Chapitre 5: Le centre d’un monde.
ˢᵘᵖᵉʳᶰᵒᵛᵃ
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<<Je suis un peu nerveuse…>> avoua Chiara.
Claire était en train de sortir sa guitare de son étui, assise en tailleur sur le bord de la fontaine. Sa camarade, elle, était debout sur ses deux jambes, crispée. La brune passa la sangle de sa guitare autour de son cou d’un geste que l’expérience avait rendu mécanique, avant de reporter son attention sur elle.
<<Pourquoi ?>> questionna-t-elle, en dépit du fait qu’elle connaissait déjà la réponse.
En réalité, elle-aussi. Elle avait déjà joué devant un public, bien sûr; par exemple, lors des concerts de fin d’année (chaque année, Félix y inscrivait autoritairement leur trio), des compétitions inter-établissements qu’ils n’avaient jamais remportées (Félix…) et autres représentations très divertissantes et tout-à-fait consenties (…).
En revanche, elle n’avait encore jamais joué dans la rue.
Quelques curieux leur lançaient des regards en coin scrutateurs plus ou moins discrets en les dépassant. Deux, trois personnes maximum. Il n’y avait jamais beaucoup de passage sur cette place. Elle était surtout connue pour ses fontaines, qui étaient déjà arrêtées, en prévision de l’hiver. Les températures commençaient à refroidir, graduellement. Pas encore assez toutefois pour décider la musicienne à revêtir le pull qu’elle gardait dorénavant roulé en boule dans le fond de son sac, ou pour décourager Chiara de porter sa jupe longue blanche doublée de mousseline, laquelle bruissait contre ses mollets au moindre souffle de vent. Seules quelques feuilles mortes délaissées venaient chercher refuge contre la mosaïque noire carrelant le fond du bassin vide.
<<Tu sais bien...Jouer devant des inconnus...hésita son interlocutrice en se grattant la joue, incertaine. Je sais que c’est moi qui ai proposé de faire ça, et je ne regrette pas…Mais je me dis que finalement, ce n’est peut-être pas une bonne idée…>>
Un ange passa. Claire acquiesça d’un mm songeur, le regard perdu dans le vide. C’était suffisant pour qu’elle comprenne. Comment définir cela ? La vulnérabilité; le sentiment de se noyer dans le regard des autres, parfois critique et malveillant. Parfois critique et malveillant, seulement pour nous, car interprété de la mauvaise manière. Chaque personne de la foule vous méprise alors. Être seul face au monde, qui n’attend que la moindre erreur pour se précipiter sur nous et nous happer. Claire passa sa main derrière sa nuque en se penchant en arrière. Elle émit de nouveau un mmmm plus appuyé, cherchant ses mots.
<<Tu as juste peur, en fait, asséna-t-elle finalement en plissant les yeux. Chiara.>>
Ce n’était définitivement pas ce qu’elle voulait dire.
L’interpellée se renfrogna, et lâcha dans le même temps un semblant de gasp dramatique. Son expression tomba en une moue exagérément peinée, la main sur le cœur.
<<Quoi ?! Pas du tout ! s’offusqua-t-elle. Je ne te pensais pas aussi sournoise, Claire. Je suis…Vraiment dévastée par la découverte de ton double-visage…!
Claire fixa son interlocutrice, désabusée. Le coin de ses lèvres tiqua imperceptiblement. Pitié.
— D’accord, accepta-t-elle néanmoins placidement. Partons, dans ce cas. C’est contre-productif de te forcer. On essaiera un autre jour…
— Non !>>
Claire allait pour se lever lorsque Chiara s’écria; la jeune fille se précipita pour lui barrer la route, les bras écartés comme pour l’empêcher de s’enfuir. La flamme de ses yeux s’étaient ravivées de façon si soudaine qu’ils semblèrent en scintiller le temps d’une seconde; et puis, ses mèches ivoires dérangées par son mouvement brusque retombèrent dessus en un rideau éparse qui en absorba l’éclat.
<<C’est bon, je vais le faire ! assura-t-elle farouchement, résignée. On va le faire ! Si tu tentes de t’enfuir, je te plaque au sol>>, menaça-t-elle encore, les yeux plongés dans les siens alors qu’elle lui attrapait les épaules résolument.
Claire ne s’alarma pas de son élan d’énergie. Elle s’en amusa au contraire, et contre toute-attente esquissa une sorte de sourire en coin dans un énième mm silencieux.
Elle laisserait passer pour cette fois le fait que Chiara ait (encore) annexé son espace vital, se dit-elle en son for intérieur sans l’exprimer. La blanche ne le réalisait même pas, de toute façon.
<<Pourquoi tu appuies autant sur le on ? C’est louche, j’aime pas.
— Tu t’es engagée. On est ensemble dans ce foutoir. Camarade…Chantonna son interlocutrice, sa prise sur ses épaules s’affermissant.
Un large sourire fendit son visage. Son front s’était assombri de détermination; malgré son ton suave, elle était en train de lui dire qu’elle ne la laisserait pas filer. Claire soupira:
—…Tu me fais peur.
— Qui a peur, maintenant, ah ?! Fuaha !>>
Chiara pouffa. Claire la contempla, songeuse. Elle avait l’air plus légère, moins inquiète; c’était elle, qui avait fait ça ? fronça-t-elle les sourcils, perplexe. Visiblement, elle lui avait donné du courage, d’une manière ou d’une autre. Tant mieux; la volleyeuse était plus naturelle lorsqu’elle riait avec son air idiot bienheureux que lorsqu’elle se tourmentait, avec son air idiot appréhensif. Dans tous les cas, elle avait un air idiot. La brune reporta son attention sur la place en se râclant la gorge, embarrassée.
Elle l’avait encore fixée trop longtemps sans s’en rendre compte. Chiara heureusement était trop prise par son activité (voire passe-temps) de se moquer d’elle pour le remarquer.
<<Bref. Enfin. Comme tu veux. Dans tous les cas, ne te fais pas de bile. Aujourd’hui, tu le fais pour toi, pas pour les autres. Comme tu disais pour la case de la rivière…reprit-elle pour rassembler sa concentration à elle, puisqu’elle commençait à dériver. Si c’est la seule fois de ta vie que tu le fais, personne ne s’en souviendra. Autant que tu donnes tout, du coup, ou alors ne le fais pas du tout.>>
Claire vérifia les cordes de sa guitare. La, mi, et le silence s’étendait. Elle releva la tête. Chiara la dévisageait, insondable; la guitariste paniqua. Qu’est-ce qu’elle avait dit ?! sua-t-elle, en même temps qu’elle s’empressait de s’expliquer pour chasser tout malentendu:
<<Enfin ! Non ! Je ne te dis pas de ne pas le faire, hein ! Pas du tout. Ah, mais je ne te mets pas la pression non plus ! Tu fais bien comme tu veux ! Fais ce que tu peux…Enfin ! Pas en ce sens où tu ne peux pas faire plus, évidemment, car tu es très capable de, de faire très bien, mais en ce sens où…
— Est-ce que tu m’encourages, là ? l’interrompit Chiara, un fantôme de sourire sur le visage.
— Bah…Ou…Ouais. J’essayais. Euh…Désolée.
— Pourquoi tu t’excuses ? C’était juste pour être sûre. Merci. C’est mignon.
— Ce n’est pas…?!
— Il doit certainement exister un juste milieu entre toi qui t’excuses tout le temps, et moi qui ne m’excuse jamais, continua de dégoiser gaiement son amie sans lui laisser en placer une. Je me demande ce que c’est, maintenant.
—…Je pars, s’exaspéra Claire, lasse.
— Non, s’il te plaît ! C’est bon, j’y vais.>>
La musicienne lui renvoya une moue circonspecte et une œillade oblique. Chiara paraissait toutefois avoir compris le message, car elle entreprit de sortir son instrument de son carton. Elle laissa ce dernier à ses pieds et se redressa. Claire regarda, pour voir ce qu’elle allait faire; la lycéenne était si bien lancée qu’elle n’osait pas l’interrompre, mais, elle n’allait tout de même pas se lancer alors qu’elles n’avaient même pas déterminé quoi jouer ? Est-ce que Claire était supposée la suivre ? Dans tous les cas, Chiara inspira pour rassembler son courage. Les grelots de l’instrument murmurèrent.
Elle leva timidement son tambourin, le torse bombé…
Et se dégonfla. Chiara se laissa choir assise sur le bord de la fontaine, raide de la tête aux pieds, son instrument sagement posé sur ses genoux; elle agit comme si rien ne s’était jamais passé, dans le déni le plus absolu de sa tentative précédente. Son sourire était tendu.
<<Ahah-ah…Riota-t-elle d’une voix blanche, le regard dans le vague. Tu ne veux pas…En faire une toute seule pour commencer…?
— Attends, quoi.
— Fais-le, toi, répéta son accompagnatrice du même ton assertif, premier degré.
— Pardon ?!>> S'exclama Claire, qui tombait des nues face au culot de la blanche.
Chiara passa ses bras autour d’elle sans prévenir. Les cordes de la guitare sonnèrent en notes dissonantes, tirées par le frottement soudain contre sa peau. Chiara pressa sa joue contre le sommet de sa tête, et s’y frotta dans un essai désespéré de la prendre par les sentiments pour la décider; elle l’étrangla presque, tant sa prise sur elle était forte.
<<S’il te plaît, s’il te plaît, s'il te plaît ! martela-t-elle d'une voix suppliante. Claire ! Je ne suis qu’une demoiselle dé-sem-pa-rée !>> insista-t-elle, le menton levé vers elle pour lui montrer ses yeux de chien battu.
Le ciel de ses iris n’était pas plus loin que le bout de son nez; elle ne voyait plus que lui. Chiara ne semblait pas être consciente de la proximité entre elles; Claire, si, douloureusement. Elle était quasiment obligée de loucher pour voir son visage—qu’elle ne voulait pas voir, de toute façon, se braqua-t-elle en son for intérieur, figée. La brune retint sa respiration.
<<Je vois ça...>> maugréa-t-elle, la bouche sèche.
La guitariste repoussa le visage de Chiara d’une main tout en esquivant obstinément ses yeux, entièrement impassible. Sa façade n’était aussi impénétrable que parce que c’était, en dessous, un charivari le plus chaotique. Sa voix interne criait en elle depuis quelques minutes. Si elle devait résumer ce qu’elle disait, cela rendrait quelque chose comme: aaaah ?! Claire ferma les yeux, en intense concentration pour ne rien laisser paraître. Son cœur battait dans sa gorge. C’était l’apocalypse, dans le capharnaüm de son crâne.
<<Cha veut dire ouich ? hasarda son interlocutrice, sa joue pressée contre sa paume.
— Ça veut dire non, articula la brune, consternée.
Aaah…persistait la voix, qui continuait de hurler; mais c’était désormais plus un fond sonore gênant, comme un acouphène, qu’une expression de ses états d’âme. En voyant que son stratagème ne fonctionnait (cette fois) pas, Chiara plissa les yeux et changea de stratégie. Elle se détacha (enfin) d’elle.
La musicienne respira (enfin). Elle n’eut cependant qu’un unique souffle de répit avant que son interlocutrice ne reprenne ses assauts:
<<J’ai payé ton repas, argua-t-elle en la pointant du doigt, accusatrice.
— Je te ramène tous les soirs.
— J’ai nettoyé ton bazar quand tu as renversé la farine dans le magasin.
— Je t’ai suivie dans une rivière.
— Je t’ai donnée des bonbons.
— J’ai partagé.
— Je te donnerai du jus de fraise…?>>
Un ange passa; un nouveau. Peut-être le paradis organisait-il une sortie scolaire.
<<Est-ce que tu es en train d’essayer de m’acheter avec du jus de fraise…?>> répéta Claire, dubitative, pour s’assurer d’avoir bien entendu.
Chiara piqua un fard, mais conserva son sérieux, déterminée. Elle n’en démordait pas.
Claire souffla par le nez pour ne pas soupirer. Sérieux ? fronça-t-elle les sourcils, sérieux, Chiara les fronça en retour. La brune se mordit la joue, puis l’autre, pensive, et enfin soupira, de ce soupir qu’elle avait retenu, ce qui ne le rendit que plus profond encore. Elle se rendait, signifiait-il. Chiara commençait à bien connaître ce soupir-là; elle comprit qu’elle avait gagné, et s’en réjouit; mais intérieurement seulement. Ses yeux s’éclairèrent; elle prit sur elle, cependant, pour attendre pour célébrer que la principale concernée confirme vocalement qu’elle acceptait. Chiara rongea son frein, vibrante de fébrilité.
<<Tu sais quoi ? Ok. Arrête juste de faire cette tête, c’est bizarre, abdiqua de fait la brune en emmêlant ses doigts dans ses cheveux, exténuée par l’échange. Mon Dieu, ce que tu ne me fais pas faire…>>
Sa camarade ne retint plus son sourire, qui s’épanouit et s’élargit, rayonnant, tandis qu’elle s’exclamait de joie. Elle était si exaltée qu’elle ne tenait plus en place. Chiara leva ses doigts dans sa direction comme des pistolets, ravie; elle fit mine de tirer sur elle, un œil fermé pour viser.
<<You got this ! frétilla-t-elle. Montre-leur !>>
Claire lui décocha du coin de l’œil un regard torve appuyé. Quel culot. Au lieu de s’irriter, la jeune fille soupira pour relâcher la pression. Ses épaules tombèrent; elle se les massa d’une main pour les détendre, comme elle tirait, dures comme du bois, sur les muscles de sa nuque. C’est bientôt fini, se murmura-t-elle pour se donner du courage (et râler, par principe). Elle n’alla pas plus loin; Chiara près d’elle rendait cela compliqué d’être aigri. Sa mauvaise humeur, au contraire, fondait comme neige au soleil de sa bonne humeur.
Après ça, une case de plus; une case de moins.
Claire inspira profondément pour faire abstraction de son environnement (mais tout particulièrement, de la personne montée sur ressort qui se dandinait de façon agaçante). Contre toute-attente, elle y parvint. Seulement alors gratta-t-elle les cordes de sa guitare pour débuter un morceau, dont les notes mélodieuses s’enchaînèrent et vibrèrent dans l’air.
Pendant que la brune se plongeait dans sa bulle, Chiara sondait les alentours et cherchait les regards des passants qui les dépassaient, lesquels pour la plupart ne leur lançaient que de brefs coups d’œil sans arrêter leur cheminement. Sa mine curieusement éblouissante de fierté attirait plus l’attention que la prestation de la musicienne en elle-même, laquelle ignorait d’ailleurs l’énergie débordante de sa camarade, inatteignable, quoiqu’elle la sente lui réchauffer le flanc. Elle était solaire; rien de nouveau.
Chiara profita de la concentration de la guitariste pour observer ses traits de plus près, comme elle ne risquait cette fois pas que celle-ci se détourne dans une moue circonspecte, comme lorsque le contact visuel entre elles avaient le malheur de s’allonger. Habituellement, ils étaient toujours tirés.
Elle remarqua que Claire avait un grain de beauté sur la paupière; plusieurs en fait, qui descendaient jusque dans son cou. Comme pour trouver des constellations la nuit, il fallait scruter sa peau soigneusement pour les apercevoir. Le bleu de Chiara s’attarda dans le cou de la guitariste. Les notes de musique s’allégèrent. Elle ne se rendit compte que lorsque cette dernière lui lança, au vol, un regard, qu’elle la fixait d’un air inquiétant. La blanche papillonna des yeux et les détourna prestement, gênée. Elle les fixa sur le nouveau passant. Les arpèges reprirent.
Le nouveau passant était une passante, une vieille dame qui s’arrêta devant elles. Chiara lui adressa un large sourire, qui fit effet; la vieille dame lui rendit, et puis fouilla dans son sac. La jeune fille retint son souffle en la voyant sortir une pièce brillante; elle s’illumina en la voyant tomber dans l’étui que Claire avait laissé ouvert par terre, sans penser que ce genre de choses se produiraient. Elle l’y avait laissé par nonchalance, et voilà qu’on leur donnait des pièces. L’engouement de la blanche alla croissant, et ce n’est qu’en prenant sur elle qu’elle n’arrêta pas son amie pour célébrer avec elle, compte tenu que celle-ci était en train de jouer, à sa demande. Heureusement Claire termina peu après. Chiara alla aussitôt récupérer la pièce, sa jupe chuintante des volants qui s’animaient.
<<Claire, regarde ! piailla-t-elle en lui montrant la pièce, qu’elle avait saisie avec deux doigts.
L’interpellée eut un sourire en coin railleur. La réaction de sa camarade était si décalée avec le résultat véritable qu’elle ne pouvait s’en empêcher; elle joua néanmoins le jeu, pour lui faire plaisir.
