Rena n'avait dormi que quelques heures. Elle s'était levée tôt. D'un simple signal télépathique, elle avait fait venir Mika à qui elle avait confié son rapport, rédigé en langage crypté. C'était un code que seul Nevra pouvait déchiffrer. Elle avait ensuite fait monter son petit déjeuner par le tavernier, une sorte de porridge insipide et plein de grumeaux. Elle mangea tout, elle devait prendre des forces.
Elle avait eu des doutes sur l'efficacité de la potion, mais son apparence n'avait pas changé. Elle était désormais certaine que seule l'incantation pouvait en dissiper les effets, ce qui était plutôt une bonne chose. La gardienne n'ayant rien de particulier à faire, elle s'était efforcée de dormir le reste de la journée, car la nuit risquait d'être longue.
Elle fut réveillée par des bruits provenant de la salle au rez-de-chaussée. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, la nuit était déjà tombée. La taverne était en train de se remplir. Elle se leva, s'étira, puis s'habilla. Elle prit son katana qu'elle dégaina pour vérifier l'état de la lame, l'acier luisant à la lueur de la bougie. Elle fit quelques mouvements, fendant l'air d'un geste vif et précis, puis rengaina. Une vieille habitude. Un rituel que lui avait transmis son maître avant chaque combat ou mission importante.
Rena sortit par la fenêtre. Elle se hissa sur le toit, puis huma l'air frais en levant les yeux vers le ciel étoilé. Elle descendit du toit pour atterrir dans une ruelle sombre à l'arrière du bâtiment. Elle rejoignit ensuite la rue principale, puis entra dans la taverne comme si elle venait d'arriver de l'extérieur.
Le tavernier lui jeta un bref regard, mais il savait tenir sa langue. Elle alla s'asseoir au même endroit que la veille, où on lui servit la même boisson imbuvable. Le rituel de la veille se répéta. Les uns après les autres les conspirateurs, si c'est ce qu'ils étaient, se rendirent dans l'arrière-salle.
Une fois de plus, Rena attendit que le dernier d'entre eux ait quitté la taverne avant de sortir à son tour. Cette fois-ci elle ne tenta pas de le suivre, mais prit un raccourci pour rejoindre directement le lieu de rendez-vous. Il valait mieux qu'elle arrive avant lui si elle voulait éviter d'éveiller ses soupçons.
Elle entra dans la ruelle sombre et déserte. Quelques minutes après, l'homme de la veille fit son apparition. Cette fois-ci, il retira son chapeau et montra son visage. Rena était sûre qu'il faisait partie de la garde de l'Ombre, elle l'avait déjà croisé plusieurs fois. Il la salua d'un signe de tête et elle fit de même.
— J'ai parlé à notre chef et il est d'accord pour qu'on t'intègre au groupe. Une réunion aura lieu demain au Pendu. Voici l'heure à laquelle tu devras venir, et ça, c'est un laissez-passer à remettre au tavernier.
Elle accepta gracieusement le papier qu'elle glissa dans sa manche.
***
L'homme ne s'était pas attardé et Rena était retournée dans la petite ruelle sombre et sale derrière la taverne. Jugeant qu'il serait plus prudent de rejoindre sa chambre en passant par les toits, elle avait escaladé une pile de caisses lorsqu'une voix grave et profonde retentit derrière elle.
— Ce n'est pas très bien de faire ça, on dirait une voleuse.
Rena fut tellement surprise qu'elle sursauta et lâcha prise. Elle se rattrapa de justesse, poussa un soupir soulagé... trop tôt. Son pied glissa et elle tomba à la renverse. Elle laissa échapper un petit cri de surprise, mais alors qu'elle se préparait à l'impact, sa chute fut brusquement stoppée. Celui qui avait causé son dérapage venait de la rattraper.
Elle reprit ses esprits puis se tourna vers son interlocuteur. Il faisait trop sombre pour qu'elle puisse voir son visage, mais, malgré sa cape de voyage, elle devinait qu'il était grand et plutôt musclé.
— Qu'est-ce que tu faisais ? lui demanda-t-il sans détour.
— J'essayais de rentrer dans ma chambre, répondit-elle sans réfléchir.
— Pourquoi tu veux rentrer dans ta chambre par la fenêtre ? Tu n'es pas un Crowmero.
— Ça ne te regarde pas, répliqua-t-elle agacée. Je t'en pose des questions, moi !
— Désolé.
Un silence s'installa entre eux. Rena, à bout de nerfs, lança brutalement :
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Une chambre.
— Une chambre ?
