Cinq compères se lèvent à l'aurore pour un monde plus prospère. En évitant les contrôles au faciès, ils rejoignent les abords des logements. Calmement ils frappent à la porte et présentent les torts du gouvernement. Rien ne leur échappe, ils pointent du doigt la malédiction rampante. Celle de la tourmente, de la faim, et proposent l'union. Les entraves se brisent quand Théo leur tend la main, et ils se mettent à rêver à de radieux lendemains, du jour où leurs vœux remplaceraient leurs barreaux, et qu'enfin du consumérisme, ils quitteraient le brasero.
Le pas est rythmé, déterminé, leur fougue les propulse au-devant de personnes qui n'avaient pas entendu jusque là de discours politique divergent, si ce n'est celui d'autres nations. Les jours défilent de façon surprenante et se confondent dans les visages variés des personnes ayant rejoint la lutte. Leur adhésion est quasi systématique, naturelle et spontanée. Un jour le groupe investit des immeubles avec des rangs qui s'élargissent d'heure en heure, c'est ensemble qu'ils haranguent la cité de Raphaël.
Elle n'avait pas attendu leur venue pour que des sursauts solidaires se manifestent. Depuis des années maintenant, Raphaël participe à des mouvements de collecte de livre, ainsi qu'à la mise en place et l'entretien d'une salle de box gratuite. Il faut dire que la cité est livrée à elle-même depuis longtemps. La municipalité l'a fait passer au second plan, il faut dire que ses habitants consomment peu et ne votent pas. Elle ne voit donc pas d'intérêt à y mettre des deniers publics. Il résulte de cette équation des carences flagrantes pour le quotidien des habitants. Aucun commerce n'est présent dans le quartier. Il faut faire plusieurs kilomètres pour trouver un médecin. Quand on vit ici, on est dans une bulle ; comme si l'on vivait dans un village perdu dans les champs. Ce sentiment s'incarne sous forme d'immeubles remplis de logements sociaux qui éraflent le ciel. Ils sont comme des remparts qui protégeraient les habitants d'un monde hostile. Raphaël, une fois rentré, est ravi de voir tout le monde. Il salue les grands-pères qui jouent aux dames le long des allées avec leurs mugs remplis de thé. Ils échangent un sourire, un mot sur la météo, leur santé puis ce sont les plus jeunes qui s'affrontent dans un concours de dribbles qui attirent son attention. On ne sait jamais si le duel se terminera après avoir atteint les limites de dextérité de l'un des enfants ou si ce sera parce que le ballon aura rendu l'âme. Un peu plus loin à l'ombre d'un hangar à vélo vide il aborde un « épicier », un de ces marchands illicites. Il sait qu'ils seront les plus durs à convaincre. Chaque habitant doit se méfier de tout. Pour eux aiguiser leur vigilance est une nécessité, car ils savent ce qu'il adviendrait d'eux si elle n'était pas affûtée. Chacun doit déjà faire attention quand la police intervient. Elle se déploie souvent avec violence, et il n'est pas rare que les personnes interpellées passent par l’hôpital avant de rejoindre une cellule. Les badauds ne sont pas distingués des délinquants, ils sont coupables de ne pas avoir vu ou dénoncé les activités illicites. Il n'y aura pas d'arrestation pour eux ; les geôles ne sont pas assez grandes pour accueillir tout le monde. Ce qui les attend est un rappel à la loi qui prendra la forme de coups de matraques, durs et froids comme l'acier.
Pendant que d'autres s'affairent dans les blocs voisins, nos amis partent à la recherche du chef des épiciers. C'est après avoir longé un jardin central peu entretenu de la cité qu' ils pénètrent dans une cage d'escalier. Ils y sont accueillis par une connaissance de Raphaël, un jeune garçon aux vêtements amples qui siège au milieu des marches comme un roi sur son trône. Il est entouré de ses collègues qui forment autour de lui une sorte de cours ; comme du temps de la noblesse. À l'intention de la seule personne qu'il connaît, il tient des propos simples qui vont directement au but : « Pourquoi tu nous fais ça ? Pourquoi tu nous embêtes avec tes nouveaux potes, tu attires l’attention et tu sais que c'est pas bon, que ce soit pour le business ou le quartier. Avec tes bonnes intentions tu vas tuer le seul moyen qu'on la plupart de manger. Bravo.
– Non, tu sais que ce n'est pas ce je cherche, réplique Raphaël. Je souhaite seulement proposer à ceux qui le voudront de nous rejoindre pour tenter de rendre le monde moins pourri.