— Oh, wow. Une pièce.
Elle n’avait pas pu empêcher son sarcasme. Chiara roula des yeux.
— Ce n’est pas qu’une pièce, corrigea-t-elle très sérieusement, les sourcils froncés. Ça représente le sourire d'une vieille dame.
—…C’est…Illogique.
— Non, c’est poétique.
—…C’est pareil…? S’intrigua la brune.
— Quoiqu’il en soit, celui-ci est pour moi !>>
Chiara referma son poing sur le rond de métal et l’enfouit dans sa poche. Claire la laissa faire, peu passionnée par la discussion; clairement, elle n’allait pas se battre. Elle haussa les épaules en tirant distraitement sur les cordes de sa guitare.
<<De sourire ? Comme tu veux…accepta-t-elle d’un ton égal. J’ai déjà le tien, ça me suffit.>>
Chiara suspendit ses mouvements, prise de court. Oh. La lycéenne dévisagea son interlocutrice intensément, ses lèvres entrouvertes de sa phrase précédente. Ses joues pâles changèrent de couleur. Elle s’était figée d’un coup.
<<Un problème ?>> interrogea Claire, étonnée.
Chiara tressaillit. Elle secoua la tête pour la détromper, un rire serré s’échappant du fond de sa gorge.
<<Fuaha…Non, non, pas le moindre, non. Bref !>>
Elle tourna sur ses talons sans lui laisser le temps de réagir et se posta devant l’étui de guitare. Son tambourin tinta lorsqu’elle raffermit sa prise dessus et le leva, comme pour marquer le fin de la conversation. Ses oreilles avaient rosies.
<<Récoltons pleins de sourires !>>, elle le brandit. Chiara s’exclama, bien trop fort pour être crédible.
Seul son dos était visible pour la guitariste derrière elle. Cette dernière sourit: elle était marrante.
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<<Alors, combien ?
— Ce n’est pas ça l’important. L’important, c’est les sourires qu’on a récoltés !>> chantonna Chiara avec conviction.
Elle était en train de trier les pièces qu’elles avaient récoltées dans sa paume et d’en faire le compte. Elle fredonnait pour elle-même, tout sourire. Sa bonne humeur était communicative.
<<Combien.>> Répéta son amie, blasée.
Sa guitare était déjà rangée dans son étui, lui-même sanglé dans son dos. Le soleil avait commencé sa descente dans le ciel, et ce faisant embrasait les alentours de sa lumière rougeoyante. Des ombres flamboyantes qui leur ressemblaient vaguement s’allongeaient sous leurs pieds. Ces dernières finirent par se rejoindre; leur physionomie se confondirent.
<<…Soixante-quinze centimes.
— Ahaha ! …Ah…Keuh, keuh.>>
Claire rigola, mais se rattrapa; elle se détourna et simula une fausse quinte de toux pour ne pas vexer Chiara. Peine perdue:
<<Arrête de rire ! s’indigna cette dernière en la frappant de son tambourin, rouge de honte. Tu trouves ça drôle ?! C’est très bien, soixante-quinze centimes !
Tidling—ling.
La brune se protégea de ses bras.
— Aïe ! protesta-t-elle, hilare. D’accord, j’arrête, désolée !
Elle ne pouvait pourtant pas s’empêcher de s’esclaffer. Plus elle riait, et plus son interlocutrice changeait de couleur. C’est donc pivoine que celle-ci leva de nouveau son tambourin:
— Espèce de malotrue ! Tu n’es pas du tout désolée !
— Non, c’est vrai.>>
Tdlingling—lingling.
<<Aïe !>>
■ "Donner un concert de rue".
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Claire s'affala sur son pupitre.
<<Ouhla…Qu’est-ce qu’il t’arrive ? questionna Cassiopée, qui arrêta ses activités pour porter un regard consterné vers sa voisine.
— Je suis exténuée.
— Comment c'est possible ?>>
Elle s’était arrêtée pour se concentrer sur Claire, qu’elle dévisageait désormais du même air inquisiteur et pensif qu’elle prenait toujours lorsqu’elle examinait un problème qui requérait une certaine réflexion. Son ton de voix avait sonnée sincèrement perplexe. La jeune fille ne comprenait pas comment Claire ne pouvait pas être exténuée, d’après ses mots: elle ne travaillait pas, ne faisait pas grand-chose en fait, et ne se donnait que le peine de venir en cours, lorsqu’elle venait. Elle savait qu’elle n’était pas non plus la plus assidue au cours de son option sport. Alors ? interrogeait le fond de ses prunelles rivées elle. Elle ne prenait pas de pincettes car la question lui paraissait légitime. Claire ne pouvait pas lui en vouloir: elle l’était.
La brune enfouit malgré tout son visage dans ses bras croisés sur son pupitre. Son corps s’y écroula par degré: d’abord sa tête bascula sur sa poitrine, ce qui entraîna ses épaules qui se voutèrent, lesquelles elles-mêmes déroulèrent sa colonne vertébrale lorsque sa langueur s’y coula tout du long jusque dans le bas de son dos. La gravité tira sur elle; la guitariste se laissa aller, et ploya jusque dans son étreinte.
Claire voulait aussi se cacher du regard scrutateur de Cassiopée. Elle le sentait se presser dans sa nuque.
Ça l’oppressait. Ce serait plus simple, se justifia la brune pour elle-même, car une partie d’elle l’admonestait de se permettre d’ignorer la malgache aussi éhontément, ce serait plus simple si elle pouvait s’ouvrir la tête au scalpel et lui montrer directement l’état de pré-décomposition de son cerveau et ce qui en résultait, ce qui éclosait de cette souillure; or elle ne le pouvait pas, et pire, elle ne choisissait même pas celles qui se glissaient dans les traits de son visage.
Elle se cachait, car Cassiopée avait cette désagréable habitude de lire en elle comme dans un livre ouvert; et tout particulièrement, dans les moments où elle ne voulait pas qu’elle le fasse.
Nul besoin de lui faciliter la tâche, donc.
<<Hé. J’ai fait beaucoup de choses, cette semaine, se défendit-t-elle d’une voix monotone étouffée par sa position.
— Comme ?>> s’intrigua son amie.
Claire leva quelque peu la tête pour lui lancer un coup d’œil.
Ce serait plus simple de communiquer, certes.
Or, tous ses mots étaient lourds, imprononçables, ils écrasaient sa langue plutôt que d’y rouler. Ses phrases, elle sonnaient faux dans l’air, et beaucoup trop longues: elle avait toujours l’impression de les vomir. La plupart du temps, elle n’avait même pas l’énergie de les commencer. Tout ce qu’elle créait n’était que des inanité, des écholalies lexicales qui ne lui appartenaient pas, et se dénaturaient une fois qu’elles s’arrachaient d’elle. Ses mots en étaient toujours d’autres. En concurrence contre le volume sonore de la salle de classe, qui bruissait en continu et la dépassait de plusieurs octaves, elle ne faisait pas le poids. Elle pourrait parler, elle pouvait, oui. Mais, elle devrait forcer sur sa voix pour se faire entendre, articuler, prendre le temps de se battre avec chaque mots au corps à corps, les réfléchir, les organiser, s’efforcer de maîtriser une langue qu’elle parlait pourtant couramment; et les étapes, les étapes se démultipliaient sous son front, les étapes pour s’exprimer, elles devenaient une myriade et terminaient de la décourager.
Elles rendaient une chose simple si compliquée. Elles rendaient une chose simple si éprouvante. Et finalement…
Parler lui paraissait être une épreuve insurmontable.
<<…Je ne sais même pas par où commencer...>> soupira-t-elle dans un souffle de voix en renfonçant sa tête dans le creux de son coude, sa tignasse brune s’éparpillant sur le bureau.
Cassiopée patienta silencieusement tandis que Claire se murait dans son silence.
Après un temps sans mouvement de la part de la brune, elle reporta son attention sur son pupitre et attrapa l’un de ses crayons.
Elle le posa sur le bois dans un tap discret. Cassiopée attendit que Claire rassemble ses esprits en s’essayant à le faire tenir verticalement: et réussit sans grand mal. Engaillardie par son succès, la jeune fille entreprit de répéter la même chose avec le reste du contenu de sa trousse, puis la trousse elle-même, pour passer l’heure.
<<Qu’est-ce que…>> commença la brune lorsqu’elle se redressa, seulement pour tomber nez à nez avec un bataillon de papèterie dressée de façon plus ou moins rectiligne sur le pupitre de son amie.
La commissure de ses lèvres tiqua et se renversa, rictus dubitatif. Claire cligna des yeux, comme pour s’assurer qu’elle n’inventait rien. Elle n’inventait rien.
<<Silence.>>
La malgache la coupa sans la regarder, occupée par l’appréciation de son œuvre. Elle la regardait, un éclat de fierté dans ses yeux noirs. Claire se tut. Sa confusion redoubla néanmoins:
<<…Qu…J’ai atterri dans un univers parallèle ?>>
Elle se tourna sur sa chaise pour balayer le reste de la salle de classe du regard; mais rien n’avait changé, sinon que l’heure sur le cadran de l’horloge murale avait avancé.
Claire était la seule pour laquelle l’atmosphère était étrange.
Cassiopée secoua la tête.
<<La seule personne qui est étrange ici, c'est toi, répliqua-t-elle posément, utilisant ses dons surnaturels pour lire son trouble dans son esprit (comme Claire l’avait redouté). On n'a même pas encore repris les cours depuis trois mois, que tu as déjà l’air sur le point de…>>
Elle leva un doigt et se concerta un moment, puis appuya sur un fluo pour lui donner de l’élan et qu’il tombe. Ce dernier bascula sur le suivant, qui chuta sur le suivant, lequel entraîna d’autres crayons, qui en entraînèrent d’autres eux-mêmes. Par effet domino, les soldats se décimèrent.
<<…T’écrouler.>>
Elle désigna sa camarade.
<<Ce n'est pas comme si tu travaillais, pourtant.
—…C'est vrai que je ne fais pas de mon mieux...>> concéda l'interpellée dans un murmure, insondable.
Claire se renferma dans son silence. Elle fixait son bureau sans le voir, un voile sur les yeux. Non, elle ne faisait pas de son mieux; c’était une manière de se rassurer. Si elle voulait, elle pourrait faire mieux…Elle ne faisait que garder ce potentiel en réserve, comme baume, comme onguent.
Ou alors ? Peut-être que non. Peut-être que ça, c’était son mieux, car depuis le temps ce dernier s’était asséché et réduit comme peau de chagrin.
Elle se rappelait d’une époque, où elle avait eu du potentiel. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle lui semblait toute proche; naguère.
Est-ce qu’elle pouvait faire mieux ?
Les formes étaient floues, les couleurs diluées dans sa rétine.
La guitariste ferma les yeux.
Elle était juste fatiguée.
Cassiopée rapprocha son pupitre du sien dans un raclement sourd. Elle rapprocha ensuite sa chaise, dans un autre raclement. La brune la zyeuta par-dessous ses cils.
<<Arrêtons de mystifier. Nous savons toutes deux très bien que ce n’est pas ça, le problème. Alors dis-moi: qu’est-ce qui te cause tellement de soucis ?
— Aw, bae, railla la brune, une sorte de sourire tordue pendu aux lèvres. Tu t’inquiètes pour moi ?
Son menton reposait dans le creux de son coude. Bientôt, sa tête roula sur son bras, où elle la laissa, ses mèches en désordre en travers du front.
— Réponds moi.>>
Cassiopée copia sa posture, ses grands yeux noirs dardés dans les siens. Ses prunelles étaient dilatées, concentré d’espace infini dans le microcosme qu’était son être fini. Ses cheveux glissèrent sur ses épaules, bouclèrent en anneaux sur ses genoux et sur son propre bras replié sous son menton.
Elles n’étaient séparées que par un champs de bataille et ses soldats tombés. À deux crayons l’une de l’autre. Claire sentit sa peine s’alléger. Le vert sec de ses yeux s’adoucit de l’âme de son amie; car c’était avec son âme qu’elle avait l’impression de communier, lorsqu’elles étaient comme elles l’étaient cachées par le regard l’une de l’autre aux autres. Cassiopée ne s’en rendait pas compte, savait-elle. Lorsqu’elles se tenaient si près l’une de l’autre, elle en oubliait la membrane visqueuse entre elles.
La guitariste expira du bout des lèvres.
<<Je dois juste avoir un coup de mou.
— Est-ce que ce coup de mou s'appelle Chiara ?>>
Cassiopée avait affirmé plus qu’elle n’avait interrogé. Une ride de circonspection s’était creusée entre ses sourcils lorsqu’elle les avait arqués malgré elle, soupçonneuse mais prudente de ne pas braquer la brune.
Cette dernière se mordilla la lèvre, et baissa le regard vers ses mains. Mm, lâcha-t-elle…
<<Encore ça…Je pensais que tu n’avais rien contre elle ?
— C’était un euphémisme. Maintenant que j’ai tourné les choses dans ma tête, je ne l’aime pas.
— Chiara n’est pas une mauvaise personne.
— C’est elle qui te mets dans cet état ?
— Non. Non, bien sûr que non.>>
Claire détourna le regard.
<<Ce n’est la faute de personne, sinon de moi-même. Tu sais, je suis un peu défaillante, parfois. Ça me passera.>>
Ce qui n’était pas exactement vrai: ça ne passait jamais, jamais. La défaillance se faisait juste plus effacée, comme un souvenir lointain auquel on ne pense plus sur le moment, mais qui n’est jamais oublié. Comme une marée basse. Elle s’efface, elle recule, mais elle revient toujours, renforcée de l’élan de son parcours.
Parfois, la marée était si forte qu’elle la submergeait. Parfois, elle était juste, là, dans la distance. Là, elle lui léchait les pieds. Là, au niveau de ses chevilles…
Là, avec elle, en elle perpétuellement: cette mer qui alourdissaient ses membres, gonflaient ses muscles, poissaient ses perceptions et l’empêchaient de bouger, sinon les paupières, parfois, souvent. Dans sa chambre, elle fixait alors son plafond, et attendait que les secondes passent, les sentait couler sur elle comme de l’eau sur du tissu imperméable sans l’atteindre, et le monde, bouger autour d’elle, la terre tourner, sans elle, sa vie, s’égrener.
Sa vie, sans elle. Le temps de son enveloppe charnelle ruisselante de sueur salée.
Elle n’en faisait pas partie.
À chaque seconde, elle se sentait de plus en plus mal de ne rien faire; de ne pas bouger, ne pas travailler, dormir, crier même, n’importe; elle en était incapable. Un rien la vidait de ses forces; son hygiène en pâtissait.
Prostrée sur son lit, elle attendait. Elle ne pouvait faire que cela, attendre; une illusion d’action, mais il n’y avait de transitif que le verbe. Son lit était une prison; le domaine de la membrane. Elle y pulsait, elle l’enveloppait, elle se terrait parmi les couvertures. Claire s’y engluait comme un papillon dans une toile luctueuse, s’y retournait, comme l’insecte qui ignorait qu’elle serait son suaire.
Son corps était son tombeau; elle pourrissait sur elle-même, sans même avoir vécu. Elle avait conscience de n’être qu’un cadavre, ce qui la rendait folle; elle était un cadavre dans un corps en vie.
Alors, Claire fixait son plafond; Elle fixait son plafond. Inexorablement, elle se sentait de plus en plus mal, de plus en plus coupable, de plus en plus inutile et de plus en plus morte, malade, malade, malade.
Elle attendait que la marée reflue, et aspirait au ciel.
<<Tu n’es pas défaillante.>>
Claire esquissa un sourire.
<<Non.>>
Elle détestait mentir.
La sonnerie retentit; elles étaient presque seules dans la classe. Personne ne restait, lorsqu’ils avaient cours d’SES, ou alors seulement les plus optimistes et les plus pauvres (qui ne pouvaient pas trouver refuge dans la cafétéria). Le professeur en charge n’était venu que quelques fois; l’expérience ne lui avait visiblement pas plu, car il était depuis porté disparu. La jeune fille ne savait pas dans quelle catégorie Cassiopée et elles se trouvaient.
<<On y va ?>>
Cette dernière s’était levée, son sac en bandoulière passée autour d’elle. Ce jour-là, c’était un sweatshirt My Chemical Romance froissé par le sèche-linge qui lui tombait sur les cuisses.
Cassiopée ne laissait jamais ses affaires seules; elle aimait avoir le contrôle et les surveiller elle-même. Claire au contraire, ne pouvait pas moins s’en soucier; son sac était grand ouvert et laissé en plan au pied de son pupitre. Il n’était de toute manière rempli que de son carnet de liaison, de deux cahiers et de sa carte de bus vide. Que ce soit pour les uns comme pour l’autre, qu’on les vole l’arrangerait presque. La jeune fille laissa donc tout en plan lorsqu’elle se leva.