— Oui. J'ai demandé ici, mais on m'a dit qu'ils étaient complets. C'est la quatrième auberge que je visite et il n'y a de place nulle part.
Rena trouvait cela étrange. Elle n'avait vu personne d'autre à l'étage et aucune chambre ne semblait occupée à part la sienne.
— Tu n'es pas de la cité. D'où viens-tu ?
— D'une région voisine.
— Quand es-tu arrivé à Eel ?
— Il y a deux jours.
— Que viens-tu faire ici ?
— Je veux intégrer une des gardes, mais on m'a dit que c'était impossible.
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas comme les autres...
Rena resta silencieuse. Elle trouvait cela intrigant, mais même si elle avait du mal à refréner sa curiosité, elle n'avait pas de temps à perdre avec cet homme.
— Comment t'appelles-tu ?
— Valkyon.
— D'accord. Viens avec moi, Valkyon. Je vais te trouver une chambre.
***
L'étranger ne se fit pas prier. Le propriétaire fit une drôle de moue lorsqu'il reconnut l'homme qu'il avait refoulé quelques instants plus tôt.
— Tavernier, une chambre pour mon ami ici présent, s'il vous plaît, lança Rena d'un air détaché.
— Je suis désolé, mais ce n'est pas possible, nous ne pouvons pas accueillir cet individu, commença à bégayer l'homme en se tordant les mains avec nervosité.
— Dans ce cas, je suppose que vingt pièces de bronze, ça ne vous intéresse pas ?
— Vous avez dit vingt ? s'exclama-t-il, les yeux ronds comme des écus. Je suppose que je peux faire une exception... mais une nuit seulement ! Vous pouvez prendre la chambre que vous voulez.
— Très bien.
La gardienne lui remit une bourse remplie de pièces de bronze que l'homme saisit avec avidité. Elle guida ensuite l'étranger à l'étage, le tavernier étant bien trop occupé à compter son butin pour se soucier de son client. Une fois dans le couloir, sous la lumière des lampes à combustion magique, elle put observer le visage de Valkyon plus attentivement.
Il avait des cheveux mi-longs, presque aussi blancs que les siens, avec des reflets argentés. Ses yeux dorés étaient animés d'une lueur vive, à la fois douce et chaleureuse, qui contrastait avec son expression froide et sérieuse. Sa peau mate, tannée par le soleil aride d'une région désertique, et ses bras musculeux laissaient deviner qu'il avait l'habitude de manier des objets lourds. Pas des armes, plutôt des outils.
Il n'avait pas la carrure d'un guerrier, mais celle d'un travailleur manuel, même si la jeune femme trouvait qu'une claymore aurait été du plus bel effet entre les mains calleuses de ce brave gaillard. Elle l'avait examiné sous toutes les coutures, sans se soucier de la gêne que devait ressentir le jeune homme.
— Tu es un faelien, n'est-ce pas ?
— Oui, toi aussi tu as remarqué, dit-il sur le ton du constat.
— Ça se voit... Enfin, ça se sent. Il y a quelque chose d'humain qui émane de toi. C'est troublant.
— Toi aussi, tu as peur de moi ?
— Non. D'ailleurs, je ne pense pas que les gens aient vraiment peur de toi. Ils se méfient juste de ce qu'ils ne peuvent pas comprendre. Tu ne devrais pas faire attention à eux.
— Tu es la première personne à me dire ça.
— Je ne suis pas la seule à le penser. Tu n'as juste pas rencontré les bonnes personnes. Tu veux vraiment intégrer la garde d'Eel ?
— Oui, c'est pour ça que je suis venu jusqu'ici.
— Je vois. Ce ne sera pas facile, surtout pour toi. Il va falloir faire tes preuves.
— Je sais, mais je ne compte pas abandonner aussi facilement.
— C'est ce que j'avais compris. Tant mieux. Je vais te faire une lettre de recommandation que tu apporteras à la Garde demain. Tu dois la remettre à la générale Miiko Imaizumi ou à l'un des membres de la garde Étincelante. À personne d'autre. C'est bien compris ?
— La générale ou un membre de la garde Étincelante. D'accord.
— Attends-moi ici, je reviens.
Rena se mit aussitôt à rédiger la lettre de recommandation. Elle ne savait rien de Valkyon, mais elle avait été convaincue par sa carrure, sa détermination, sa motivation et sa candeur qui pourraient être un atout pour la garde. Elle était également pressée de se débarrasser de lui. Sa présence risquait de compromettre sa mission. Elle signa la lettre d'un coup de plume rapide : Rena Yukihira, Lieutenant de l'Ombre et Vice-Capitaine de l'E.I.A.S.
