Rena poussa la porte de la taverne. On lui adressa à peine un regard et sa présence fut rapidement oubliée. Elle salua le tavernier d'un signe de tête avant d'aller s'asseoir dans un coin de la salle. Les clients étaient bruyants. La plupart batifolaient avec les serveuses qui emplissaient l'air de leurs rires stridents et hypocrites, tout en se dérobant habilement lorsque certains clients se montraient un peu trop entreprenants.
D'autres femmes, sans doute des filles de joie, déambulaient entre les tables en lançant des clins d'œil aguicheurs aux clients les plus séduisants, ce qui ne manquait pas d'attiser la jalousie de leurs favoris.
Rena avait l'impression qu'à chaque seconde une bagarre allait éclater, mais la tension montait puis redescendait, sans qu'il ne se passe rien. Elle se tassa sur sa chaise, dissimulée dans la pénombre, invisible et silencieuse sans qu'aucun fait ou geste ne lui échappe.
Le tavernier lui apporta une pinte de bière aux relents de pisse de Sabali et une sorte de soupe qui avait l'air encore plus infâme que la plus infâme des bouillies de Karuto. Il lui jeta un regard de travers mais Rena l'ignora. Elle s'efforça de boire sa bière afin de ne pas éveiller les soupçons. Le liquide, âcre et acide à la fois avec un arrière-goût rance, était si infect qu'elle faillit tout recracher.
Elle jeta un regard discret autour d'elle, mais ne remarqua rien d'anormal. Une heure passa, puis deux. Elle songeait à reporter la phase de reconnaissance au lendemain lorsqu'une figure suspecte fit irruption dans la taverne.
Vêtu d'un grand manteau, le visage couvert par une grande écharpe et dissimulé dans l'ombre d'un chapeau à bords larges, l'individu se dirigea d'un pas vif vers le tavernier avec qui il échangea quelques mots à voix basse. Le chef d'établissement acquiesça puis lui indiqua une porte derrière le comptoir. L'homme le remercia d'un bref signe de la tête avant de disparaître dans l'arrière-salle.
Environ dix minutes plus tard, un deuxième homme fit son apparition. Sans attendre, il se rendit dans la même pièce. Puis encore une dizaine de minutes plus tard, ce fut au tour d'une femme de rejoindre les deux autres hommes. Rena était quasi sûre qu'il s'agissait d'une femme, car, malgré la cape et le chapeau qui cachait son visage, elle était de petite taille et portait des sandales à rubans.
Douze personnes défilèrent ainsi, neuf hommes et trois femmes. Quelques clients leur jetèrent des regards méfiants. À une table proche de la sienne, Rena surprit une conversation entre deux hommes.
— Qu'est-ce que tu crois qu'ils font là-bas ?
— J'sais pas, mais il paraît qu'ils cherchent à recruter de nouveaux membres.
— Recruter des membres ? Pour quoi faire ?
— J'en sais rien et j'veux pas le savoir. Mieux vaut ne pas se mêler de ce genre d'affaires. Moins on en sait, mieux c'est.
Cela mit fin à la conversation, mais la gardienne en avait appris suffisamment. Au bout d'une heure et demie, quelqu'un sortit enfin de la salle. De la même manière qu'ils étaient entrés, ils laissèrent un certain laps de temps entre chaque sortie.
Rena attendit que le dernier d'entre eux quitte la taverne, puis elle se leva à son tour, après avoir laissé une pièce de bronze sur la table. Elle payait généreusement ce repas de piètre qualité.
***
Dehors, l'air était frais et humide. Dès qu'elle aperçut la silhouette de l'homme s'éloigner dans la rue, elle le prit en filature. Il tourna dans une ruelle, puis encore une autre. L'Ombre continuait de le suivre le plus discrètement possible. Il tourna à nouveau au coin d'un bâtiment, mais lorsqu'elle s'engagea dans le cul-de-sac à son tour, il avait disparu. Elle s'apprêtait à revenir sur ses pas lorsqu'un bras la tira en arrière. La pression exercée sur ses clavicules la paralysait.
Elle sentait l'acier froid d'une lame glissée sous sa gorge. Elle leva lentement les bras en signe de reddition. Le bras de l'homme se détendit un peu, mais elle ne bougea pas pour autant. Elle attendait que l'homme parle.
— Pourquoi me suis-tu ?
— J'ai entendu dire que vous recrutiez. J'étais intéressée, mais je ne savais pas comment aborder le sujet alors je me suis contentée de vous suivre.
— Qui t'a parlé de ça ?
— Personne. J'ai entendu ça à la taverne à l'instant.
— Qu'est-ce que tu sais ?
— Rien de plus que ce que j'ai entendu, c'est-à-dire que vous cherchiez de nouveaux membres, expliqua Rena calmement, ce qui était la stricte vérité.
— Tu ne sais pas pourquoi, mais tu veux être recrutée ? répéta l'homme avec un ricanement.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas satisfaite de ma situation actuelle. Je viens d'entrer dans la garde d'Eel et je ne fais rien que des missions sans importance. J'ai plus l'impression d'être une boniche qu'autre chose. C'est frustrant et dégradant. Au point où j'en suis, je suis prête à faire n'importe quoi pour avoir un peu plus d'action.