<<Oui.>>
✦
Un attroupement de lycéens se pressant et se bousculant dans le couloir empêchait Claire et Cassiopée de sortir de leur salle. Cette dernière tira la brune en arrière par le col pour la ramener sur le pas de la porte, et éviter que cette dernière ne se fasse emporter par la marée humaine; ce qui avait manqué de se produire, du fait de son manque d’attention. La guitariste revint sur terre dans un wow étranglé. Elle cligna des yeux.
<<Hé ? s’étonna-t-elle. Le prof est venu ?
— Tout ça pour lui ? Jamais de la vie>>, réfuta Cassiopée.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir quelque chose par-dessus les têtes de leurs camarades. Pendant ce temps, la brune examinait ces derniers; elle remarqua qu’il y avait parmi eux une grande majorité de lycéennes de niveaux inférieurs, du moins, de ce qu’elle pouvait voir. Pourtant, ce n’était pas leur aile.
<<C’est bizarre…Il n’y a personne dans couloirs lors de cette pause, d’habitude.
— Les couloirs de ce bâtiment ne sont pas si larges que ça, ils sont vite remplis, raisonna Cassiopée. On dirait que ça part de là-bas. Allons voir !>>
La malgache s’enflamma de sa curiosité, gourmande de mystères. Mue par son appétit, elle s’engagea dans la foule sans que la brune ne puisse répondre autre chose qu’une exclamation avortée.
<<Cass… !>>
Mais Cassiopée se frayait déjà un passage dans la foule avec force coups de coudes et pas chassés, motivée par l’énigme qu’était ce regroupement inattendu, duquel elle voulait l’explication. Cette première l’engloutit; elle l’avala même tout rond.
<<-…Ie…Ah>>, termina la musicienne dans un soupir.
Elle passa une main derrière sa tête pour se gratter la nuque, indécise. Elle était seule maintenant…Claire resta fichée sur ses deux jambes. Elle attendit comme cela une minute, puis deux; et puis, rendue nerveuse par son statisme, elle se balança sur ses talons pour se donner une contenance, rattrapée par son éternel mouvement de balancier plus fort qu’elle.
La jeune fille se mordit l’intérieur de la joie.
Elle se sentait bête, de faire le pied de grue dans l’embrasure de la porte de la sorte.
Enfin, se rassura-t-elle avec une œillade pour l’état de frénésie actuel du couloir qui ne suffit pas pour l’englober, ce n’était pas comme si quelqu’un lui prêtait vraiment attention.
La foule bouillonnait en une masse seule, un corps individuel. Sur le pas de la porte comme sur le pas d’un autre monde, Claire ne pouvait aller plus loin que le seuil. Elle ne faisait pas partie de ce corps. Lorsqu’elle le voyait, comme ça, elle se rendait compte qu’elle en était détachée. Elle en était séparée par une sorte de voile invisible, qui chutait juste devant ses pieds; il n’existait que pour elle, bien sûr. C’était la membrane.
Elle était solide, ces derniers temps; elle en devenait presque translucide, plutôt que transparente. Ça effrayait Claire, mais elle l’ignorait de toutes ses forces. Tant que les couleurs passaient. Tant que les couleurs.
Claire reporta son attention sur les gens pour rester en surface; la foule (laquelle d’ailleurs, avait l’air déjà moins dense).
Elle n’était pas sûre que son amie puisse s’extirper de cet être métonymique. Dans quoi Cassiopée était-elle allée se fourrer ? Ah, Cassiopée…s’atterra la brune. Devrait-elle aller la chercher ? Son expiration se transforma en un souffle, et son souffle en euh maussade alors qu’elle scrutait l’amas de personnes qui se bousculaient sans pitié pour passer; cette violence l’intimida.
En cas d’extrême recours…
Quelqu’un tapota son épaule. Claire tressaillit, tirée brusquement de ses pensés.
<<Put…! allait-elle pour jurer par réflexe entre ses dents, effarouchée, lorsqu’une voix l’interrompit.
— Salut !>>
Son juron se coinça en travers de sa gorge, en compagnie de son corps qui était monté s’y lover. Elle tourna la tête; et bien sûr, tomba sur nulle autre que Chiara (grinça-t-elle, la mâchoire encore serrée de son sursaut), laquelle agitait sa main, son sourire espiègle de signature aux lèvres. Claire la dévisagea avec de grands yeux arrondis. Inconsciemment, elle s’était mise sur ses gardes; concrètement, Claire s’était raidie et dans un bond, avait levé les mains devant sa poitrine et réparti son poids sur ses jambes en position offensive de karaté (lorsqu’elle n’avait jamais fait de karaté).
<<Chiara.>>
Chiara, Chiara, Chiara, répéta son esprit en boucle. Claire inspira. Ah-ah, ah, rit-elle jaune. Elle prit sur elle pour se décrisper, et relâcher ses épaules.
Bien sûr que c’était Chiara. Aaaaah ! hurla-t-elle en son for intérieur, puisqu’il lui fallait bien évacuer la crise cardiaque qui l’avait effleurée du dos de la main, en pinçant toutefois les lèvres en une ligne bien nette pour garder, en apparence, une expression plus ou moins (moins, de toute évidence, car elle était blême) interdite.
Claire exhala après avoir bloqué sa respiration une minute. Elle passa ensuite une main dans ses cheveux pour les rejeter en arrière, et l’y laissa perdue au milieu de ses mèches vers l’arrière de son crâne. Quelques-unes revinrent se perdre dans ses sourcils. La jeune fille se renfrogna.
Chiara; toujours elle.
<<Tu as toujours des accueils merveilleux, ça me fait chaud au cœur...
— Et mon cœur, on en parle ? Tu essaies de le refroidir pour toujours ? Tu as failli me faire avoir une crise cardiaque ! feula Claire, accusatrice.
La volleyeuse pouffa. Elle cala ses cheveux derrière son oreille et inclina la tête.
— Ah ? susurra-t-elle mielleusement, son grand sourire se faisant enjôleur. Ton cœur s’emballe tant que ça quand tu me voies ? Claire ! Vile charmeuse ! taquinait-elle encore lorsque pour ponctuer sa phrase, elle se laissa tomber contre le côté de son corps et s’y appuya de tout son poids.
— Gh.>>
Claire posa sa main contre sa joue pour la repousser, atterrée. Elle pesait son poids, quand même; son bras fléchit. Leurs épaules se heurtèrent.
Si son cœur s’emballait ? Oui, indéniablement. Il s’emballait lorsqu’elle apparaissait derrière elle sans un bruit, lorsqu’elle lui sautait dessus le soir, ou lorsqu’elle se jetait dans une rivière. Il s’emballait lorsqu’elle se rapprochait si près que leurs nez pourraient se toucher, qu’elle racontait des choses stupides, et qu’elle faisait le pitre.
Il s’emballait parce qu’elle se sentait en danger: constamment avec Chiara, car Chiara était le danger.
C’était pour ça.
<<…On peut dire ça, j’imagine…Abandonna la brune, consternée. Bonjour, Chiara.>>
Elle ne pouvait pas la repousser d’une seule main, mais elle ne voulait pas non plus lui faire mal. Claire la laissa donc faire comme bon lui semblait, et ce dans un simple soupir.
Chiara esquissa sous cape un sourire victorieux.
Elle sentait le soleil. Elle devait revenir de l’extérieur.
<<C'est déjà mieux ! s’exclama-t-elle, satisfaite. Sinon, tu sais ce qu’il se passe ici ?>>
Elle se redressa agilement, et recula d’un pas. Claire respira enfin. Son bras retrouva sa place le long de son corps.
<<Aucune idée…répondit-elle évasivement en enfonçant ses mains dans ses poches, avant d’hausser les épaules. Mais, on dirait que c’est en train de se désemplir. Cassiopée est partie voir, et ça ne m’étonnerait pas qu’elle trouve, mais revenir est une autre paire de manches.>>
Chiara se gratta la joue, penaude.
<<Cassiopée, hm ? Elle ne m'aime pas beaucoup...>>
Claire fronça les sourcils.
<<Toi aussi ? Comment tu le sais ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Ahah…>>
Son interlocutrice enroula une mèche de cheveux autour de son doigt et détourna le regard.
<<Euh…Comment dire…En fait…C’est peut-être moi qui l’ai cherchée, souffla-t-elle, embarrassée.
— Pardon !?>>
Claire s’éberlua. Ses yeux s’agrandirent de nouveau. Chiara riota, son sourire se tendant nerveusement tandis qu’elle émettait un moui noyé par le bruit alentours.
La guitariste l’examinait, stupéfaite, lorsque Chiara entreprit de croiser ses longues mèches de cheveux devant son visage dans une sorte de tentative (?) pour se soustraire au trouble à son regard. Cette réaction redoubla la confusion de la brune.
<<Mais…Je…Pourq…? Non, comm…? Non, je…>> s’embrouilla-t-elle.
Elle n’avait pas les mots. Claire s’accorda un instant de pause pour remettre de l’ordre dans son esprit; elle joignit ses mains sous son menton de telle sorte que seuls ses doigts se touchaient. Son front s’était assombri de son incompréhension, et de ses tumultes.
Elle voulait demander le pourquoi, du comment, surtout. Comment ? Il était tellement improbable de parvenir l’exploit qu’était d’irriter Cassiopée qu’elle se sentait complètement dépassée; mais ça, elle l’avait déjà compris auprès de cette dernière, puisqu’elle ne pouvait plus la voir en peinture. Chiara y était plus que parvenue. Mais apprendre qu’en plus, c’était souhaité ? C’était une autre histoire. Chiara l’avait énervée, sciemment ? Pourquoi ? Qu’en tirait-elle ?
En fait, elle voulait demander le pourquoi, surtout, du comment.
Ses questions se mélangèrent entre elles; plus elle s’efforçait de les formuler de façon succincte et précise, et moins elles l’étaient, et plus fouillis elles devenaient. Au bout du compte, elles n’avaient même aucun sens; mais rien n’avait de sens de base, se désespéra-t-elle.
Finalement, Claire capitula.
<<Hein ?>> Asséna-t-elle dans une grimace d’incompréhension totale, le coin de ses lèvres figé en un rictus de confusion crispé.
C’était le cri du cœur.
Alors qu'elle allait poser la question du comment (pour commencer et évaluer la gravité de la situation), une voix agacée appela Chiara du bout du couloir.
Claire tourna la tête en même temps que l’interpellée. Vers l’escalier menant au troisième étage, Taylor se tenait debout sur une chaise pour être visible malgré la densité de population inusuelle, qui décroissait toutefois de plus en plus rapidement depuis quelques minutes.
<<Oups, je dois y aller ! s'excusa la jeune fille aux cheveux blancs avec un sourire désolé. À plus tard, Claire !>>
Elle passa ses bras autour d’elle pour l’enlacer, puis s'enfuit.
Claire était restée les bras le long du corps, surprise. Elle n’avait pas eu le temps de réagir que la blanche détalait déjà; son euh ! perplexe n’avait même pas pu voir le jour. Elle ravala ce dernier difficilement. La jeune fille cligna des yeux, désemparée.
Elle ne s’y était pas attendue. Elle lui avait pour ainsi dire sauté dessus.
Son cœur s’emballa subitement.
Claire s’empourpra.
<<Mais…?!>>
Elle ne prit pas la peine de finir sa phrase, qui mourut d’elle-même sur le pas de ses lèvres.
C’était inutile; Chiara n’était plus là pour l’entendre. Claire passa les mains sur son visage. Elle était agitée. Chiara, s’atterra-t-elle mentalement. Cassiopée revint sur ces entrefaites; elle aurait été là plus tôt, si elle n’avait dû faire un détour. Son bras traînait derrière elle alors qu’elle se faufilait de son pas de chat; elle semblait tirer quelqu’un par la manche.
<<Claire, Claire>>, émergea-t-elle.
L’interpellée releva la tête. Cassiopée lui adressa un sourire fier.
<<Regarde ce que je te ramène>>, continua-t-elle, et ce disant elle prit un grand pas sur le côté pour révéler ce qui se courbait derrière elle, qu’elle désigna triomphalement de ses deux bras écartés.
Le regard de Claire remonta le long du corps, pour atteindre le visage. Une moue pinça ses lèvres.
<<Ah, fit-elle d’un ton plat et déçu en reconnaissant Félix, sa capuche relevée sur sa tête.
— Après tout ce que je viens d’endurer pour toi !>> s’indigna ce dernier, une main sur le cœur.
Claire lui retourna un rictus railleur.
<<Quelle sale gosse…>> grogna-t-il entre ses dents; il retroussa sa lèvre supérieure pour lui asséner une grimace dévoilant ses canines, vexé.
Plus que cela, il l’assomma d’une pichenette sur le front. Claire se braqua; sa réponse fut immédiate, et se caractérisa par un coup de pied bien placé dans le tibia.
<<Ouïe ! Espèce de…! Pourquoi je te parle, alors que je pourrais être en train de te taper dessus ?!
— T’es venu pour me chercher ?!
— C’est toi qui a commencé !>>
Le jeune homme ne se laissa pas faire et répliqua: il coinça la tête de la guitariste sous son bras pour l’empêcher de nuire, et profita de sa position de vulnérabilité pour lui frotter le crâne de son poing vigoureusement. Claire se hérissa derechef.
<<Ah, mais ta daronne ! vitupéra celle-ci, tandis qu’elle se débattait pour se libérer de sa prise.
— Quel langage ! Ah, si j’avais un savon…
— Si seulement, ouais ! Lâche moi ! Tu pues la transpiration ! Je meurs !
— C’est pas de la transpi’, c’est Paco Rabanne. Je sors de sciences et j’ai envie de décéder, alors sois un peu plus…Félix resserra sa clef de bras avec un rictus sadique de circonstance. Gentille !>>
Une toux insistante de la part de Cassiopée les interrompit dans leur bastonnade. Les deux adolescents s’immobilisèrent. Cette dernière les surveillait, et leur adressait désormais à tous deux une moue dépréciatrice. Dans ces moments-là plus que tous les autres, elle se sentait comme dans la peau d’une mère exaspérée par ses deux enfants qui s’en mettraient constamment sur le bout du museau. Sa mine fit mouche. Claire et Félix échangèrent un regard, mais en restèrent là.
<<Tu ne devais pas la voir pour un truc important ? Tu m’as dit que ça pressait, intervint encore la malgache pour rappeler au plus vieux le but de sa visite, qu’il avait apparemment oubliée du fait de leur incartade.
— Oui, mais cette teigne m’a attaqué ! se défendit-il.
—…
Félix claqua sa langue contre son palais face au silence sans équivoque de Cassie, mais n’ajouta rien. Au contraire, il décida enfin, sous son impulsion, d’agir en personne mature. Le jeune homme relâcha la brune (qui souffla, comme pour reprendre sa respiration après une apnée prolongée) et déplaça son poids d’une jambe à l’autre dans un tintement des chaînes et des pendants à sa ceinture.
— Ouais…Claire. Tu imagines bien que je ne suis pas venu pour le plaisir…Il faut que je te parle, tout de suite. Viens, allons ailleurs.>>
Il prit le chemin de la cour dès sa phrase terminée, et ce sans même vérifier que Claire le suivait bel et bien. Sa longue veste se gonfla de ses grandes foulées et flotta au niveau de ses mollets.
Cassiopée soupira en même temps que Claire; les deux jeunes filles tournèrent la tête l’une vers l’autre, surprises. Sans un mot, elles tombèrent d’accord et partagèrent ensemble un moment de consternation muette: Félix aimait trop les sorties dramatiques.
Leur soupir commun résonna presque trop fort dans le couloir. La guitariste ne remarqua qu’alors le pseudo-silence qui y régnait depuis la fin de leur discussion.
Les lycéens qui étaient restés les regardaient, intrigués sans doute par le chaos de cette dernière. Autant d’inconnus aux traits brouillés d’un oubli prématuré qui les fixaient, inquisiteurs, et murmuraient entre eux. Claire se rappela brusquement qu’elle était, en effet, au beau milieu du couloir, et maintenant, au beau milieu aussi de cette attention importune que l’indiscrétion réveillait.
Cassiopée ne parut pas s’en perturber, mais la brune, elle, avait l’impression de sentir mille yeux se disputer les centimètres de sa peau. Ils la jugeaient. Elle perdit ses moyens. Reste naturelle; sois naturelle, reste naturelle, se répéta-t-elle comme un mantra dans l’espoir de ne pas se ridiculiser. Mais les mots lui chatouillaient la gorge. Elle ressentit le besoin de se justifier. Claire sua.