Elle remit la missive soigneusement cachetée à Valkyon qui la remercia d'un bref signe de tête. Il lui souhaita bonne nuit avant de regagner sa propre chambre. Rena fit de même, heureuse de pouvoir s'accorder quelques heures de sommeil. Elle écrirait son rapport plus tard.
***
C'était la première fois depuis son arrivée à Eel que le faelien avait aussi bien dormi. Un nouveau jour plein d'espoir se levait sur la cité. Il rangea la précieuse lettre de recommandation dans son sac, puis alla frapper à la porte de la jeune fille qui l'avait aidé la veille. Elle lui ouvrit aussitôt, l'air fatigué et tendu.
— Je vais me rendre au Q.G, je voulais juste te dire au revoir et te remercier pour tout.
— Ah oui, c'est vrai. Eh bien, de rien et bonne chance. Si tu parviens à intégrer la Garde, on aura l'occasion de se revoir.
— Ah bon ? Toi aussi tu fais partie de la Garde ?
— Évidemment, sinon cette lettre de recommandation n'aurait aucune valeur.
— C'est vrai, j'aurais dû y penser.
— Tu ne m'as pas l'air très vif. Tu es sûr que ça va aller ?
Valkyon leva un sourcil en lui jetant un regard désapprobateur.
— Désolée. Je n'aurais pas dû dire ça, c'était déplacé.
— Ce n'est pas grave, je ne t'en veux pas. C'est vrai que je peux être un peu lent, admit-il en esquissant un sourire fugace. Bon, je dois y aller. Au revoir.
— Au revoir.
Valkyon se demandait ce qu'un membre de la Garde faisait dans une auberge miteuse et malfamée avant de conclure que cela ne le regardait pas. Il prit le chemin du Q.G. Tout était nouveau pour lui. Il était impatient de découvrir sa future demeure. Il venait à peine de mettre les pieds dans le hall d'entrée qu'il fut arrêté par un gardien.
C'était un elfe assez jeune – même si avec les elfes on ne pouvait jamais trop savoir quel âge ils avaient vraiment – il avait les cheveux bleus et les yeux vert turquoise, le tout emballé dans une tenue elfique complexe et raffinée. Toutefois, ce qui frappa le plus Valkyon, c'était les énormes cernes sous ses yeux. Il semblait souffrir d'insomnie.
— Qu'est-ce qu'un faelien comme toi fait ici ? demanda l'elfe avec méfiance.
— Je veux intégrer la garde d'Eel. J'ai une lettre de recommandation. On m'a dit de la remettre à la générale ou à un des membres de la garde Étincelante.
— Qui t'a fait cette lettre ?
— Je ne connais pas son nom, je l'ai rencontrée hier.
— Ce n'est pas très convaincant.
Le faelien resta silencieux.
— Miiko et tous les membres de la garde Étincelante sont occupés en ce moment, continua Ezarel avec lassitude.
— J'attendrai que quelqu'un se libère alors.
Une voix retentit dans le hall.
— Hé ! L'Elfe ! Tu n'as pas mieux à faire que d'embêter les nouvelles recrues ?
L'intéressé jeta un regard noir à son interlocuteur, puis haussa les épaules avant d'aller voir ailleurs si le vampire n'y était pas, tout en ignorant elfiquement le faelien. Nevra en profita pour se précipiter vers Valkyon.
— Bonjour, je suis Nevra Dragoman, vice-capitaine de la garde de l'Ombre. Il semblerait que tu aies une lettre de recommandation ?
— Oui.
— Je peux la voir ?
— Non. Je dois la remettre à un membre de la garde Étincelante.
— La gardienne qui t'a fait cette lettre m'a prévenu de ton arrivée. Je vais m'en occuper, alors ne me fais pas perdre mon temps.
Valkyon lui jeta un regard dubitatif. C'était un drôle d'individu. Le jeune homme n'était pas sûr de ce qu'il devait faire, mais il commençait à en avoir marre d'être planté là. Il irait aussi vite à lui remettre la lettre.
— Merci ! fit le vampire en s'emparant de la lettre qu'il décacheta avec empressement.
Il la lut rapidement en secouant la tête, l'air exaspéré.
— Je vais transmettre ta demande au bureau du recrutement. Tu pourras repasser en début d'après-midi.
— Très bien. Merci.
— Ah ! Juste un petit conseil pour la route. La personne qui t'a fait cette lettre, ce serait bien que tu n'en parles à personne.