– T'es drôle toi. J'ai rien contre toi ; tu as une question, et tu veux une réponse et ça va être rapide. Ma réponse est non.
– Pourquoi tu te la joues devant tes potes, tu ne sais même pas que ce ça pourrait donner.
– Ah là on est pas d’accord et je sais très bien ce que ça va donner. Toi ça va t'es un petit rêveur sympa, même si un peu encombrant. Les autres dehors je sais qu'ils s'en foutent de nous. Tu pourras me faire tous les beaux discours de la terre, rien n'y changera. Si les gens étaient capables de s'indigner pour nous, ils l'auraient fait avant. On a déjà été victimes de violence et d'injustice, on s'est déjà énervés et qu'est-ce qu'on a gagné ?
– C'est pas pareil ,je te parle pas de brûler trois poubelles, je te parle d'une révolution.
– Super, et après ? Tout ce que je vois c'est des gens indifférents envers nous et mettre dans le crâne de qui veut l'entendre qu'on peut aider des gens qui se fichaient de nous hier ne servira pas à grand-chose. Tu vois même si c'était possible, je suis pas sûr qu'ils le méritent. Si à leur tour ils pouvaient goûter à la merde ça leur ferait pas de mal.
– Ok bon j'ai compris, tu joues les gros bras, mais quand faut bouger y a personne.
– Joue pas à ça avec moi, réplique-t-il en portant un regard menaçant à l'encontre du groupe. Donne-moi une seule bonne raison pour qu'on se risque pour leurs petites gueules.
– Parce que c'est autant pour vous que pour les autres que vous agirez, lâche Théo.
– D'où tu parles ? T'es qui ?
– Je suis juste Théo, et je dis ça car on dirait que ça vous a échappé. Si demain, il n'y a plus de violence dans le quartier tout le monde s'en portera mieux je pense. Et puis il y a aussi les loyers qui augmentent dernièrement. En tout cas c'est ce qu'ont dit certains des habitants qu'on a rencontrés.
– Et alors ? Si ça devient trop cher on paiera pas, ils auront qu'à venir.
– C'est vrai que c'est important d'en parler, souligne Raphaël. C'est pas la première année que les loyers augmentent. Il y a déjà quelques familles qui vivent entassées les uns sur les autres. C'est ça que tu promets à tout le monde ? Des fils ont rejoint l'appartement de leur mère. La société qui gère les logements cède de plus en plus d'appartements à des prix toujours plus élevés. J'ai peur que rapidement les toits qui nous abritent deviennent les jouets de spéculateurs, et que rapidement ceux qui n'ont pas un statut qu'ils estiment suffisant soient chassés de leur foyer.
– On ne laissera pas faire, c'est inutile d'en faire des caisses. »
Alors que le roi donne voix à son projet de résistance, il se voit happé par l'aura du jeune garçon qui se tient face à lui. Droit, pétri d'une terre fertile d'idées, il inspire quelque chose de bien plus grand que lui. Dans ses yeux on peut lire la détermination, une volonté plus grande que tout ce qu'il a connu. Quelque chose capable d'ériger ou de plier des nations. Le temps d'un instant, il se sentit petit, honteux et vulnérable. Comme si les forces naturelles l'avaient abandonnée face à l’infini ; il est dépassé. Ses baskets se changent en souliers de plomb. Tout semble plus lourd, plus dense, comme les attentes de ceux qui lui font confiance.
Soudain il se lève, et avec une sérénité surprenante il s'avance. Ses amis se regardent ; déboussolés et attentistes, ils se préparent à en découdre. Quand il se tient à un mètre de Théo il tend son poing vers lui et l'accompagne de ces mots : « On va les pourrir, ils vont rien comprendre. » Théo fait de même et tape son poing contre le sien ; phalange, contre phalange, et le remercie.
Pendant ce temps, dans une allée non loin de là, Abdel et Chloé frappent aux portes pour informer du soulèvement à venir. Un homme d'une quarantaine d'années arborant de petites lunettes rectangulaires en bois vient à leur rencontre et engage un échange :
« Bonjour je vous dérange pas ? J'ai entendu qu'il se passait quelque chose, je voulais savoir ce que c'était.
– Chloé le renseigne en ces thermes : Oui, nous voulons créer un élan pour partager les richesses, et faire un monde moins inégalitaire.
– C'est bien, vous faites partie d'un organisme de charité. C'est à abonnement ou on ne donne qu'une fois ? ».