<<…J’ai rien contre Paco Rabanne, soit dit en passant…>> lança-t-elle à la ronde.
Cassiopée se tapa le front de sa paume.
<<Je…>>
Claire ricana nerveusement.
<<…Bye.>>
La guitariste sauta sur le prétexte de Félix pour s’enfuir de cette atmosphère oppressante dans un dernier signe de main crispé pour Cassiopée.
✦
<<J’ai essayé d’être discret.>>
Félix était à moitié assis, à moitié allongé sur deux des trois marches de pierre qui menaient au réfectoire, l’une de ses jambes étendues devant lui, tandis que l’autre était repliée et ramenée contre lui. Ses yeux pers faisaient des allers-retours entre la cour et la brune assise en tailleur sur la dernière marche au-dessus de lui, laquelle le fixait de ses yeux verts cernés, dépitée.
Il avait l’air de se sentir un tantinet coupable; d’où les intervalles réguliers auxquels son regard se dérobait.
<<Tu as échoué, maugréa la jeune fille, la tête dans les mains.
— Il paraît, ouais.>>
Le batteur joua distraitement avec la chaîne de l’un de ses piercings, lequel reliait l’anneau qu’il arborait sur la lèvre inférieure au lobe de son oreille. Toute la coquille cliquetait des entremêlements de chaînes pour lequel il avait opté ce jour, et qui chargeait son look d’un air quelque peu patibulaire. Il n’avait pas l’air commode, de loin. Sa capuche, abaissée sur ses épaules, avait ébouriffé ses cheveux noirs parsemés de ses mèches bleues électriques; elles se dressaient sur son crâne. Sa longue veste de cuir traînait sous lui. Étendue sur les marches, elle les avalait et n’en restituait que vaguement la forme d’escalier.
Une œillade de la guitariste vers ses mains lui apprit que le jeune homme ne portait pas ses bagues de fer. Normalement, il en avait une, au minimum, sur chaque doigt, et accessoirisait la moindre de ses tenues comme si sa vie en dépendait. Mais il les enlevait lorsqu’il faisait de la batterie, ou des manipulations dans le laboratoire du bâtiment des sciences. Il en revenait; Claire n’en était que plus sûre qu’elle remonta le long de ses bras, ses poignets nus de sa veste qui s’était remontée lorsqu’il avait roulé les épaules après s’être installé. Les veines de ses mains saillaient jusqu’aux phalanges. Claire savait que c’était parce que, lorsqu’il était en sciences le jeune homme était toujours crispé et sur les nerfs.
Ce n’était pas comme la batterie, où il pouvait se défouler, relâcher la pression, taper à cœur joie. Avec les fioles et les lames de microscope, au contraire, la moindre pression trop soudaine fendait le verre.
Félix ne maîtrisait pas sa force, en vérité.
Cela le faisait complexer.
Alors on n’en parlait pas.
Les lunettes de protection qu’il avait dû porter pour ses heures de cours avaient laissées des traces oblongues rougies sur les ailes de son nez.
<<’’Je n’ai rien contre Paco Rabanne’’. Tu as vraiment dit ça ?
—…
— Krkr…>>
Le rire du lycéen venait du fond de la gorge. Il était grave et enroué, lorsqu’il était sincère; lorsqu’il se moquait d’elle, il était plus aiguë et impersonnel. Claire se renfrogna, et tira sur le col de sa veste, en effet honteuse.
<<Arrête de rire ! se récria-t-elle, non sans lui décocher un regard contrarié qui ne fit que renforcer son hilarité. C’est ta faute ! Qu’est-ce que tu me veux, même ?!
— Je dois te montrer un truc.>>
La guitariste plissa les yeux alors qu’elle le surveillait, suspicieuse.
Un truc trop important pour que ça puisse attendre le mercredi d’après et leur association de musique ? Elle essaya de deviner, histoire de gagner du temps, car Félix avait cette fâcheuse manie de faire durer le suspense, pour avoir le plaisir de se réserver de grands effets. Par cet aspect-ci de sa personnalité, il lui rappelait Chiara, puisque sa camarade, pour sa part, agissait avec une emphase digne du theatrum mundi. Même lorsqu’elles n’étaient que toutes les deux, elle avait toujours l’air d’être en train de donner une représentation.
Claire cala son menton dans le pli de son bras.
<<…J’ai vu ton nouveau piercing, tenta-t-elle.
— C’est un faux, l’arrêta son interlocuteur, qui comprit sans mal ce qu’elle essayait de faire. Raté.
Il sortit son téléphone de sa poche. Félix entreprit de taper dessus d’un pouce tandis qu’elle avançait:
— Je ne m’inscrirai pas avec toi au concert des journées portes ouvertes.
— Si, mais ce n’est pas ça non plus. Mon club, mon autoritarisme.
Sans commentaire.
— Tu as changé tes cheveux.
— Non.
— On ne t’a pas rendu le tambourin ?
— Si, tout est en ordre. Ah, eurêka.>>
Félix tourna son téléphone vers elle pour lui montrer ce qu’il avait retrouvé. Claire se pencha pour mieux voir. Le noir de l’écran fracassé de toute part ne lui renvoya qu’une image terne et plurielle d’elle-même.
Le téléphone de Félix était tellement abîmé qu’elle se demandait comment il faisait pour y passer le doigt et ne pas se couper avec. Les morceaux de verre éclatés par des impacts inexpliqués (sinon par les sautes d’humeur et la gravité) étaient tranchants comme des lames de rasoir; des lames de rasoir tactiles.
<<…Il s’est éteint, l’informa-t-elle, une ombre de sourire moqueur allongeant ses lèvres.
Son interlocuteur jura dans sa barbe (une phrase longue et sèche qu’elle ne comprit que par bribes). Sa chaîne bougea en même temps que ses lèvres. Félix ralluma le portable, l’amena en face de lui pour le déverrouiller puis le retourna vers Claire.
<<Là, fit-il impatiemment. Tu vois ?
Cette fois, oui. La guitariste hocha la tête.
— Oui. Mais qu’est-ce que tu me montres ?
—...C’est un réseau social. Regarde.>>
Claire lui adressa une moue perplexe, mais regarda comme demandé. Elle vit enfin le problème.
<<Hé, mais, c’est moi ?!>>
Félix confirma d’un signe de tête.
<<Tu n’étais vraiment pas au courant, conclut-il, impassible, alors qu’il réfléchissait pour lui-même.
— je ne suis jamais sur mon portable>>, admit la jeune fille.
Elle prit donc celui du batteur, avec mille précautions pour ne pas s’ouvrir les veines avec par mégarde. Sur l’écran se répétait une vidéo de Chiara et d’elle aux fontaines, la veille. Si elle comprenait le sens de l’œil blanc sous cette dernière, une cinquantaine de personnes l’avaient vue. La brune fronça les sourcils.
<<…Je ne comprends pas, dit-elle de façon directe.
— Ce n’est pas compliqué. Quelqu’un t’a filmée hier sans ton consentement et a posté la vidéo sur les réseaux. Maintenant, ça tourne, l’éclaira son interlocuteur.
Celui-ci attendit que Claire pèse ses mots en se redressant. Il posa ses bras sur ses genoux flegmatiquement.
— Mais je ne sais pas si c’est grave ou pas.>>
Félix sembla désarçonné par cette question, qu’il n’avait pour le coup pas prévue. Il haussa les épaules, mais prit le temps de se concerter avant d’avancer prudemment une réponse:
<<Je veux dire…À partir du moment où c’est fait sans qu’on te demande ton avis, théoriquement…>>
Il reprit son téléphone avec deux doigts, et le tint en l’air de façon peu orthodoxe le temps de tapoter dessus avant de lui remettre entre les mains. Félix scrolla dessus à l’aveuglette. Des bulles de texte défilaient avec l’écran, trop vite pour que Claire ne puisse les lire, ou n’en saisir plus que des bribes décousues et des couleurs changeantes. Cela suffisait, toutefois, pour voir que…
<<Il y a même des commentaires. Les gens pensent que c’est de la pub’ pour notre assoc’. J’ai eu deux personnes en salle du conseil étudiant aujourd’hui. Elles voulaient rejoindre notre groupe. Mais c’était des secondes.>>
Félix continua son manège avec son téléphone. L’inclination de ce dernier faisait que Claire ne voyait rien, mais elle le laissa faire sans l’interrompre, comme elle n’était pas passionnée par la question. Elle regardait plutôt son doigt glisser sur les zébrures, dans l’attente du moment fatidique où le sang en perlerait; qui ne venait pas. Mais qui viendrait. Elle le savait. La seconde partie de la phrase du batteur retint son attention:
<<Ah ? Vraiment ? Tu leur as dit quoi ?
— Je leur ai dit que notre groupe était complet. On ne va pas se taper des secondes…
— Évidemment que non. Je te dénoncerais, rétorqua son interlocutrice de but en blanc.
—…Pas en ce sens, Claire. Commence pas. Je leur ai dit que notre groupe était complet, mais qu’elle pouvait former le leur si elles s’inscrivaient. Du coup, si ça se fait, elles auront la salle le jeudi.>>
Claire leva un sourcil. Un éclat de raillerie s’alluma dans le fond de ses prunelles.
<<On est complet ? Depuis quand ?>>
Une partie d’elle se moquait de Félix; ce dernier pouvait bien faire le gros dur autant qu’il voulait, ils savaient tous, d’Émile jusqu’à Cassiopée et elle au milieu, qu’il tenait au petit groupe qu’ils avaient tous ensemble. La seconde partie d’elle était cependant atterrée; évidemment que non, les secondes ne s’inscrivaient pas car impressionnées de l’avoir vue triturer cinq accords en ligne. Elles s’inscrivaient car l’association était gérée par un certain musicien qui se croyait mannequin à ses heures perdues, et sur lequel toutes les adolescentes à l’esprit influençable fantasmaient car exclusivement nourries de romances de vampires. D’autant plus que leurs camarades, à leurs âges, ne faisaient pas rêver. Félix faisait figure d’Orphée aux yeux de ces jeunes filles mises en face de l’enfer qu’était la gente masculine prépubère.
Mais Félix n’avait pas besoin de plus de narcissisme; il en avait déjà plus que suffisamment. Claire le savait, aussi se garda-t-elle bien de le détromper.
Pour le bien de la communauté.
<<J’ai bien pensé te virer, assura l’intéressé, papelard. Mais je n’ai vraiment plus le temps de trouver un autre guitariste, et malheureusement on ne peut pas avoir la salle si on n’est pas minimum trois. Et puis, Émile n’est jamais d’accord pour participer aux événements musicaux, et pour ça il faut être minimum deux.
— Moi non plus, je ne suis pas d’accord ! opposa la brune. Et tu viens littéralement d’inventer cette règle ! Il n’y a jamais eu de minimum, et quand même tu serais celui qui le déciderait, car tu es l’administrateur du club !>>
Le piercing à la lèvre inférieure de son interlocuteur brilla du rictus narquois que sa tirade lui fit esquisser. Il n’essayait même pas de s’en cacher.
<<Peut-être, avoua-t-il en bon joueur, mais je ne sais pas imiter la signature d’Émile.
— Mais la mienne, si ?
— La tienne, c’est juste tes initiales avec un trait au milieu. Je ne suis pas en spé’ arts, mais je sais tracer une ligne.
—…Tu iras en enfer.
— J’y compte bien. Mon charisme vaut bien celui de Lucifer; tu as vu mes yeux ? Certains auraient été déchus pour moins que ça. Enfin, restons humble.>>
Il leva une main pour arrêter l’échange de réparties vers lequel tous deux étaient naturellement en train de glisser. Le lycéen lança une œillade à son téléphone, puis à Claire, dont il saisit la moue à demi frustrée, à demi impatientée, ce qui formait tout mélangé une grimace d’exaspération profonde. Il en ricana, mais enfin, il se reconcentra sur le sujet principal:
<<Pour en revenir à nos moutons…Je connais le pseudo’ qui a fait cette publication. C’est celui d’une des amies de ma copine…Je crois. En tout cas je l’ai déjà vu passer, alors je peux sans doute le retrouver, si je cherche. Ce qui veut dire qu’avec un peu de diplomatie, je peux la faire supprimer. Est-ce que tu veux que je m’en occupe ?
—…
— Supprimer la publication. Pas la fille.
— Hah. Merci, Captain Obvious.
— Sait-on jamais, avec toi…
— Tu me cherches ?
— Allons. Tu frapperais quelqu’un avec des lunettes ? Même pour toi c’est petit.
— Tu n’as pas de lunettes.>>
Le lycéen fouilla dans la doublure de sa longue veste (truffée de poches, semblait-il), ses yeux pers rivés dans les siens. De là, il extirpa un étui noir, qu’il tourna entre ses mains et ouvrit, sans rompre une seconde le contact visuel intense. Avec tout le sérieux du monde et mille précautions vaines, Félix dégaina ses lunettes de protection transparentes, qu’il avait gardé depuis ses cours en laboratoire de la matinée. Il les glissa sur son nez, avec une lenteur qui trahissait sa jubilation sadique de le faire.
Claire lui retourna une mine désabusée.
<<Satan.>>
Le batteur sourit; tout, jusque dans l’éclat de son piercing, était d’une suffisance exécrable; il sourit, si grand que la commissure de ses lèvres se fendit au-dessus de ses canines et les révéla.
Et il essayait de faire croire qu’il n’était pas un vampire.
<<Depuis combien de temps tu attendais de les sortir ?
— Longtemps. Presque autant de temps que tu mets pour me répondre, d’ailleurs. Qu’est-ce qui te tracasse ? asséna-t-il dans un geste pour ajuster ses lunettes sur son nez, concentré sur sa guitariste tout pareil, mais l’air dorénavant beaucoup plus érudit. Oui ou non, c’est tout ce qu’il me faut.>>
Ladite guitariste soupira…
<<Je…Je ne sais pas, pour être honnête. J’aime pas ça; être en ligne, je veux dire. C’est désagréable, mais pour autant, est-ce que ça vaut la peine de créer des problèmes…? Se renferma-t-elle, mal à l’aise. Je préférerais que tu en parles à Chiara; elle est aussi concernée, et elle est trop imprévisible pour que je sache ce qu’elle déciderait si elle était là. En fait, je préférerais que ce soit elle qui décide ce qu’on fait, tout court. Je serais ok quoiqu’il advienne si c’est elle qui choisit.
— Chiara. Celle avec la teinture bizarre ?
— Elle n’est pas bizarre, sa teinture, elle est blanche, c’est tout. Ça lui va bien.
— Ouais, si tu le dis. Par contre, elle a de ces yeux ! Des yeux qui retournent l’âme.
Félix se releva et descendit l’unique marche qui le séparait du sol goudronneux dans un chuintement de se veste contre ses talons. Il se tourna de trois quarts pour offrir un main à Claire, qui la saisit, sans réfléchir. Aussitôt il tira sur son bras pour la remettre sur pied.
— Bas les pattes.
— Oh.>>
Un rictus ouvertement railleur affina son expression; il s’élargit au point d’en plisser ses yeux, qui devinrent deux fentes comme des meurtrières qui dardèrent sur lui son air entendu. Uh, s’alarme Claire lorsqu’elle comprit que l’éclat duquel ils brillaient était de l’intérêt; plus encore, qu’ils brillaient de ce même intérêt, matois mais sadique sur les bords, que Félix montrait toujours quand il se dégotait une perspective de victime à tourmenter.
Une sueur froide suinta dans la nuque de la guitariste.
Pourquoi avait-elle l’impression d’être cette victime ?
<<C’est ta copine ? Susurra-t-il.
Sa voix en tombant dans les graves reprit son timbre rocailleux.
Claire s’étrangla avec sa salive. L’effet fut immédiat: d’un coup, comme foudroyée, la teinte de sa peau se mêlait de rouge au niveau de son front et de ses pommettes et ses muscles se raidissaient. En réaction à crispation de ses nerfs, son poing finit presque seul dans l’épaule du noiraud, qu’elle heurta violemment.
— Pas du tout ?! se récria-t-elle. Tais-toi, tais-toi !
Félix ricana au contraire, bien loin de se taire. Il trouvait visiblement le moment fort à son goût.
— J’ai touché une corde sensible ? railla-t-il, avec son éternel sourire oh combien insolent (fulminait la brune) tandis qu’il enfonçait ses mains dans ses poches dans un cliquètement métallique. Pourquoi t’es toute rouge ? Je voulais dire copine dans le sens d’amie, mais c’est bizarre, j’ai l’impression que tu as compris autre chose ?>>
Son interlocutrice le fusilla du regard. À quoi jouait-il ?