— Je vois... Alors comme ça t'es une nouvelle recrue ?
Il l'obligea à lui faire face en la tenant fermement par l'épaule. De la pointe de son couteau, il fit basculer sa capuche pour révéler son visage. Il l'observa quelques instants puis hocha la tête.
— Jolie frimousse. Dans quelle garde as-tu été affectée ?
— La garde de l'Ombre.
L'homme hocha une nouvelle fois la tête avec satisfaction.
— Qu'est-ce que tu sais faire ?
— Je sais manier le sabre et toutes les armes blanches en général. Je suis discrète et vive et je maîtrise la magie élémentaire et la magie du sang.
— De quelle race es-tu ? demande l'homme.
— Vampire, mentit-elle.
— Comme cet imbécile de Nevra, hein ? ricana l'homme.
Rena resta impassible en l'entendant mentionner son meilleur ami. Elle soutenait le regard de l'homme sans rien dire. Celui-ci finit par détourner les yeux. Il lâcha enfin son épaule.
— C'est bon, je vais en parler à mes supérieurs. Retrouve-moi demain, ici, à la même heure. Tu peux rentrer chez toi. Et bien sûr, je compte sur ta discrétion.
Rena acquiesça d'un signe de la tête. L'homme lui jeta un dernier regard avant de tourner les talons et s'engouffrer dans une ruelle sombre. La chance était de son côté, elle espérait que cela durerait.
La gardienne de l'Ombre avait jugé qu'il valait mieux ne pas retourner au Q.G tout de suite. Elle était retournée à la taverne où elle avait réservé une chambre auprès du tavernier. Ce dernier, étonné de la voir de retour si tôt, l'avait dévisagé avec méfiance, mais son attitude avait changé lorsqu'elle avait lâché une généreuse poignée de pièces d'or sur le comptoir. Il s'était empressé de les ramasser en lui servant des compliments mielleux.
Une fois dans sa chambre miteuse, Rena glissa un poignard sous l'oreiller, puis s'écroula sur le lit, encore tout habillée. Elle sombra aussitôt dans un sommeil sans rêves.
***
Ezarel s'était réveillé d'excellente humeur. Il se dirigeait vers le réfectoire en sifflotant lorsqu'il fut interpellé par Alajéa. C'était une jeune femme assez petite, une sirène plus exactement, mais elle avait troqué sa queue pour une paire de jambes. D'une maladresse légendaire, elle faisait toujours des simagrées.
Elle devait son poste dans la garde Absynthe à ses circonstances personnelles, mais ses compétences laissaient parfois à désirer.
— Ezarel ! Je te cherchais ! s'exclama-t-elle gaiement en l'irradiant de son sourire candide.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il en affichant un air détaché, insensible aux charmes envoûtants de la sirène.
— C'est Séraphina, elle veut te voir dans son bureau. Tout de suite.
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Je ne sais pas, mais elle avait l'air sacrément remontée, répondit la sirène en se mordant la lèvre. J'espère que ça va aller pour toi...
Ezarel fronça les sourcils. Il ne voyait pas ce qu'il avait pu faire pour déplaire à la capitaine, mais il s'était empressé de rejoindre son bureau. Il frappa trois coups avant d'entrer. Séraphina l'attendait, les bras croisés, en tapant nerveusement du pied, le nez retroussé et les sourcils froncés.
— Vous vouliez me voir, Capitaine ? demanda Ezarel sans se démonter face à l'attitude intimidante de la potionniste.
— Tu as travaillé au laboratoire hier ?
— Oui, j'ai préparé les potions d'énergie que vous m'aviez demandées.
— Tu ne saurais pas où est passée la potion de transformation de métamorphose spontanée semi-permanente ?
— La potion de... Capitaine, il faudrait vraiment que vous songiez à trouver des noms plus courts pour vos potions, releva Ezarel en affichant un air désabusé.
— Là n'est pas le propos ! répliqua Séraphina en agitant la main avec impatience.
— Désolé. Eh bien, je ne sais...
C'est alors qu'Ezarel se souvint de la conversation qu'il avait eue avec Rena la veille. Elle lui avait posé des questions sur les potions de transformation et semblait intéressée par le contenu de l'armoire. À tous les coups, c'était elle qui l'avait subtilisée. Il ne voyait pas d'autre explication.
— Ezarel ? lança Séraphina en claquant des doigts pour le tirer de sa rêverie.
— Ah, oui, je me souviens ! Je suis vraiment désolé, j'ai renversé une fiole en rangeant les potions d'énergie hier, ça devait être ça. Je la referai, s'il le faut.
— Ezarel ! Ce n'est pas une potion que tu peux réaliser à ton niveau ! Sais-tu combien de temps il faut pour réaliser une telle potion et à quel point les ingrédients nécessaires sont rares et coûteux ? Ce n'est pas pour rien qu'elles sont sous clé !