Abdel fronce les sourcils agacés par la remarque et rétorque :
« Non on travaille pour qu'il n'y ait plus besoin de donner justement.
– Mais d'où viendrait l’argent pour aider les plus pauvres si vous le distribuez à tout le monde. Il n'y aura plus personne pour s'occuper de ceux qui ne savent pas se gérer. »
Abdel fatigué par ce degré de mépris, part rejoindre Pueblo. Sa patience connaît rapidement ses limites quand elle est confrontée à des personnes qui jouent les idiots.
« Vous faites quoi dans la vie, monsieur ? Demande gentiment Chloé.
– Je suis secrétaire à la mairie.
– Et vous trouvez que le monde est bien comme ça ?
– Ah non est d’accord. Il faut moins de pauvres, plus de travail. Il faut les aider. Les faire sortir de chez eux est quelque chose de nécessaire pour leur bien. Même moi je ne dois pas mollir et me battre pour le renouvellement de mon contrat.
– Je ne pense pas qu'ils soient oisifs, si c'était le cas ils ne seraient plus là.
– Oui oui, après ils savent s'entasser aussi. C'est la beauté du collectif, ils s'entraident. J'ai entendu que vous aviez un projet de révolution. Qu'est-ce que c'est ? Ça a l'air violent, vous ne pensez pas qu'il serait plus sage de voter ?
– Je n'ai pas encore l'âge de voter donc la question se pose pas trop, mais il reste important d'agir.
– À la bonne heure, je ne comprends pas pourquoi vous vous embêtez avec quelque chose qui ne vous concerne pas. Laissez le temps au monde de changer de lui-même et aux grandes personnes de s'en occuper tant qu'à faire.
– Comment vous pouvez... »
Avant que Chloé ne puisse terminer sa phrase empreinte d'un énervement évident, son interlocuteur prend conscience du regard qu'Abdel lui portait depuis un moment. Sans demander son reste, il part en déclarant apprécier la dynamique sociale et qu'il reviendrait.
Chloé est énervée, vexée. Elle tente de calmer ses nerfs dans le parc central entre les immeubles. Des parterres sauvages de fleurs s'y développent. C'est beau. On peut par moments croire que l'on est dans un jardin à l’anglaise, quel comble. Elle est rejointe par Théo qui saisit l'occasion pour aborder une nouvelle préoccupation :
« C'est fou qu'autant de monde nous suive. C'est super, mais par moments je trouve ça étrange.
– Ah toi aussi tu as croisé l'homme aux lunettes en bois ? »
Chloé fait part de ses craintes concernant cet individu qui a annoncé son intention de revenir. Ses craintes sont prises au sérieux. Malgré cela il est dur de déterminer s'il s'agit d'un badaud perturbé ou de quelqu'un de malveillant ou encore juste d'un homme maladroit. Théo quant à lui présente ses craintes. Au moment des discussions dans la cage d'escalier le chef a radicalement changé d'avis après son intervention. Ceci ne peut pas totalement s'expliquer quand bien même il aurait manifesté de grands talents d'éloquence. Le phénomène inquiète garçon. Chloé le rassure et ne fait pas plus de cas de cette préoccupation.
Par la suite Raphaël se pose en stratège. Sur la base de ses conseils pour mener à bien la campagne révolutionnaire, il conduit les forces vives vers une étape incontournable, l’hôpital Saint Daniel. Ils se doivent de s'y rendre, car comme le disait Raphaël un peu plus tôt : « La santé est l'une des trois artères du peuple, il nous faut nous soigner, nous nourrir et étudier pour être debout ! ».
Sur place des tours nacrées fendent le ciel avec audace. On ne peut pas se détacher d'un sentiment de vertiges en étant à leur pied. Elles ont été taillées dans du granite blanc, ce qui leur donne des airs de stèles. La cour présente deux bancs, l'espace disponible qui surtout consacré au parking afin de permettre au personnel et aux usagers de prendre place. Il y a deux choses aisées à définir concernant cette bâtisse. La première est que le granite peine comme un beau diable à retenir la chaleur en son sein. La seconde est que la vie y est calibrée, mesurée, rythmée. Le ravitaillement des malades est à heures fixes, tout comme leur réveil. Pour ce qui est du reste, il est impossible de passer à côté des couloirs de verre suspendus dans des hauteurs impressionnantes qui connectent les pôles de l’hôpital. On croirait que le moindre coup de vent pourrait les emporter, mais tels les fils d'une araignée, ils tiennent bon.