<<Tu as compris mon jeu de mot ? Corde sensible, car tu es une guitariste. Tu avais compris, pas vrai ?
Le regard de la brune s’assombrit d’exaspération. Il n’en devint que plus noir.
— Je ne te crois pas, quand tu dis que tu as une copine. Comment elle pourrait faire pour te supporter ?
— C’est car je suis irrésistible.>>
Félix cligna de l’œil. Claire le dévisagea, puis le toisa de haut en bas, et enfin leva un unique sourcil. Ses traits se tordirent en une moue critique et sincèrement perplexe. C’est le sincèrement, surtout, qui atteint son interlocuteur. Ce dernier se crispa, vexé:
<<Alors toi…!>> commençait-il, lorsque la sonnerie qui annonçait la reprise des cours le coupa.
Les deux lycéennes tendirent l’oreille; l’un, avec l’envie d’en découdre, l’autre avec un désintérêt placide. La sonnerie retentit deux fois.
<<C’est la première ou la deuxième sonnerie ?
— Deuxième. Cette conversation a été plus longue que prévue.>>
Félix se frotta le menton, ses mèches bleues et noires disséminées devant ses yeux. Il réfléchit quelques secondes, ces derniers dans le vague, avant de les reporter sur la brune.
<<Bon. J’imagine que je dois faire la chasse à ta Chiara, maintenant. Heureusement qu’il y a son numéro de téléphone sur la fiche d’emprunt au club. Ça me facilite la tâche…J’irai au prochain intercours.
—…Merci, Félix.>>
L’interpellée s’étonna. La jeune fille venait de s’exprimer avec une sincérité qu’elle ne lui réservait habituellement que pour lui dire ses quatre vérités. Elle la fixait désormais, debout et immobile sur la dernière marche. Ce n’était pas commun.
<<T’es encore là ? Allez, va-t’en ! Tu as cours ! s’impatienta-t-il pour toute réponse en la chassant avec sa main. Je ne veux plus jamais voir ta sale frimousse !
— À mercredi.
— À mercredi.>>
Claire esquissa un sourire amusé du décalage entre les mots du lycéen et ses actions. Elle l’observa encore remonter ses lunettes transparentes le long de son nez et un concert de ses piercings lorsque la branche dérangea les chaînes qu’il portait à l’oreille.
Alors seulement, elle sauta au bas de l’escalier.
✦
Claire était assise sur le bitume devant son vélo, les jambes repliées contre sa poitrine.
Elle jouait distraitement avec son antivol déverrouillé, qu’elle triturait entre ses mains alors qu’elle attendait. Chiara n’était pas encore arrivée. N’était pas arrivée. Encore, impliquerait qu’elle arriverait dans le futur; or rien n’était moins sûr pour la guitariste. Elle l’attendait; elle attendait.
Elle avait pourtant pris tout son temps. Elle avait accompagné Cassiopée jusqu’au bas du lycée, passé les grilles qui donnaient sur les arrêts de ramassage scolaire. Elle était restée, même, pour la regarder monter dans son bus, et avait croisé son regard lorsqu’elle s’était retournée vers elle une dernière fois.
Les yeux de Cassiopée étaient toujours vertigineux des questions silencieuses qui en comblaient le noir astronomique. Elle les lançait comme autant de bouteilles à la mer par ses à-coups d’attention.
Pourquoi restait-elle derrière ? lui avait-elle lancé d’une œillade. Claire n’avait pas répondu. Elle ne savait pas. Compte tenu de son éloquence lacunaire, beaucoup de choses entre elles ne s’exprimaient pas avec des mots. Claire perdait sa voix, quelques fois; alors, ses consonnes aux lettres rondes fondaient en des billes de fer sur sa langue. Le goût métallique en était obnubilant.
Cassiopée lui laissa un temps de répit lorsqu’elle alla s’installer sur un siège, qu’elle choisit derrière la vitre pour continuer leur conversation muette. Une fois assise, elle la fixa de nouveau de ses yeux en amande. Tu viendras demain ? semblaient-ils questionner. Non, Claire ferma les siens. Pourquoi ? Je ne sais pas. J’attends. D’accord. Rentre bien. Oui.
Cela ne la dérangeait pas, d’attendre.
Elle passait sa vie à attendre.
La sonnerie du réveil après une insomnie, les yeux rivés au plafond. La fin d’une heure de cours. La fin de la journée. La fin de la nuit. Elle ignorait exactement quoi. La mort, lui répondait ses pensées. Le bonheur, tentait-elle de modérer en réponse lors de ses beaux jours. Lorsqu’elle se pensait capable de vaincre la présence en elle qui sur elle s’acharnait, et dépréciait tellement la voir respirer autour d’elle. Si elle voulait la tuer, qu’elle le fasse elle-même; qu’elle contamine ses organes, qu’elle la fasse brûler de fièvre, plutôt que de lui murmurer sensuellement mille idées dans le creux l’oreille dans l’espoir qu’elle l’écoute.
Si seulement elle n’était pas toujours derrière elle.
Si seulement elle lui faisait face…Et alors, quoi ? Elle pourrait lever ses mains vers son cou, pour serrer. Mensonge; elle détestait mentir.
Leurs dialogues les plus graves se faisaient sans un mot.
Cela ne dérangeait pas Claire, d’attendre. Elle passait sa vie à attendre: la sonnerie du réveil après une insomnie, le lever du soleil, la fin d’une heure de cours. La fin de la journée. La coucher du soleil. La fin de la nuit. L’extinction des feux sous ses paupières; et puis, elle attendait l’insomnie. Elle attendait; elle ignorait quoi exactement. La mort, lui répondait une masse sous le couvert de ses pensées. Le bonheur, tentait-elle de modérer en réponse lors de ses beaux jours; lorsqu’elle se pensait capable de la vaincre, cette présence en elle qui s’acharnait sur elle parce qu’elle dépréciait tant la sentir vivante tout autour d’elle. Si elle voulait sa mort, qu’elle s’en occupe elle-même; qu’elle contamine sas organes, qu’elle la fasse bruler de fièvre, plutôt que de lui glisser mille caresses sensuelles dans le creux de l’oreille dans l’espoir qu’elle l’écoute.
Si seulement elle n’était pas toujours intangible. Si seulement elle lui faisait face…Et alors, quoi ? Alors elle pourrait lever ses mains vers son cou, et serrer. Mensonge; beau mensonge. Et si elle n’était pas dans un bon jour ? Et si son cœur raté gouttait de bile dans sa cage thoracique, poisseux, délavé ? Et si son squelette était aux prises avec son épiderme, qu’il tendait ses ligaments, les tordait de nœuds, endolorissait ses muscles, grignotait ses tendons ? Et si ses os étaient gonflés et lourds ? Et si son raisonnement barbotait comme tout le reste dans le liquide dense qui remplissait sa boîte crânienne et remontait dans sa trachée lorsqu’elle écartait les lèvres, même pour un souffle ? Et alors, quoi ?
La vérité, c’était qu’alors, il suffirait au monstre de lever ses bras pour qu’elle chavire. La vérité, c’était que si elle souhaitait la tuer, elle se laisserait faire volontiers. La vérité, pure et dérangée, c’était qu’elle aurait été celle qui l’aurait supplié de la mettre à mort.
Il y avait deux entités dans son corps; elle, et l’autre. Finalement, elles voulaient la même chose; mais ni l’une ni l’autre ne prenait d’initiative. Pour l’heure, elles cohabitaient. Elles attendaient…
Claire tournait le câble entre ses mains, le regard perdu dans le vide.
Ses clefs s’empilaient sur le goudron à sa droite, où elles y avaient été délaissées. L’astronaute les dominait, retenu au sol par leur poids comme une entrave et le cercle métallique qui la concrétisait.
Il semblait triste dans l’espace rugueux de l’asphalte sous lui. Il en était plus petit, plus tassé sur lui-même, comprimé par cette étendue de gris finie et dénuée de la moindre étoile. Il en était plus frêle.
La brune se voyait davantage en lui lorsqu’il était laissé pour compte sur Terre. Un astronaute perdait sa raison d’être s’il était coincé de par la terre. C’était cruel de la part de la brune que d’y laisser, mais il était si pitoyable. Pitoyable, pitoyable.
Encore un peu, sois pitoyable. Un peu plus qu’elle.
(Il faisait trop jour. Il faisait trop jour par s’aventurer dans ces eaux-là.) Claire inclina la tête.
La lumière était froide. Elle englobait la planète comme dans un souffle cristallisé dans l’air. Le ciel en était rendu si clair qu’il en était blafard et maladif, si blanc de ses maux qu’il lui était douloureux de le contempler sans se bruler la rétine. La jeune fille s’était donc rabattue sur les autres, ceux pour qui elle n’était qu’une figurante, qu’elle suivait du regard faute de mieux.
Elle s’en lassa toutefois. Ce monde-là ne l’intéressait guère.
Lasse aussi de la texture caoutchouteuse de son antivol, la guitariste attrapa son sac pour le ranger. La fermeture se coinça lorsqu’elle tenta de le refermer, ne lui laissant qu’une marge de manœuvre limitée. Elle réajusta sa position afin de concentrer sa force dans son action. Elle était en train de remonter la fermeture éclair, lorsque le ciel qu’elle surveillait du coin de l’œil bougea.
La brune suspendit ses mouvements. Une tête blanche. Oh.
Elle avait déjà perdu espoir, mais
Chiara était venue.
La lumière aveuglante de l’horizon blanc l’éclairait en contre-jour, éblouissante dans son dos tandis que sa camarade dévalait la pente qui menait au parking. Ce dernier était devenu malgré lui leur point de rendez-vous.
Claire baissa les yeux sur ses mains lorsque ses yeux s’incendièrent. Ils la lançaient de nouveau.
Construit sur une colline, le lycée grattait le ciel; lorsqu’on levait les bras, on pouvait espérer au fond de soi l’effleurer du bout des doigts. D’ici, il était aussi difficile de ne pas le voir que cela l’était de ne pas voir la mer debout, sur une plage, en face de l’horizon.
Elle ne s’y faisait toujours pas. Chiara s’extirpa du ciel lorsqu’elle atteint le parking.
<<Tu as attendu longtemps ?>>
Questionna-t-elle en la rejoignant d’un pas rapide. Elle avait couru. Son souffle était saccadé, et ses joues rouges; elle était presque essoufflée. Cette constatation arracha une esquisse de sourire à sa camarade, qui se réinstalla contre son vélo, son sac sur les cuisses.
Elle avait fait des efforts. Elle ne pouvait pas lui en vouloir.
<<Je suis habituée, ça va.>>
Son interlocutrice grimaça de cette réponse, qu’elle saisit comme une pique (qui n’en était pas une) et qu’elle se ficha elle-même dans le cœur. Son expression se décomposa pour se faire déconfite.
<<J’ai fait au mieux.
La brune haussa les épaules.
— C’est pas grave.
— Si. Je suis sûre que tu pensais que je ne viendrais même pas.
—…>>
Claire se mordit l’intérieur de la joue pour s’exempter de réponse, le regard fuyant. Son silence parla pour elle; ses craintes confirmées, Chiara soupira, penaude.
<<J’avais raison…Et tu m’as quand même attendue.
—…C’est normal.
— Non. C’est vraiment gentil. Je vais me rattraper, je te promets. Je ne serai plus jamais en retard !>>
Claire haussa les épaules pour montrer qu’elle écoutait, mais ne répondit rien. Que pouvait-elle dire, sinon: ok ? Elle ne le disait que trop.
<<…>>
Claire ne réalise que lorsque le silence entre elles s’allongea que la parole était entre ses mains. Peut-être aurait-elle dû acquiescer, au moins pour s’en débarrasser. C’était trop tard, maintenant.
Le silence n’était pas commun entre elles. D’habitude, lorsque la blanche la voyait se refermer, elle relançait la conversation. Claire releva la tête vers elle au moment où celle-ci s’accroupissait à sa gauche. La brune suivit son regard alors qu’elle tendait le bras.
<<…Oh.>>
Chiara se redressa souplement pour lui faire face, l’anneau métallique de ses clefs passés autour de son index. Ses épaules tressautèrent du rire qu’elle retint. Son sourire lui mangea le visage jusqu’aux yeux, qui se pétillèrent, et pétillaient lorsqu’elle les darda vers elle, radieuse. L’astronaute flottait sous sa paume.
<<Ne dis rien, s’agaça Claire, gênée, lorsqu’elle leva un sourcil d’un air entendu.
Le sourire de sa camarade s’élargit.
— Je croyais que tu ne l’aimais pas ?
— J’ai jamais dit ça !>>
La brune se braqua de l’évidente satisfaction sur les traits de la blanche. Elle lui faucha son trousseau, qu’elle enfouit prestement dans sa poche avec sa main, jusqu’au poignet. Son visage s’était réchauffé.
Sa camarade gloussa.
<<…Quoi que tu penses, toi-même, grommela la guitariste, ses clefs cliquetant sous ses doigts.
— Ah ! Audacieux, de penser que je pense à autre chose qu’à toi, entendit-elle.
— Quoi ?
— Quoi ?>>
Cette dernière marqua une pause, les yeux plissés, décontenancée. Elle entendait des choses, maintenant…? Chiara l’examinait d’un de ses airs mystérieux fétiches qui ne laissait rien voir de ses sentiments, sinon sa façade espiègle. Elle avait l’air d’avoir des choses à dire; ses paupières frémirent lorsqu’elle détourna le regard, un instant, avant de le reporter sur elle. Un rose pâle avait éclot sur ses pommettes. Ou était-ce son blush ? Claire ne voulait plus refaire l’erreur; dans le doute, elle se garda de réagir. Elle avait l’intime conviction que son interlocutrice était de toute manière en train de se payer sa tête.
Claire fourragea dans ses cheveux de sa main libre, ses épaules raidies de tension. Elle les roula un peu pour essayer de les dénouer, mais sans peu de succès. Pourquoi parler avec la volleyeuse était-il toujours si éprouvant ?
<<Je devrais te ramener chez toi, dit-elle.
En vérité, elle voulait dire: arrête de te moquer de moi. C’était synonyme.
— Rien ne presse.>>
Si Chiara comprit, elle ne le montra pas. Elle allégea néanmoins ses railleries pour ne faire plus que pianoter de ses doigts sur ses genoux, toujours en position accroupie près d’elle. Trop près, ne réalisa qu’alors Claire, qui toute prise par sa frustration n’avait pas remarqué combien leurs genoux étaient proches. Elle se demandait si Chiara le voyait aussi, ou si ce n’était qu’elle; si elle le faisait exprès. Mais une œillade vers cette dernière la lui montra pensive.
Elle n’avait en effet pas l’air pressée de rentrer.
<<…>>
La guitariste (exceptionnellement, se dit-elle) ne se décala pas.
<<..Tu as une autre idée.
Elle non plus ne l’était pas. Chez elle, c’était toujours la nuit.
Chiara s’illumina de sa déduction. Elle s’esclaffa:
— Ahah ! Bingo !>>
Chiara était devenue beaucoup trop enthousiaste d’un coup.
<<J’le sens pas.>>
L’expression de Claire s’était décomposée en une moue méfiante, voire taciturne. Sa réponse avait été immédiate. Si immédiate, que la volleyeuse s’offusqua dans un gasp sonore:
<<Fuah, c’est quoi cette bouille ! Tu tords du museau ! C’est donc tout ce que je t’inspire ?!
— Oui.
— Mais ?! Alors ça ! Je n’en reviens pas ! Pour quelqu’un qui m’obéit au doigt et à l’œil, c’est fort de café !
—…Pardon.>>
Claire se hérissa cette fois. Elle ne l’avait pas voulu, mais les sourcils froncés au point de lui barrer le front, l’air sombre et les yeux plissés en deux fentes striées de ses cils comme autant de meurtrières, elle l’avait fusillé du regard, le nez tordu par son expression et son rictus remonté dans l’une de ses joues. Fort de café ? C’était l’hôpital qui se foutait de la charité, et même elle avait encore assez d’amour propre pour ne pas se laisser macher sur les pieds de la sorte.
<<…D’accord, se calma la blanche lorsqu’elle vit qu’elle avait dépassé la ligne. Je suis en tort. Mais allez, ne fais pas cette tête ! Faisons la paix.
—…
— Claireeeee…
— Excuse toi, asséna l’interpellée.
— Je ne m’excuse pas !