— Je suis quelqu'un de discret, je ne compte pas parler de quoi que ce soit à qui que ce soit.
— Tant mieux, approuva Nevra avec un sourire féroce qui découvrait ses canines acérées.
Valkyon avait senti quelque chose d'étrange chez ce vampire. Ce n'était pas son comportement ou son physique qui le perturbait, c'était son aura. Il dégageait quelque chose de sombre et d'inquiétant. Une odeur de sang et un relent de soufre.
Il avait eu une drôle de sensation en rencontrant Rena, mais c'était différent. L'aura de la jeune femme était plus rassurante et lumineuse même s'il avait ressenti une froideur implacable dont il valait mieux se méfier.
Il ignorait pourquoi ces deux-là lui avaient fait un tel effet. Au fond, tout cela était sans importance. Tant qu'il pouvait intégrer la garde, il était prêt à faire face aux phénomènes les plus bizarres.
***
« C'était moins une ! », pensa Nevra, soulagé d'avoir pu intercepter la lettre à temps. Encore un peu et la mission de Rena aurait été compromise. Par tous les diables ! À quoi pensait-elle en agissant de la sorte ? Enfin, c'était bien son genre de venir en aide à quelqu'un comme Valkyon. Si seulement elle pouvait ne pas en oublier ses priorités. Heureusement qu'elle s'était elle-même aperçue du risque que cela comportait et qu'elle l'avait prévenu à temps.
Une fois dans sa chambre, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes, il recopia la lettre de recommandation qu'il signa de son propre nom. Il détruisit l'original, marqué de la signature de Rena, puis remit l'autre à Miiko. Elle la lut rapidement avant de donner son approbation. Elle en profita pour lui demander de guider le nouveau et de lui expliquer les règles.
Le vice-capitaine de l'Ombre trouvait cela extrêmement pénible, mais il n'avait pas vraiment le choix. Un ordre de la kitsune en chef, ça ne se refusait pas, et il fallait qu'il couvre son amie.
Nevra avait retrouvé Valkyon en début d'après-midi pour lui exposer rapidement le fonctionnement des gardes.
— Ta candidature a été acceptée, mais il faut encore que tu passes le test d'aptitude psycho-magique. Ça se passe dans la bibliothèque, là-haut, dit-il en désignant une porte du pouce. C'est Keroshane qui te fera passer le test. Il est déjà prévenu donc tu peux aller l'attendre là-bas. Si tu as des questions, c'est à lui qu'il faudra les poser, ou aux membres de ta garde. Je fais partie de la garde de l'Ombre, mais je suis très occupé, donc si jamais tu atterris dans ma garde, ce que je n'espère pas, demande à quelqu'un d'autre.
— D'accord. Merci.
Valkyon se dirigea vers la bibliothèque tandis que le vampire retournait vaquer à ses affaires. Il apprit plus tard que le faelien avait été affecté à la garde Obsidienne. Tant mieux. La garde de l'Ombre n'était pas l'endroit le plus sûr en ce moment. Il valait mieux éviter d'impliquer une nouvelle recrue. Il n'y avait plus qu'à espérer que Rena découvre quelque chose de concret afin qu'ils puissent régler cette affaire au plus vite, et si possible, sans effusion de sang.
Contente que les personnages te plaisent, en tout cas ! ^^ Valkyon est un peu plus secondaire à l'histoire, mais on aura l'occasion de le croiser de temps en temps quand même.
On en apprend pas plus sur les dissidents de la garde d'Ombre, mais ce nouveau qui débarque est encore plus intriguant ! Rena m'a bien fait rire, à dire qu'il n'était pas vif. Elle est sympa, mais honnête ahah. Je suis curieux de voir le rôle de Valkyon dans le déroulement de l'histoire. Ce qui est sûr, c'est qu'il a ses propres secrets. Nevra m'a aussi l'air d'avoir de très bonnes intuitions, je trouve ! C'est intéressant qu'il mette Rena et Valkyon dans le même panier, j'ai hâte de voir où tout cela va aboutir !
Aussi, je suis ravi de savoir que l'effet de la la potion de métamorphose ne va pas disparaître sans prévenir ! C'était un point qui me taraudait, parce que ça signifiait que Rena avait un timing inconnu et potentiellement serré pour réaliser sa mission.
Ah ben Rena elle est assez cash en vrai, elle ment quand c'est utile, mais sinon elle est plutôt franche, sans forcément le faire par méchanceté. C'est peut-être Ezarel qui déteint sur elle cela dit. x)