Le personnel soignant est approché par nos compères, mais il s'avère être insaisissable. Il court de brancard en brancard et de service en appareil d'auscultation. On nous explique que si nous ne présentons pas de mutuelles adaptées ou d'urgences vitales, nous n'avons rien à faire ici. C'est spectateurs de l'attente des bien nommés patients que l'attention de nos amis se déporte sur des éléments environnants. Une affiche attire leur regard « Blanchissez vos dents en fumant et allez de l'avant ! ». « Il n'y a vraiment plus aucune limite dans l'industrie du marketing ou de la prouesse chimique songe Abdel. » Cette affiche rappelle à Pueblo une histoire qui a eu lieu dans son pays d'origine.
En attendant la fin du service de l'équipe du matin, Pueblo se pose en conteur et partage les terribles événements :
« Tout a commencé suite à une campagne de prévention anti-tabac. Il n'y a en ça rien d'extraordinaire normalement, tous les pays font des campagnes de prévention contre les addictions et ce genre de choses. Le souci ici c'est que plus tôt le pays avait signé un accord pour se soumettre à des tribunaux privés qui auraient l'ascendant sur les tribunaux nationaux. Le jugement tomba comme la foudre, personne ne pensait que cette folie était possible. Le pays a été condamné à payer une fortune à l'industriel, car la justice à estimé qu'il avait été lésé par la baisse potentielle des ventes que causerait la campagne de prévention. De l'amende monstrueuse, il résulta une baisse des moyens de l'état alloués à l'éducation et à la santé, ce qui coûtât des vies et pesa sur le quotidien quelques années. »
Pueblo conclut sa parenthèse. Les propos du jeune homme avaient été animés par une certaine douleur et une volonté de don de soi afin que la douleur de ses compatriotes soit connue et prévienne d'autres éventuelles souffrances. Un souhait aussi noble que celui-là ne pouvait que faire vibrer l'assistance.
Une infirmière rompt sa course effrénée pour signifier son soutien aux victimes de ces événements tragiques. À cela elle ajoute son ras-le-bol et son incapacité à se faire entendre. Elle le dit, elle vit comme dépossédée de ses opinions, elle n'est que l’outil de soins. Un outil manipulé en prenant en otages ses convictions et valeurs, si jamais elle veut faire grève, elle est réquisitionnée. Ce qui implique dans cette société qu'elle devra travailler, mais sans être payée. Elle paye son impertinence, et malheur à qui démissionnera. Tout le monde sait que les postes sont déjà insuffisants face aux besoins et que chaque repli pour se protéger serait au détriment de vies humaines. La seule porte de sortie non préjudiciable pour les bénéficiaires de soins est la fenêtre, car dans ce cadre on parle d'un accident, ce qui déclenche automatiquement l'embauche d'un nouvel élément. C'est votre sang ou le leur et encore faut-il qu'ils réussissent à rejoindre l'établissement. L'infirmière n'a pas le temps d'avoir un retour sur ses propos qu'elle court déjà en direction d'un box. Comme dans un jeu de relais un collègue vient rapidement prendre sa place pour dénoncer l'impossible devenu possible et poursuit. « Ici nous sommes dans le privé, il ne faut pas l'oublier. Parler d'une vision court-termiste est un euphémisme quand il s'agit de décrire cette usine à chiffre. Si t'as pas d'argent pour déplacer ton corps inconscient, c'est le pavé que tu vas continuer à embrasser. De la même façon, pour ne pas blesser les chiffres et continuer à en faire, la maison se réserve le droit de refuser des clients. Les infarctus par exemple présentent trop de risques pour assurer la première directive. Celle-ci interdit tout décès dans l'établissement et lorsque l'on dépasse les vingt premières minutes après l'apparition des douleurs thoraciques, le risque se paye cher. Enfin, il est inutile d'expliquer votre venue. Beaucoup d'entre nous ont entendu parler de votre passage dans les quartiers voisins. La plupart d'entre nous sommes acquis à votre cause. Nous rêvons de soins gratuits, équitables, et de qualité, mais sachez pour le grand soir qu'à part les collègues qui seront en congé, nous ne nous pourrons pas vous supporter.
– Nous sommes ravis d'avoir votre soutien, merci encore. »
Une fois dehors ils ne peuvent qu'être effrayés par l'ampleur de la situation et son cynisme macabre. Ils doivent néanmoins rentrer pour trouver le repos afin de recouvrer leurs forces.