— Chiara, lui rétorqua Claire plus froidement qu’escompté. Tu penses que des mots ne sont que des mots. Moi, je pense que les mots c’est plus que ça. Les mots, ça fait mal comme ça soigne. Alors, si c’est vrai qu’ils sont vides de sens si tu n’agis pas derrière, il n’empêche qu’ils ne sont pas superflus pour tout le monde.>>
Claire se redressa, remontée. Elle épousseta son pantalon du plat des mains pour apaiser ses nerfs; mais les dernières phrases retournaient dans sa mémoire vive, elle avait l’impression de les entendre en boucle dans ses oreilles. Obéir ? Au doigt ? Et à l’œil ? Elle avait l’impression qu’elle aurait dû se mettre plus en colère. La jeune fille se retourna vers son vélo. Elle faisait peu de cas d’elle-même mais il ne fallait pas abuser.
<<Attends.>>
Chiara lui attrapa la manche.
<<…>>
Claire lui accorda une œillade entravée des cheveux qui lui étaient glissé en travers du visage. Chiara leva une main en visière pour protéger ses yeux et la regarder droit dans les siens. C’était à son tour d’être aveuglée par le ciel dans le dos de la brune. Leurs positions initiales s’étaient retrouvées échangées par un concours de circonstances. Or, lorsque la pâleur éthérée de la volleyeuse s’accentuait de ce décor, c’était la noirceur de Claire, avec ses vêtements de cuir et de jean noir, qui en ressortait, comme une tache. Faute d’auréole, la lumière plongeait ses traits assombris dans l’ombre du contre-jour.
<<…Quoi, se lassa-t-elle, puisque Chiara ne disait rien.
— Je suis désolée. Je ne savais pas que ça comptait pour toi.
— Ça compte pour beaucoup de monde.
— D’accord. Je retiens. Tu me pardonnes ?>>
Le cœur de Claire se réchauffa. Pour quelques raisons qu’elle ne s’expliquait pas, entendre des excuses lui faisait du bien; qu’elles soient sincères ou non, c’était encore autre chose. Elle l’avait déjà pardonnée de toute façon; elle l’aurait fait même si la blanche ne s’était pas excusée.
Mais ça, ça l’arrangeait qu’elle ne le sache pas.
La jeune fille l’observa davantage, muette. Enfin, elle poussa un soupir.
<<Bah, oui. Évidemment. Désolée, c’est moi qui ai commencé. Je suis fatiguée. Je n’aurais pas dû te parler comme ça.
— Je te pardonne. Woaw ! Notre première dispute de couple ! C’est un cap !>>
Claire fixa son interlocutrice s’enthousiasmer, interdite.
<<…Je pars.
— Non ! Non, non non non, je plaisantais ! Je plaisantais !>>
Chiara tira sur sa veste. Son interlocutrice poussa une gros soupir. Elle s’arrêta.
<<…Tu veux aller où aujourd’hui ?
—…Mmm…Tu me fais confiance ?>>
Énième moue critique de son interlocutrice.
<<Ne fais pas cette tête ! s’exclama derechef Chiara. Ce n'est pas un plan foireux !
Elle lui présenta sa main. Claire la fixa, troublée. Elle ne saisit qu’après une minute sans que son amie ne la bouge, sa paume levée vers elle et ses doigts écartées, que c’était pour qu’elle la prenne. Oh.
La musicienne fixa sa main. Puis Chiara.
Elle ne voulait pas rentrer, décida-t-elle; elle y posa sa main libre dans un élan de vigueur qui ne durerait pas, elle le savait, puisque sa masse noire lui donnerait la chasse et s’en repaîtrait. Il avait au moins eu le mérite d’exister.
Advienne que pourra.
Son contact était chaleureux, sa paume douce électrique dans la sienne, qu’elle craignait moite. Ses doigts noueux et calleux à cause des cordes de sa guitare accrochaient sa peau.
— Vraiment ? insista-t-elle.
Son amie posa cérémonieusement sa seconde main sur son cœur.
— Ce n’est même pas sur ma liste ! confirma-t-elle avec un sourire chaleureux, comme si cela suffirait pour la convaincre. C’est juste nous deux, cette fois !>>
Et elle avait raison. Claire soupira…
Elle savait d’ores et déjà qu’elle allait le regretter.
Le sourire de Chiara s’élargit, fendant tout son visage: elle avait encore gagné.
Elle pressa sa main de la sienne.
C’était un beau sourire. Celui de Chiara. Claire le fixa, lui aussi, tandis que son amie se réjouissait.
<<Allons-y ! Je te guiderai, j’ai téléchargé l’itinéraire sur mon téléphone !
—…Tu ne veux pas me dire où on va, sinon ?
— Pour quoi faire ? Tu verras bien assez tôt. Allons-y, allons-y !
— Hé, ce n’est pas toi qui pousse le vélo. Minute.
— Je peux le faire.
— Pas touche.>>
Qui pousse le vélo…Avec une main, avait-elle failli ajouter, mais elle coupa sa phrase, sans trop savoir pourquoi. À la place, Chiara récupéra son sac par terre pour le mettre dans le panier, fit de même avec celui de sa camarade et balaya la pédale d’un léger coup de pied. Elle équilibra son vélo sans trop de mal, une fois la deuxième partie du guidon coincée dans le creux de son bras. Elle n’avait besoin que d’une main.
Lorsque Claire était avec elle, elle n’attendait plus. Elle se sentait ancrée dans le présent, vivante.
Peut-être que finalement, c’était Chiara qu’elle attendait.
La guitariste s’empourpra, le bas de son visage enfoui dans le col de sa veste.
Elles se tenaient toujours la main.
✦
Claire scruta la façade du bâtiment auquel les avait amenées sa copilote.
Son regard s’affuta…De morgue.
Elle ne savait pas qu’un tel endroit avait ouvert près de chez elle.
Fascinant.
<<Qu’est-ce que c’est que ça ?>>
La musicienne songea déménager.
Son interlocutrice était en train d’enlever son casque lorsque la brune l’interpella.
Ses cheveux se dressèrent d’électricité statique; c’est donc une tête touffue que Chiara tourna vers elle, railleuse:
<<Tu n’es jamais allée dans un café ?>>
Son interlocutrice lui retourna une œillade oblique qui clairement, lui exprimait de ne pas la prendre pour une imbécile.
<<Chiara, gronda sa voix implacable.
— Minute.>>
L’interpellée fit la sourde oreille, et pour mieux l’ignorer feint de s’occuper avec ses lacets (qu’elle défit, Claire le vit, seulement pour se donner l’excuse de les refaire). La guitariste s’irrita de son manège; ce qui ne l’empêcha pas (une fois n’est pas coutume) de laisser couler et, dans un sublime élan d’amabilité, elle reporta son attention sur le lieu; un café, donc, comme l’avait précisé la blanche. Un plan foireux, rectifia-t-elle en son for intérieur.
De larges vitres éventraient le mur extérieur. Transparentes, elles laissaient l’intérieur en pâture aux observateurs de la ville. Si le décor avait l’air d’être saisi dans une atmosphère entre Second Empire et Art Nouveau, le comptoir pour sa part, de bois lustré, était tout ce qu’il y avait de plus moderne et rompait comme un anachronisme le paradigme qu’était son décor. Des tables, des banquettes, des lustres à franges, des appliques de verre fleuri et opaque et des tons de couleurs de genre Mucha complétaient la scène. Le comptoir, seul, détonnait comme le nez au milieu du visage. De fait, Claire ne voyait plus que lui. Lui, et l’énorme patte dessinée au feutre sur la vitre.
<<L’enseigne indique café chats, s’impatienta enfin la brune. Tu m’expliques ?>>
Le concept du café était assez explicite pour qu’elle n’ait pas besoin de paraphrase. Ce qu’elle voulait savoir, c’était ce qu’elles faisaient aux portes de l’enfer.
Or Chiara, de toute évidence, n’y était pas encline. Du coin de l’œil, elle l’aperçut…Tirer de nouveau sur ses lacets pour les défaire, ses mains deux formes pales qui s’activaient.
Claire se renfrogna cette fois. Elle cessa de ronger son frein; sa voix se trouva amplifiée de ses efforts pour la faire taire.
<<Chiara !
L’interpellée rendit les armes.
— Soit, soit ! D’accord ! leva-t-elle les bras, vaincue. J’avoue !
— Tu avoues quoi ?!
— J’ai vu sur internet que ça venait d’ouvrir ! Je suis influençable ! Je veux caresser des chats ! Voilà !>>
Voilà. La brune se mordit la joue.
Claire détestait les chats.
Il n’y avait pas de mot pour exprimer comme elle les détestait…Et les chats le lui rendaient bien.
Claire détestait les chats, n’étaient pas fan des cafés: ce bâtiment était par conséquent l’archétype du genre d’endroit qu’elle aurait seule évité comme la peste. Le concept lui échappait: rassembler chats et restauration, n’était-ce pas très antihygiénique ? Les poils, surtout de ce genre de bête, ça volait partout…Elles allaient boire du café aux tiques.
Chiara s’était relevée. Elle était silencieuse près d’elle, remarqua la musicienne.
Un coup d’œil vers son amie lui apprit qu’elle n’y échapperait pas. Cette dernière observait l’endroit avec un enthousiasme tel qu’il pétillait dans ses yeux. Claire se rappela, non sans une grimace, que c’était après tout elle qui avait choisi de l’emmener ici; c’était, donc, qu’elle avait envie d’essayer.
Ah, souffla la brune du bout des lèvres.
Pouvait-elle lui refuser, puisqu’elles y étaient déjà…?
Ce n’était que l’affaire d’une demi-heure…Chiara aperçut un chat derrière la vitre; son visage s’éclaira. Une heure…se rectifia Claire, qui surveillait l’air de rien ses réactions pour tenter de déterminer ce dans quoi elle s’embarquait. Chiara plaqua ses mains contre le verre comme une enfant.
…Une heure trente…
<<Regarde, Claire ! Lui ! Il est trop laid, c’est adorable !
—…>>
Claire avec sa tête des mauvais jours ne regardait que Chiara. Plus d’une heure…avait-elle compris, ce qui expliquait son air de déterrée. Elles y étaient pour plus d’une heure…
<<…Salis pas la vitre.>>
La musicienne se résigna…Elle pouvait prendre sur elle…Elle soupira. Pour Chiara…Cette dernière interpréta ce soupir comme un feu vert (ce qu’il était). Elle sourit pour sa camarade, ravie, et tandis que cette dernière vaquait trouver une place pour attacher le vélo, elle se dirigeait d’un pas enjoué vers la porte. Claire s’occupa du véhicule, qu’elle logea contre une rambarde. Lorsqu’elle se retourna, la blanche l’attendait, postée sur le pas de la porte; elle avait vraiment hâte…
Claire, inconsciemment, se pressa pour la rejoindre.
<<Tout est en ordre ?
— Oui, c’est bon…Entre.>>
Chiara n’attendait que son signal. La jeune fille poussa le panneau de la porte, qui s’ouvrit dans un son de clochettes claironnant. Elle se voûta sur elle-même, dans ce qui sembla être une révérence (littéralement) bancale, l’embrasure de la porte plus étroite qu’elle ne l’avait prévu.
<<Après vous>>, la laissa-t-elle galamment passer la première.
Galamment; du moins c’était l’illusion qu’elle renvoyait. Claire soupçonnait le piège en-dessous de cette couche de courtoisie; elle voulait qu’elle entre en premier pour pouvoir s’assurer qu’elle ne se ferait pas la malle dans son dos. Ce n’était pas trop tard, songea la lycéenne dans un éclair de raison. Elle voyait d’ores et déjà sa diversion: oh, un chat ! pointerait-elle vers l’intérieur du café. Waouh ! s’émerveillerait avec sa joie naïve son interlocutrice, qui suivrait la direction de son doigt; ce qui lui permettrait d’appliquer son tour de passe-passe et de fuir. Écran de fumée, rideau: disparition. Parfait.
Hormis qu’elle avançait. Ses pieds avançaient, l’un après l’autre, ils marchaient; non, mauvais sens; non, nooon…
<<Quel gentleman.
Double zut.
— Toujours.>> Répliqua sa camarade avec un sourire enjôleur.
Comme pour se faire punir de son sarcasme, la musicienne à peine le seuil franchi manqua de peu de se prendre les pieds dans un chat vautré dans un rayon de soleil. Elle enjamba in extremis la créature qui avait eu le malheur d’être sur son chemin. Pauvre; tout était relatif. Sa victime, faute d’être effrayée, ne bougea que pour surélever sa tête et gronder un miaulement d’avertissement mécontent: ‘’mreoow’’, ou quelque chose du genre.
Aussi Claire, la véritable pauvre créature de cette histoire, s’était-elle sentie tomber, se rattraper, se déchirer l’entrejambe de par son grand écart improvisé, pour unique résultat de se faire, très probablement, insulter par la vermine qu’elle aurait pu tuer avec son poids en premier lieu.
Le regard avec lequel elle fusilla le chat ne s’en fit que plus torve.
<<Mreow toi-même…>> s’énerva-t-elle entre ses dents, sa vois sifflante, plus pour elle-même que pour être entendue.
Mais Chiara l’entendit. Chiara gloussa sous cape, une main plaquée contre son sourire. Sa discrétion légendaire attira Claire en moins d’un battement de cœur (lequel reprenait, doucement, son œuvre dans sa cage thoracique). La guitariste se retourna vers elle de trois quarts pour la dévisager, contrariée, et reporter sur elle ses yeux assassins.
La blanche, loin d’être inquiète, en rit davantage. Son hilarité redoubla; elle ne la retint plus. Elle s’éleva alors dans la salle en son pfuahaha caractéristique.
Le cœur de la brune s’emballa. Elle soupira.
La porte se referma derrière elles.
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La salle était de taille moyenne, mais recelaient de recoins.
Claire scrutait Chiara tandis qu’elle la balayait du regard et explorait ce qui n’était pas visible de l’extérieur. Elle se fascinait pour la moindre ogive, la moindre niche dans les murs.
Elle avait l’air parfaitement sereine, soupira la brune, qui n’avait d’yeux que pour la jeune fille.
L’énergie tranquille de cette dernière contrastait fortement avec la sienne, anxieuse et turbulente.
La guitariste de fait était assise le dos droit et raidi, les fesses serrées, les mains crispés sur ses genoux alors qu’elle s’agitait sans parvenir à trouver de posture confortable. La tension qui tendait ses muscles était telle qu’elle en affectait l’air autour d’elle, et se diffusait, comme un poison. Les chats avaient l’air de le sentir. Ils étaient sur leurs gardes depuis qu’elle s’était installée. Tant mieux. La guitariste espérait qu’ils s’estimaient aussi menacés par elle qu’elle se le croyait par eux.
Qu’ils gardent leurs distances.
Les deux adolescentes avaient trouvé refuge dans un coin reculé du café, autour d’une table ovale encadrées de deux banquettes moelleuses de gros coussins mais recouvertes de plaids, probablement pour les protéger des chats, jetées en large et en travers du dossier comme de la longueur. Elles-mêmes avaient été disposées près d’une des larges vitres qui donnaient sur l’extérieur, et constituaient ainsi la façade voire la vitrine de l’établissement. À cette heure la lumière qui y entrait était froide, d’autant plus que les derniers rayons de soleil étaient passés derrière l’horizon, et que seul leur sillage permettait encore de discerner les silhouettes de la ville. Ce sillage, lorsqu’il allait jusqu’au parquet, le blanchissait; par ricochet, il en s’en parait d’allures nivales.
Mais la lumière s’alluma bientôt. Les franges des abat-jours de genres Arts Nouveaux dorèrent.
La neige fondit comme au soleil, et le parquet redevint parquet.
Claire lança enfin un regard torve aux alentours.
Plus loin (mais trop près à son goût), un chat se faisait les griffes sur le tissu d’un fauteuil. Hurluberlu ! le chassa un cri particulièrement exaspéré de la serveuse de là où elle se tenait. La boule de poils détala; la femme la supervisa d’un air exaspéré (visiblement, elle n’avait plus aucune foi en ce chat, et avait fort besoin de la tasse de café qui fumait sur le comptoir derrière lequel elle s’affairait).
Claire se félicita d’avoir attrapé un pantalon lorsqu’elle s’était levée. Certes, son style n’était pas au top, avec son pantalon large, son sweatshirt sombre, sa veste en cuir trop courte et ses cheveux en pagaille, mais au moins ne se ferait-elle pas déchirer les jambes.
