges, jaunes et vertes, qu’elle identifia comme des bouts de légume.

Mais ce qui perturbait le plus la guitariste, c'était l'œuf naviguant au milieu de tout cela comme un navire égaré.

<<- Tu sais, ça va refroidir, si tu continues de le fixer comme ça…>> Énonça la volleyeuse, amusée.

Pour donner l'exemple, elle attrapa un bout de légume habilement de ses baguettes, et le goba. Son visage s’illumina de nouveau. Étrange.

La musicienne s’essaya au repêchage d’un champignon, mais ses baguettes ne cessaient de glisser entre ses doigts. Elle ignorait si elle mettait trop de pression, ou pas assez : quoiqu’il en soit, elle échoua d’autant plus lamentablement que la lycéenne aux cheveux blancs à ses côtés excellait dans ce domaine.

Dépitée, elle finit par les tenir dans son poing comme une fourchette et touilla dans le tas, s’efforçant d’enrouler les pâtes en une masse compacte (?) pour les saisir. Ce qui fonctionna, plus ou moins. Au point où elle en était, un ‘’moins’’ lui suffisait.

Un pff étouffé en une toux sèche résonnèrent du côté de Chiara, qui avait du mal à retenir ses pouffements. Sadique. Elle resta néanmoins focalisée sur la tâche, son succès trop précaire pour qu’elle ne puisse se permettre de se déconcentrer. Son repas en dépendait, après tout.

Claire entreprit de manger avec la grâce et l’élégance d’une tortue serpentine.

<<- Ce que tu ne me fais pas faire...>> Soupira-t-elle en grimaçant, abandonnant cette technique également.

Finalement, elle porta simplement son bol à sa bouche pour boire le bouillon. Ça, elle maîtrisait.

Chaque chose en son temps.

<<- J’ai une idée !

La jeune fille aux cheveux blancs attrapa des pâtes de ses baguettes et les égoutta soigneusement. Elle se tourna vers elle, espiègle. La musicienne lui retourna une moue méfiante. Elle n’aimait pas trop quand elle avait des idées.

- Fais ‘’aaaaaah’’…

- Non.

- Bouh, tu n’es pas drôle.

- Pff.>>

Un fantôme de sourire passa sur les lèvres de la guitariste, alors que celle-ci s’éclaircissait la voix pour contenir son pouffement. Pendant quelque secondes, elle pensa relever une déception sincère dans la voix de son interlocutrice; laquelle fût toutefois si vite remplacée par son ton théâtralement accablé qu’elle l’avait sans doute imaginé.

- Uno reverse card.

- Non, ça ne fonctionne pas, ça. Je rêve, ou tu te moques de moi ?>>

■ "Manger à l’échoppe de nouilles."

 

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Caribou
Posté le 23/05/2024
Bonjour,
J'ai adoré la scène de la rivière, j'ai bien aimé découvrir la liste de Chiara, et c'est super de voir Claire et Chiara se rapprocher grâce à celle-ci.
Malgré tout, j'ai trouvé le début un peu lent... La fin du chapitre est un peu plus dynamique, notamment grâce à la liste.
Par ailleurs, j'ai hâte d'en découvrir plus sur la relation que Claire entretient avec sa mère.
En tout cas, j'ai hâte de lire la suite !
Milo.rd
Posté le 09/11/2024
Merci !
C'est noté pour le rythme, je ne m'en étais pas rendue compte. J'en prendrai compte pour la réécriture.
Merci de suivre l'histoire, et merci aussi pour les commentaires et leur pertinence :)
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