Dans un environnement bien différent, un pas faiblard parcourt de sombres couloirs. La lumière n'y perce que péniblement, tout comme le regard de toute chose. L'air y est étouffant ; enfin tout autant que l'est l'absence de repères en ces murs. L'érosion semble avoir ravagé les lieux et n'y avoir laissé que le vide. Sous les rares fenêtres existantes, il n'y a que des précipices voraces cherchant à se combler. Si l'on veut voir l'horizon, on risque de se perdre, seule une ligne ne sachant vers où fuir est présente. L'individu divague pour rejoindre une pièce lugubre, coupée de l’existence. Il semble être déséquilibré par un poids à l'un de ses poignets où pend un bracelet de plomb. Il passe le porche d'une arche de pierre sentant la chaux puis s'arrête :
« Maître, il y a quelques palpitations parmi les esprits faibles. Souhaitez-vous que j'agisse ? »
La réponse se fait attendre avant qu'elle ne sorte d'un corps affaissé sur sa chaise drapé dans un peignoir imprégné de suie. Elle pétrifie son interlocuteur dès les premières syllabes portées par un ton acariâtre :
– Non, il est inutile d'attacher la moindre attention à cette plèbe grouillante. » Cette voix macabre disséquant se plaisant dans la torture vocalique est comparable au son d'une pelle traînant sur le sol, qui éraflerait l'humanité sur son passage. Elle présente de multiples aspérités, elle est froide et surtout dépourvue de toute vie.
Une fois ses consignes reçues le visiteur quitte la pièce sans demander son reste par crainte qu'un mot involontaire n'en dépasse un autre, et que cette sombre demeure devienne son tombeau.
Après concertation, le mode d'action pour informer et soutenir la population fut changé. Il a été estimé plus pertinent de se répartir pour ainsi couvrir davantage de personnes. Chloé et Théo se sont portés volontaires pour aller à la rencontre des agriculteurs à la périphérie de la ville. Ils seront accompagnés d'Abdel qui n'avait pour sa part pas de préférence, son choix a été motivé par la nécessité de protéger et déplacer les deux plus jeunes membres du groupe. Pueblo et Raphaël vont quant à eux faire le tour du campus universitaire pour parler à un maximum d'étudiants. C'est donc sur ces décisions qu'ils se quittèrent.
Il n'est pas tout à fait onze heures lorsque le trio arrive aux abords des exploitations agricoles. Abdel veut que chacun apprécie le moment qui leur est offert et prenne un peu de temps pour soi.
C'est « une mentalité saine » souligne Théo intérieurement, ceci évite de jongler entre l'inquiétude et l'obsession de faire plus. Abdel se pose sur l'herbe au travers de quelques pâquerettes avec un petit pique-nique. Il est composé d'une salade agrémentée de petits bouts de poisson. Le plat comporte une riche portion de pâtes au poulet, et le dessert un appétissant moelleux au chocolat. Le menu n'a pas manqué de faire saliver l'assistance à qui Abdel propose de prendre une part. Les deux jeunes gens sont peu enclins à réduire le repas de leur ami. Chloé a de plus pris ses précautions en partant le ventre plein. Théo quant à lui n'a que peu d'appétit. Chacun picore donc poliment les mets qui leur sont proposés puis ils s’installent sur un imposant rocher à une vingtaine de mètres de là. Pendant qu'Abdel repose un peu ses yeux en laissant au processus digestif d'opérer, Chloé sort un carnet et un stylo de la voiture. Elle les prend de temps en temps. Ceci reste assez exceptionnel, du moins suffisamment pour que Théo ignore toujours ce qu'elle y gribouille ou écrive.
Sur leur rocher le monde leur tend les bras. La prairie étincelle d'un vert vif et semblait respirer au rythme de la brise. Sur leur gauche un magnifique cèdre leur offre un peu de fraîcheur. Sur l'une de ses branches, une chouette dort d'un sommeil de plomb. En tout cas jusqu'à ce qu'un petit oiseau vienne la tirer de son sommeil. Les pépiements du petit volatile sont mélodieux. Ils semblent à mi-chemin entre des cris de joie et de petites provocations insolentes. Il ne manque pas d'attirer le regard, et bien sûr de réveiller sa voisine la chouette. Chloé reconnaît l'animal que Théo confond dans un premier temps avec un moineau. Il s'agit d'un rougequeue noir, elle en est certaine. Théo n'est que peu surpris par ces connaissances ornithologiques, il faut dire que Chloé s'intéresse à tellement de choses. Pour autant il reste pour ainsi dire comme charmé par ce mélange de simplicité, d'humilité et d'attention que cultive Chloé pour tout ce qui l'entoure. Pendant que Chloé fait étalage de son savoir sur l'animal et son babillage, Théo est comme absorbé. Il oublie tout jusqu'au petit agitateur qui souhaite faire savoir à qui veut l'entendre sa présence en ces lieux. Ceci dure jusqu'à ce que Chloé vérifie la concentration de son interlocuteur par un sobre et interrogatif « Théo ? ».