La brune, pour laquelle il valait mieux prévenir que guérir, s’appropria le coussin le plus proche, qu’elle plaqua sur ses genoux; sécurité supplémentaire, mais qui ne lui semblait pas de trop, au vu de la serveuse qui s’écriait de nouveau: Maurice ! d’un ton plus exaspéré encore. (Un chat roux s’immobilisa; elle avait tourné le dos deux secondes, ce qui lui avait suffi pour faufiler sa petite tête anguleuse et rousse jusqu’au-dessus de ladite tasse, sa langue sortie presque dans le liquide. Il s’était suspendu en pleine action; et entre la finir ou s’enfuir, il était tenaillé par un tel dilemme que ses moustaches en frémissaient. Maurice, tu étais mon préféré, tenta la femme, qui n’osait plus bouger, ne fais pas ça; le dénommé Maurice n’esquissa lui non plus pas le moindre mouvement, et lors d’une solide seconde qui parut une heure, il resta là, la langue sortie d’entre ses babines, ses prunelles dilatées d’intelligence dans celles de la serveuse. Enfin, Maurice choisit; il plongea sa tête dans la tasse; lapa. Le visage de la serveuse se décomposa, alors qu’il se brûlait la langue, et miaulait et reculait, ou s’envolait, dans un sursaut spectaculaire. Sa patte glissa dans le vide; il glissa aussi, renversa la tasse en essayant de se rattraper, se brûla, miaula de façon encore plus dissonante, chuta au sol dans un bruit sourd et détala tout aussi élégamment, les poils du dos hérissés et du café plein les coussinets.)
Le bruit qu’avait feulé n’était pas un miaulement. C’était une aberration de la Nature. C’était un cri, un cri prophétique, annonciateur d’apocalypse et d’Armageddon.
Claire porta son regard éberlué vers son accompagnatrice, qui elle aussi avait été spectatrice de la scène.
<<Mm>>, lâcha-t-elle pensivement.
Elle reporta son attention sur elle:
<<Tu veux quoi ?>>
Elles n’allaient pas parler…? Non ? C’était normal…? Ah, Claire ricana jaune. Ahah, lâchait-elle, comme des souffles d’air ponctuels et indépendants les uns des autres plutôt que des éclats de rire, alors qu’elle se dégonflait dans les coussins derrière elle. Son dos s’y enfonça.
<<… Euh…Un café…? J’imagine…
Avec une rasade d’alcool, pour ses nerfs.
Son interlocutrice refusa d’une moue de dégoût dramatique.
— J’ai dû mal entendre. J’ai cru un instant que tu avais demandé du café.
— Comment tu peux prononcer ce mot avec autant de mépris…?
Chiara secoua la tête, campée sur ses positions.
— C’est mauvais. Dans tous les sens du terme. C’est immonde pour les papilles comme pour le corps.
—…Je ne suis pas d’accord. C’est bon, et ça garde les idées claires. Tu vas devoir me convaincre autrement…
— Soit ! Puisque je pourrais dire bien des choses en somme, abordons cela dialectiquement. Thèse, le café c’est amer; antithèse, le café dérègle ton organisme; synthèse, j’ai raison, et tu as tort !
—…Excuse-moi, ironisa la guitariste, je n’ai pas suivi ton raisonnement; tu ne m’as pas prévenue que pour entendre ta logique, je devais me mettre dans l’état d’esprit d’un enfant de trois ans.
— C’est savoureux comme du jus de chaussettes !
— C’est…Pire…
— Il faudra me passer sur le corps pour que je te prenne ça ! Tu perds ton privilège de commande ! Je te le rendrai quand tu seras plus avisée !>>
La jeune fille se leva en furie, révoltée au plus profond de son âme. Elle se lança vers le comptoir, dans une exclamation de protestation de Claire. Cette dernière se leva pour la rattraper, si vite que le coussin glissa de ses cuisses; seulement pour des figer tout aussi vite.
<<…>>
Un chat noir avait profité de son angle mort pour se poster en face de sa banquette.
Il la reluquait, statique; une minute s’égrena sans qu’il ne cligne ses yeux, qui s’exorbitaient de ses pupilles si dilatées qu’elles en mangeaient le jaune crasseux.
Claire le fixa en retour, la bouche sèche. Chiara avait été reléguée au cadet de ses soucis. Un interrupteur s’était actionné dans sa tête. Du mode vie courante, elle était entrée, de façon très paradoxale, dans le mode survie.
La guitariste se rassit lentement, blême. Elle évita les mouvements brusques.
Dans la rue, elle avait déjà entendu des gens appeler des chats avec des bruits de bouche comme ceux de calamars en fin de vie. Pshpsh, ou une incantation similaire. Qu’était le contraire de pshpsh ?
<<…Hsphsph…>> tenta-t-elle pour le faire fuir.
Les oreilles du chat se dressèrent. Sa queue remua. Une sueur froide coula dans le dos de la brune lorsqu’il se leva. Elle redoubla alors qu’il s’approchait d’une démarche souple et chaloupée.
<< Hsphsph ! Hsphsph ! Non ! Va-t’en !>>
L’animal sauta sur la banquette. Claire attrapa le coussin pour la plaquer contre ses cuisses avec un cri…Intérieur. Le chat pose une patte sur le coussin et s’y suréleva pour la renifler. Claire était tétanisé; son état de panique sembla lui plaire, car il se laissa enfin aller contre elle et frotta sa tête plate de vermine galeuse (euphémisa-t-elle) contre son bras.
<<…Magnifique…Exactement ce qu’il me fallait…s’accabla-t-elle dans un râle.
Le chat ronronnait, si fort, qu’il lui semblait qu’il en vibrait. Sans lui demander son avis, ce dernier grimpa sur son coussin de protection et s’y roula en boule promptement…
<<Non…!>>
…Tout en bavant profusément, une substance gluante coulant de ses babines.
Le visage de la musicienne se décomposa en une expression de dégoût absolue: ses sourcils se froncèrent, son nez s’en plissa, sa lèvre inférieur s’arqua en demi-lune alors que la supérieure se retroussait, tout cela dans un eww maugréé. Claire jeta un regard désespéré autour d’elle comme une bouteille à la mer, à la recherche d’une aide quelconque. Personne ne réagissait. La serveuse était en grande conversation avec Chiara; de quoi pouvaient-elles même discuter ? Elles dégoisaient toutes les deux gaiement l’une avec l’autre, comme des connaissances de longue date.
Le même schéma qu’avec le vendeur de nouilles se répétait. Ça l’atterrait.
Laissée pour compte, Claire soupira. Sans y penser, elle effleura le haut du crâne du chat et le gratta entre les oreilles du bout du doigt, pour jauger ses réactions…
Ce dernier reprit ses vibrations sur fond de ronronnements. Il se tordit et se roula sur le flanc, tout en frottant sa tête sur le coussin. Ce faisant, il y étala sa bave.
<<…C’est vraiment répugnant…
— Tu socialises ?>>
Chiara avait envie terminé sa conversation. Elle était en train de s’assoir en face d’elle, le regard baissé vers le félin et un sourire espiègle sur les lèvres. Celui-ci s’élargit: je te l’avais dit, semblait-il exprimer. La brune marmonna.
<<Débarrasse moi de ce truc.>>
Sa camarade se pencha au travers de la table pour mieux voir.
<<Ah…Il est mignon ! Veinarde.
En effet, c’était bien sa veine…
— Je te hais.
— Peut-être, mais tu ne peux plus partir maintenant. Tu peux te considérer retenue otage.
— De toi ?
— Bien sûr. Qui sait quels moyens j’emploierais pour te retenir ?>>
Chiara barra ses lèvres de son doigt mystérieusement.
<<Ahah…Ah…?>>
Claire ricana nerveusement.
Mais la blanche ne faisait que la contempler, son sourire immuable et cryptique.
La guitariste s’inquiéta. C’était une blague, n’est-ce pas…? C’était une blague. N’est-ce pas ?
La serveuse arriva avant qu’elle ne puisse y réfléchir davantage, un plateau sur le bras.
Son sourire aimable ne trompa pas la musicienne. Les réflexions de cette dernière changèrent de sujet; elle se demandait si la nouvelle arrivante avait pu avoir son café, finalement.
<<Ah, Érèbe vous a adoptée ! commenta-t-elle pour toute salutation lorsque son regard tomba sur la forme roulée en boule sur les cuisses de la jeune fille.
Sûrement parce qu’elle avait déjà eu l’occasion d’accueillir Chiara au comptoir…Le sujet qu’elle posa sur la table et la manière qu’elle avait eu de le formuler perturbèrent toutefois la brune.
Celle-ci sua. Érèbe. Quoique sa culture générale lacunaire, elle connaissait le terme: l’Érèbe, c’était la partie la plus sombre de l’Enfer, potentiellement biblique. Son rictus se crispa, vrillé au-travers de son visage:
— Pardon ?>>
Chiara pouffa en face d’elle; sa tête décomposée avait dû être la cause de cette hilarité irrépressible. La jeune fille simula une quinte de toux pour ne pas paraître irrespectueuse, mais…Le rendu final était pire que son rire de base. On aurait pu croire, au choix, soit qu’elle s’étouffait, soit qu’elle reniflait et hoquetait en même temps.
La serveuse lui lança un coup d’œil étonné, puis reporta son attention sur Claire et sa mine désormais dépitée. Celle-ci n’avait pas réagi; elle gardait son regard rivé sur la femme, et s’efforçait de faire abstraction de la blanche, qu’elle feignait d’ailleurs de ne pas connaître tandis que cette dernière éructait. Chiara…s’affligea-t-elle en son for intérieur; mais en extérieur elle était impassible. Au vu de la non-réaction de Claire, la serveuse choisit de l’imiter et de ne pas non plus s’en faire. Cette dernière resta concentrée sur leur échange, et dans le même temps qu’elle déchargeait son plateau sur leur table, reprit:
<<Érèbe, oui. C’est original, mais ce n’est pas nous qui avons choisi. Les chats d’ici sont des chats de refuge auxquels on donne une seconde vie. Érèbe était déjà nommé comme ça quand on l’a adopté. J’imagine que le raisonnement qui a motivé un tel nom a été qu’au Moyen Âge, les chats noirs comme lui étaient considérés comme les suppôts de Satan…Et donc comme tout droit sortis des affres de l’Enfer: l’Érèbe. Ou alors, son ancien propriétaire était membre d’une secte…divagua-t-elle, les yeux dans le vague alors qu’elle s’égarait dans ses théories. Peut-être qu’il l’a sauvé plutôt qu’abandonné, car il devait être sacrifié en premier lieu, mais qu’il s’est attaché ? Érèbe, s’il n’y avait pas cette connotation si péjorative, je trouverais ça beau. Ça n’a en tout cas pas pu être à cause de son caractère ! C’est le plus gentil, il ne fait que dormir et ne nous fait jamais de tracas…>>
Son ton de voix chuta de façon sinistre.
<<…Lui.>>
La femme sourit pour dissiper sa contrariété.
Mais Claire n’était plus dupe. Elle en conclut que non, son interlocutrice n’avait pas eu son café, et décida en conséquence de se tenir tout particulièrement à carreau.
<<…Je…Vois…
Elle ne savait pas quoi rajouter. Elle chercha. Elle chercha, dur; mais ne trouva rien.
Encore une fois, Claire se trouva dans une impasse. Au pied du mur, elle réalisa, encore une fois, le génie de la sociabilité qu’était Chiara, qui dix minutes auparavant était en pleine causette avec cette exacte même personne à laquelle elle ne trouvait maintenant rien à dire.
Heureusement, la serveuse ne la laissa pas ramer davantage:
— J’espère que vous aimerez les boissons. Appelez-moi en cas de besoin !
La guitariste voulut sauter sur l’occasion d’être polie. Elle se précipita:
— Merci, vous au…>>
Et s’interrompit aussi sec, ses syllabes mort-nées sur sa langue.
La serveuse avait déjà tourné les talons; elle ne l’avait pas entendue.
La brune souffla, soulagée: l’honneur était sauf. Du moins…C’était ce qu’elle pensait, avant qu’un nouveau pouffement (?) toussotement (?) reniflement (?) étouffé ne s’élève d’en face d’elle.
Claire ferma les yeux. Put…Elle les rouvrit après un temps, qu’elle utilisa pour se résigner au sort qui l’attendait. C’est avec le zèle d’un condamné à mort que la lycéenne porta son regard vers…
Chiara, qui avait le visage enfoui dans ses mains et les oreilles écarlates. Ses cheveux étaient plus blancs encore de la comparaison directe avec la couleur qu’avait pris sa peau, apercevable en de brèves occasions lorsque ses épaules tressautaient de ce qui était, Claire le saisit après l’irruption d’un nouveau son essoufflé, des éclats de rire.
<<Fu..Pfuahaha !
—…C’est pas si drôle que ça…
— Mais…Fuhu…Ta tête…Tu verrais ta tête ! Pfua…Ahahah !>> persista son amie malgré son souffle court, persuadée du contraire.
La brune évita soigneusement le contact visuel, embarrassée.
Tout comme elle l’avait fait avec le magasin de Chiara, Claire décida de ne jamais revenir dans cet établissement. Un mouvement en face d’elle attira son attention. Chiara avait attrapé son portable d’une main, et y pianotait de son pouce tandis qu’elle essuyait, de l’autre, des larmes de rire du coin de ses paupières, ses épaules encore agitées çà et là de sursauts comme d’ultime remous de son précédent fou rire.
Des larmes de rire; sérieux ? s’accabla son amie, qui ne pouvait faire autrement que s’empourprer de tout ce cirque, sa gêne redoublée. Elle prit son mal en patience, et laissa la blanche vaquer à son occupation, dans l’intention que sa nouvelle distraction, quelle qu’elle puisse être, finisse de la calmer. La brune d’ailleurs en profita pour elle-même reprendre contenance; ce qu’elle s’essaya avec l’aide non consentie d’Érèbe. Œil pour œil, dent pour dent, tonnait Claire mentalement en avançant un doigt pour frôler l’oreille du chat.
Cette dernière se déroba, et battit l’air d’un unique à-coup. La guitariste réitéra l’expérience. Elle n’arrêta que lorsqu’Érèbe gronda un avertissement. Claire releva la tête vers Chiara.
Cette dernière était toujours sur son téléphone.
<<Qu’est-ce que tu fais…s’enquit-elle, mal assurée.
— Ah. Rien. Félix m’envoyait des messages.
—…Félix. Le Félix ?
— Celui avec une teinture bleue étrange ? C’est lui, le Félix ?
— Oui. Oui, c’est lui, confirma la guitariste du tact-au-tact. Depuis quand tu as son numéro ?
Elle ne savait pas pourquoi, elle se sentait sur le qui-vive.
— Depuis deux heures…>>
Son interlocutrice reposa son téléphone face contre la table. Un large sourire éclaira son visage; l’un de ceux qui, lorsqu’elles ne se connaissaient pas bien, lui aurait fait donner par Claire le bon Dieu sans confession. Un sourire encore, maintenant qu’elles se connaissaient, qui plaça cette dernière sur ses gardes par un réflexe quasiment pavlovien. Un sourire suspicieux, qui n’annonçait que du trouble en perspective; elle l’avait appris à ses dépens.
<<…Ah.>>
Claire se détendit: elle avait effectivement, le matin même, relégué au batteur la tâche de prévenir la blanche pour la vidéo et de voir quoi en faire en fonction d’elle. Mais pour autant, elle demeura alerte; elle ne se laisserait plus avoir par les affectations de sainte nitouche de son amie…
<<…En parlant de lui…Tu as décidé quoi, pour la vidéo de nous qui circule ?>> questionna-t-elle pour changer de sujet, les coudes sur la table.
La transition avait été directe et abrupte. Chiara ne s’en interloqua pas, probablement habituée, à force, au manque de tact caractéristique de l’expression de son interlocutrice. Au contraire, elle attrapa sa boisson, qu’elle tira vers elle et s’accorda le temps de goûter pour mûrir sa réponse.
La musicienne en trouva l’aspect peu naturel; un rose crémeux, un peu comme de la mousse de fraise coupée de lait, mais plus pastel, plus pâle, et des traînées de rouge et de carmin pressées contre l’intérieur du verre en spirale qui se dissolvaient de la caresse du liquide. Le tout, servi dans une coupe comme pour un dessert glacé; ce qui devait en être un, du coup; peut-être.
Chiara remua de sa paille. Les traînées se firent emporter. La boisson s’assombrit.
Claire fronça les sourcils, sceptique. Un détail s’ajouta au reste; elle affuta sa vision pour le vérifier.
Et…Est-ce que c’était…Des paillettes…? Si elle ne s’abusait, c’en était…C’était comestible…?
<<Je lui ai dit de la supprimer.
— Ah, pardon ?
La musicienne chut de la lune.
— La vidéo. Tu m’as demandé: qu’est-ce que j’ai décidé ? lui remémora-t-elle. Et bien, j’ai décidé de la supprimer.
— Oh…Ok.
Chiara lui offrit un sourire partagé par sa paille.