— Je suis vraiment désolé, ça ne se reproduira plus.
— C'est bon, hors de ma vue ! ordonna-t-elle avec irritation en le chassant d'un geste de la main.
L'elfe s'inclina légèrement avant de prendre congé. Il fallait qu'il trouve Rena. Il frappa à la porte de sa chambre. Pas de réponse. La porte était fermée à clé. Il interrogea quelques membres de la garde de l'Ombre, mais personne ne l'avait vue. Si quelqu'un savait où elle se trouvait et ce qu'elle faisait, c'était Nevra.
***
Prêt à ravaler sa fierté, l'Absynthe s'était lancé à la recherche du vice-capitaine de l'Ombre. Il le trouva dans les jardins, entouré d'un groupe de jeunes femmes qui lui faisaient les yeux doux tout en buvant ses paroles comme du petit lait.
— Dragoman ! appela Ezarel d'une voix forte et ferme.
Ce dernier leva des yeux surpris vers l'elfe. Il s'excusa auprès de ses admiratrices qui le laissèrent partir à regret en échangeant des murmures et des rires grivois.
Nevra s'était arrêté devant son collègue, les bras croisés en signe de défiance, l'air de dire qu'il ne serait pas le premier à parler. Son rival, extrêmement irrité par ce comportement de coq de basse-cour, s'efforçait de faire preuve de maturité. Une fois n'est pas coutume.
— Est-ce que tu as vu Rena aujourd'hui ?
— Eh bien ? On a perdu sa petite copine ? lança Nevra avec un sourire sardonique.
— Épargne-moi tes sarcasmes, rétorqua Ezarel avec dédain. Il faut absolument que je la trouve et personne ne l'a vue depuis hier. Je ne trouve pas Mika non plus.
— Je ne sais pas non plus, je ne les ai pas vus depuis hier, rétorqua le vampire en haussant les épaules. Elle a peut-être envie d'être seule de temps en temps. Quand elle voudra te voir, elle te le fera savoir.
— Je ne te remercie pas pour ce conseil empreint de sagesse et de perspicacité, rétorqua Ezarel avec amertume.
Le jeune elfe tourna les talons, laissant son collègue songeur. Il avait reçu le rapport de Rena hier, il savait qu'elle avait mis la main sur une potion de transformation, mais elle avait été trop imprudente de la voler sous le nez d'Ezarel. L'elfe n'était pas né de la dernière pluie. S'il continuait de fouiner comme cela, il risquait de compromettre la mission.
***
Nevra ignora les filles qui le suppliaient de rester en leur compagnie. De retour dans sa chambre, il remarqua la présence de Mika. Il était sorti tôt ce matin, sans doute appelé par sa maîtresse. Un message était accroché à sa patte.
Le vampire détacha le rouleau de papier, puis il lança un lézard rouge en guise de récompense au Seryphon. Pendant que l'oiseau avalait goulûment sa friandise, Nevra avait lu la missive de sa partenaire. Ses craintes étaient confirmées. Il y avait bien un groupe de gardiens dissidents qui s'était formé au sein de la garde de l'Ombre.
La bonne nouvelle était que Rena avait réussi à les infiltrer avec succès. Enfin, si on pouvait appeler ça une bonne nouvelle. Nevra était inquiet. Il savait que son amie était la meilleure dans ce domaine, mais il avait un mauvais pressentiment. Il avait brûlé le message en espérant que la jeune femme serait prudente et ne prendrait pas de risques inconsidérés.
Aussi, sympa Ezrael qui fait la part des choses. À sa place, d'autres auraient pu trouver des excuses à Rena. Fait attention petit, tu risques de tous faire foirer.
Sa mission est bien plus complexe que prévu. On sent très bien qu'il y a des enjeux importants.
Contente en tous cas d'arriver à susciter autant d'émotions et de réactions positives ! ^^
J'aime bien le fait que si Ezarel aime Rena, il est pas non plus aveuglé par son amour, à la défendre et à la croire parfaitement innocente. Bon, malheureusement, Nevra a raison : faut pas que le p'tit elfe se mêle de cette histoire, ou Rena va avoir du mal à faire sa mission sereinement. Mais bon... J'crois bien que Ezarel va s'en mêler, et je pourrais pas lui en vouloir.
Je suis curieux d'en apprendre plus sur ces dissidents. Je pense que leurs motivations sont issues de secrets qu'ils connaissent, et j'ai hâte de voir ce que Rena va faire et penser lorsqu'elle sera confrontée à leur point de vue. En tout cas, je partage le mauvais pressentiment de Nevra.
Comme toujours, c'est un plaisir de lire tes chapitres !!
Oui, Ezarel est loin d'être naïf, et il a tendance à être davantage dans la réflexion et l'analyse de la situation quand dans l'émotion, ce qui peut parfois être un défaut pour lui dans certains cas. Surtout quand sa raison et ses émotions sont pas en alignement.
Et moi j'ai hâte d'avoir ta réaction aux prochains chapitres, je dis rien, mais c'est drôle d'avoir tes théories tout en sachant ce qui va se passer ! x)