— Ça te va, n’est-ce pas ?>>
Claire opina du chef, surtout pour passer outre la roue que venait de faire son cœur lorsque ses yeux chaleureux s’étaient adoucis de son sourire. La guitariste zyeuta le seconde boisson, ou plutôt, elle y jeta ses yeux et s’en passionna, toujours dans son objectif de faire di des galipettes de l’organe en son centre; quoi de mieux pour cela, que le verre au centre de la table ? Ce dernier d’ailleurs dénotait de simplicité: il était tout le contraire de son collègue. Modeste, humble, voire pudique, s’il fallait le personnifier pour mieux l’envisager. De par le liquide aux tons rougeâtres qu’il contenait, il ressemblait à s’y méprendre à un grenadine; mais avec Chiara, rien n’était moins sûr. Son allure lui plut.
Cette dernière suivit son regard.
<<C’est pour toi, dit-elle en le poussant vers elle.
—…C’est quoi…
— Ce n’est pas du café.>>
Jusque-là, elles étaient d’accord. Un rictus sarcastique releva les lèvres de Claire, et un hé comme un éclat de rire lui échappa.
<<Tu ne vas pas me le dire.
Ce n’était pas une question, car l’expression de la volleyeuse lui avait fait pressentir que:
— Nope, corrobora celle-ci. Bois.>>
La brune soupira. Chiara sirotait dans son coin, ses yeux grands ouverts sur elle; elle la faisait tourner en bourrique…Cette première capitula, et saisit le verre. Une première gorgée prudente lui permit de confirmer son hypothèse du sirop. Une deuxième lui fit identifier comme du sirop…De fraise.
Énigme résolue. Applaudissements.
<<…>>
Claire s’assombrit. Elle devait prendre garde; elle s’aventurait dans une pente glissante. Entre la pression des chats (qu’elle détestait; exception faite d’Érèbe duquel le tempérament tranquille la rassurait), le stress latent, la personnalité parfois éreintante de sa camarade et sa propre fatigue, elle devenait acerbe. Ce n’était pas le but. La lycéenne but dans une moue renfrognée, qui n’était en réalité que sa moue préoccupée. Elle devait faire descendre sa tension. Une, deux, trois…Elle inspira. Quatre, cinq, six…Elle bloqua. Huit, neuf, dix: elle expira de tout son soûl par le nez et se vida les poumons. Claire se laissa en apnée, un peu, puis recommença; encore une fois; encore.
Son entreprise peu ou prou fonctionna; sa tempête intérieure s’en apaisa, s’en se lever. Elle s’en contenta. Il faisait trop jour.
<<…Merci. Je te rembourserai.
— Mm ? Non merci ! C’est financé par l’argent du concert ! refusa-t-elle en faisant le signe ok de ses doigts, qu’elle joint en un cercle approximatif de par le rapprochement de son pouce et de son index.
Claire marqua une pause, dubitative.
—…Tu veux dire, la pièce rouge de la grand-mère qui a cru qu’on faisait la manche…?
— Ce n’était pas une pièce rouge !>> s’insurgea son interlocutrice sans la laisser finir.
Elle la désigna de sa paille de manière aussi farouche que la lueur qui irradiait ses pupilles.
<<Arrête de rabaisser ton travail ! Ta sueur ! Arrête de te rabaisser !>>, continua-t-elle sur le même ton, à moitié debout, à moitié assise sur sa banquette, sa main libre à plat sur la table pour l’aider à tenir sa posture loufoque.
L’interpellée grimaça, désemparée de cet éclat de voix. Où est-ce que Chiara avait vu qu’elle se rabaissait ? Ce n’était pas le cas; mais Claire préférait de loin qu’elle le pense, si ça pouvait lui faire baisser le volume. Sans se poser plus de question, elle alla en son sens:
<<Oui, euh, d’accord !>>, sa propre voix un chuchotement rauque d’être si pressée.
Puis par mesure de précaution, elle ajouta:
<<…Mais abaisse ta paille, s’il te plaît. On dirait que tu tiens une arme blanche…>>
Chiara la toisa d’un mauvais œil, avec lequel elle évalua sa sincérité. Ce n’est que lorsqu’elle la considéra satisfaisante qu’elle imposa un mmf grave et se renfonça dans son dossier.
La guitariste chassa une goutte de sueur sur sa tempe. Son soupir de soulagement, le deuxième de la soirée, se diffusa dans ses veines faute de pouvoir être libéré dans l’air. L’ambiance s’allégea. Comme une couverture qui aurait été secouée, elle s’aplatit graduellement; peu à peu, elle redevint sereine.
<<Est-ce tu étais au courant que la vidéo a quand même fait plus de trois cents vues ?
— Oh, émit Claire, surprise mais pas particulièrement intéressée. C’est beaucoup.
Elle profitait de la conversation pour relâcher la pression. Tout ce qui se disait lui rentrait par une oreille et lui sortait par l’autre tandis qu’elle écoutait, passive.
— Oui. Bon, après, j’avoue que j’ai dut la regarder moi-même au moins dix fois.
— Tant que ça ?
— C’est un chouette souvenir ! Ça tombe bien, finalement. Je suis contente. Et puis, ça me permet aussi de cocher l’une de cases de ma liste.>>
Liste; à peine le mot quittait-il les lèvres de Chiara que les yeux de Claire se dardaient sur elle. Elle avait désormais toute son attention.
<<Laquelle ?>>
Chiara sourit en croisant enfin son regard. Engaillardie de son écoute désormais active, elle leva le menton d’un air fier et jeta ses cheveux par-dessus son épaule.
<<Mais, ma foi, celle de devenir célèbre ! déclama-t-elle du ton de diva qui était de mise.
—…Euh…
— Réfléchis-y ! insista-t-elle face au silence incrédule de la brune, qui n’osait pas la contredire mais n’en pensais pas moins. Je ne connais pas trois cents personnes. Mais trois cents personnes, des inconnus, me connaissent désormais. Cela ne veut-il pas dire que je suis célèbre, au moins pour eux ? Je suis une star d’échelle locale ! Une petite étoile !
Claire haussa les épaules, toujours pas convaincue.
— Peut-être...>> murmura-t-elle une réponse évasive pour ne pas se mouiller.
La jeune fille fit tourner son verre entre ses mains, afin de se donner l’air pensif; mais en réalité, elle n’avait aucune envie de débattre avec Chiara. Elle ne voulait pas non plus doucher son bel enthousiasme; ce n’était pas son rôle. Si Chiara voulait se dire une star, Claire resterait muette, et qui ne dit mot consent. Si ça lui faisait plaisir.
<<Les gens nous connaissent comme un duo. Ça me fait plaisir. Pas toi ?
— Si, si.>>
Des remous d’un pourpre translucide léchaient les rebords de son verre. La célébrité…C’était somme toute assez relatif, songea la guitariste. Beaucoup voulaient être connus pour ne pas être oubliés: ce qui s’appelait la postérité. Est-ce que Chiara aussi, avait peur d’être oubliée ? Est-ce qu’elle voulait laisser une trace de son passage derrière elle ?
Et elle, qui était-elle pour juger ? se dit-elle ensuite, alors que la spirale dans son verre virevoltait. La liste n’était-elle pas son image de ce qu’était la postérité ? Elle construisait son souvenir. Enfin, quoiqu’il en soit…
Une case en moins.
<<D’ailleurs, la liste, se manifesta-t-elle. On en est où ?>>
Chiara ouvrit son sac, et sortit d'une pochette en carton la fameuse feuille.
<<Voyons>>, chantonna-t-elle en la glissant entre elles.
La brune se pencha légèrement; elle ne put aller plus loin, gênée dans ses mouvements qu’elle était par le chat. Cela lui suffit toutefois pour remarquer qu’en effet, une des cases au beau milieu de la liste était dorénavant cochée, le carré minutieusement comblé de noir.
■ "Devenir célèbre".
Et elle n’était pas la seule. Celle qui la précédait…
■ "Aller au café chat".
…Claire comprenait mieux.
<<La suite logique de ta liste serait ‘’apprendre à faire du skateboard’’...constata la brune dans un soupir déprimé. Pas facile…>>
Faire du skateboard ? Comment allaient-elles se débrouiller pour cocher cette case ? réfléchit-elle en faisant la moue, des ébauches de plan en pleine construction dans son esprit. Et puis, ‘’skate’’ et ‘’Chiara’’ ne rimaient pas ensemble…
C’était encore un plan foireux, ça.
<<En fait, cette case est déjà quasiment cochée, intervint son interlocutrice, penchée au-dessus de la liste en face d’elle. Taylor essaye de m'apprendre, depuis le début de l'année.>>
Claire marqua une pause.
<<…>>
Elle releva le regard pour dévisager son interlocutrice, ses yeux plissés de confusion. Puis, la phrase prit tout son sens; ses yeux s’agrandirent. Ils étaient passés d’un extrême à l’autre en un clin d’œil; littéralement. Son monde s’était renversé.
<<Taylor ?>> Répéta-t-elle, abasourdie.
Sa voix s’était involontairement serrée; elle vrilla sur la dernière consonne. La brune crissa des dents en s’entendant; ridicule. Sa mâchoire se crispa, seul indicateur qu’elle se tendit. Claire toussota en une toux sèche dans son coude pour détourner l’attention de son incartade vocale, les yeux baissés. Elle vit Érèbe, sur ses cuisses, relever sa petite tête anguleuse, dérangé par les soubresauts de son corps.
Une boule lui enserra la gorge. Celle-ci rendit sa comédie inconfortable; après quelques kof, kof forcés, Claire toussait pour de vrai pour s’efforcer de la déloger. Peine perdue.
Qu’était-ce ?
Elle avait bêtement pensé qu’elle était la seule qui connaissait cette liste. Que c’était quelque chose entre elle et Chiara.
<<J’ai d’autres amis, tu sais ?>> rigola cette dernière.
Elle retourna inconsciemment le couteau dans la plaie. La toux de Claire ne s’arrêtait plus.
<<Hé, Claire, bois un peu.>>
Chiara poussa son verre vers elle, inquiète désormais. Une expression attentive avait remplacé son insouciance ordinaire.
<<…>>
Claire l’attrapa sans rien dire et s’exécuta, au moins pour se donner le temps de se reprendre. Avec chaque gorgée du mélange de sirop trop sucré, c’était ses sentiments et ses réactions idiotes qu’elle avalait, ravalait, déglutissait. Ces dernières corrompaient le goût d’amertume, tenace sur la langue.
La boule demeurait.
<<…Merci. C’était passé de travers.
Bien sûr qu’elle avait d’autres amis; heureusement, qu’elle avait d’autres amis; c’était normal.
— Oui, j’ai vu.>>
Vraiment ? Avait-elle vu, vraiment ?
Vaine; voilà. Claire, son existence, ses derniers efforts de survie; tout, sa totalité, d’un coup, un seul, lui apparut dans son inexorable vacuité. C’était inutile. Elle était inutile.
Tout ce qu’elle faisait pouvait être fait par quelqu’un d’autre.
Elle était remplaçable; pire, elle était remplacée.
Elle était remplacée, alors qu’elle était toujours en vie.
Sa postérité n’avait pas fait long feu; elle ne lui avait même pas duré jusqu’à sa mort, ironisa Claire en se renfonçant dans le dossier dans son dos, les membres soudain flasques de lassitude.
Il lui semblait que sa structure s’effritait maintenant qu’elle se relâchait; sa colonne vertébrale se dérobait sous elle. Son amas de chair se vouta.
La jeune fille s’efforça de faire le vide. Vide; vide. Ses pensées bourdonnaient dans ses oreilles, leur noirceur rampant, oppressant son cœur alourdi, comme gonflé d’humidité, de sang, du liquide poisseux qui suintait de ce quelque chose enfoui au fond d’elle où pondaient ses insectes.
Bien sûr, qu’elle avait d’autres amis, c’était normal.
Claire scruta son amie…Sa camarade; son inconnue, Chiara; de sous le couvert de ses cils.
En vérité, même après tous ces moments passés en sa compagnie, elle ne connaissait toujours d’elle que ce qu’elle acceptait de lui dire. Et elle le savait, ça. Elle l’avait toujours su. Elle le savait, mais le réaliser, en prendre pleine conscience de façon si brutale, c’était encore différent.
Claire baissa la tête vers Érèbe.
La vérité, c’était que malgré toutes ses résolutions, elle s’était attachée.
Et Chiara, elle, n’avait pas changé. Il n’y avait pas la moindre craquelure dans sa belle façade de mystère. Elle la traitait comme au début, avec jovialité et bonne humeur, comme elle la voyait traiter n’importe qui d’autre: elle présentait la même façade.
Pas une craquelure n’y était apparue.
Dans ce cas-là, était-ce même de l’amitié ?
Une question stupide fleurit dans le marais de sa tête. Elle n’eut pas le temps de la retenir:
<<Mais alors, ta case avec le bouquet...>>
Chiara se crispa. Elle se gratta la joue, embarrassée.
Elle ne l’avait pas cochée avec elle.
<<Oh. Je vois>>, souffla la brune platement.
Elle avait dû le faire avec Taylor. Taylor était jolie.
Comment avait-elle pu croire qu’elle l’avait fait avec elle ? Claire s’empourpra de honte, la mâchoire verrouillée. L’humiliation était cuisante. Elle tombait de haut. Elle ? Elle, jolie ? Comment avait-elle pu y croire ? Elle; elle, jolie ? Avec ses yeux qui naviguaient et sombraient dans ses cernes, ses traits creusés d’insomnie, ses vêtements attrapés au petit bonheur la chance dans son tas de linge sale, mais pas assez sale pour être sale ? Avec sa mine renfrognée constante ? Sa mentalité ? Jolie ? Intérieurement, comme extérieurement, elle était laide. Elle n’avait pour elle que son sarcasme et son acerbité; elle n’avait rien. Rien, en fait, rien. Elle n’était rien.
La jeune fille brûlait de sa turpitude.
Elle voulait mourir d’embarras.
Claire passa une main dans ses cheveux pour se reprendre. Elle continua son geste; sa paume atteint le haut de sa nuque, qu’elle frotta, y emmêlant ses doigts avec ses mèches. Ah…Au moins, voilà qui était fait. Elle tira, tenaillée par ses sentiments, violents et contradictoires. Son visage se ferma de leur orage.
En face d’elle, Chiara était murée dans un silence penaud.
La brune ne le remarqua qu’après un temps, au gré d’une accalmie dans son crâne.
<<Ah. Ah…C’est cool ! s’exclama Claire; parce que c’était vrai, au fond, c’était cool pour Chiara, elle ne mentait pas. Tes cases seront vite cochées.>>
Plus c’était gros et plus ça passait. Chiara fut soulagée de son enthousiasme, malgré la voix de crécelle qui l’accompagna, du fait de son être raidi de la tête aux pieds sans qu’elle ne puisse le détendre.
La blanche sourit en retour.
<<Oui. Comme ça, tu auras moins à me voir !>> plaisanta-t-elle, et puis elle rit, amusée par sa propre blague.
Ses mots percèrent le cœur de son interlocutrice, qui se garda pourtant de commentaires pour ne faire que lever les yeux au ciel d’un air atterré de circonstance.
Les éclats de rire de son interlocutrice furent autant d’aiguilles de plus.
Est-ce qu’elle le pensait ? Ce qu’elle disait ?
Claire aurait aimé lui dire qu’elle aimait le temps passé avec elle, parce qu’il était le seul qui avait un sens; c’était le seul qu’elle sentait, qu’elle vivait, qu’elle respirait, lorsque le reste n’était qu’un amas dénué de sens. Claire aurait aimé lui dire qu’elle ne voulait pas que ça s’arrête après la dernière case de sa liste rayée; après celle-ci, elles pouvaient en compléter une autre, puis, une autre, une autre, et encore une; autant qu’elle le souhaitait; elle serait là.
Que passer du temps avec elle n’était pas une corvée.
Qu’elle le faisait de sa propre volonté.
Qu’elle aimait ça.
Elle aurait aimé lui dire, mais elle ne le fit pas; car les poids de ces mots fantômes pesaient déjà sur sa conscience, que la vie la rattrapait, la vie, l’attente, la mort, sa mort. Elle ne le fit pas; son élan d’énergie (l’espoir), ponctuel, conjecturel, lui était passé comme une aube.
Elle ne devait pas oublier le sens premier de cette liste, pour elle.
Elle ne pouvait pas faire de promesses qu’elle ne pourrait pas tenir.
Après la dernière case cochée, elle ne serait plus là; elle serait dans le ciel.
Claire déglutit.
En dépit de tout cela, elle se demandait: était-ce à cause de son mauvais caractère, que Chiara avait recruté une autre personne pour l’aider ? Ou alors: était-ce Claire, l’autre personne ?
Elle ne sut, entre les deux, ce qui était le pire.
L’Érèbe la scrutait de ses orbes jaunes.