Il se rappelle donc à lui-même et pour ne pas paraître étourdi il rebondit sur le premier sujet qui lui vient à l'esprit :
« Oui t'inquiètes, suis là. L'oiseau y chante pour trouver ses camarades, tout ça. Et j'y pense c'est quoi que tu écris dans ton petit carnet ? Tu l'as pas tous les jours, mais je me demandais ; tu dessines des paysages ?
– Heu non pas vraiment. Je ne dessine pas, mais tu sais je préférais justement quand tu me demandais pas ce que je faisais, tu vas trouver ça ridicule. C'est un truc de vieux.
– Non, non, je suis sûr que c'est cool, raconte.
– Si t'y tiens. J’écris des poèmes, voilà.
– Super tu peux me lire le dernier que t'as écrit ?
– Si t'y tiens, mais sois indulgent. J'y vais :
Elles serpentent, elles parcourent, les décriées racines ; celles de la vie qui s'obstine
Elles parcourent les terres fertiles et craquellent le béton des usines.
Nul frein n'obtient de résultat quand il s'agit de ralentir la végétation
Il est vain d'attendre une croissance autre que celle de la coopération
Une union des êtres qui viserait la libération
Celles des cœurs, celle des mœurs qui retrouveraient enfin de la considération.
A la place on nous oppose, on nous assène de violentes doctrines.
La violence viendrait de l'autre, et ces maux seraient synonymes.
Sous tout soleil, il y a des rayons qui cultivent la vie, mais qui ne poussent pas à la consommation.
Ne soyons pas futiles, mais davantage volubiles. »
Théo est bouche bée, elle manie le verbe habilement et en use avec brio dans un exercice flattant leurs oreilles et leurs cœurs. Elle l'avait pour un instant transporté. C'est une tape ferme sur le dos qui le ramène promptement à la réalité. Abdel s'est réveillé en entendant ce doux verbiage et il ne compte pas chômer. C'est pourquoi après avoir bousculé le doux rêveur, il amorce la marche en direction des fermes à proximité.
Quelques minutes plus tard, ils sont dans la cour de la première ferme qu'ils ont trouvée. Ils se sont laissés guider par la douce odeur de cuisine qui trahit la présence d'un gourmet. Il ne faut que peu de temps pour que le propriétaire qui les avait vus arriver aille à leur rencontre :
« Qu'est-ce que vous cherchez jeunes gens ?
– Nous voulons rencontrer la communauté agricole pour parler de leurs problèmes, répond la jeune fille avec assurance.
– Vous êtes marrant la communauté agricole vous dites. Vous bossez pour la mairie pour être aussi déconnecté ou quoi ?
– Heu non, c'est juste que... bredouille Chloé ne sachant où se mettre.
– On peut être plus direct c'est sûr. Si vous voulez tout savoir, ce qu'on veut faire c'est donner un coup de pied dans la fourmilière. On va bousculer le pouvoir pour changer les choses, assène Abdel.
– Si vous voulez. Vous m'avez l'air fous comme des lapins. Vous voulez pas prendre un verre à la maison, vous m'avez l'air drôles. »
Ils s'installent donc à la table de la salle à manger. L'homme sert à Abdel un verre de liqueur de poire qu'il décline en raison du fait qu'il conduise et offre un jus de pomme maison à ses plus jeunes invités. Autour d’eux tout sent bon le terroir. De vieilles assiettes en porcelaine avec des motifs champêtres décorent l'armoire. On les remarque rapidement avec leurs portes ornées de verres rappelant des vitraux. La table de chêne sur laquelle s'accoude Théo est imposante, elle est même plus épaisse que son bras. Un peu plus loin une petite horloge sous cloche marque les secondes d'un petit mouvement de balancier. Le tic-tac de la mécanique détend les nerfs et apaise les idées. Une fois tout le monde servi, l’hôte se met à table avec une tasse de thé et reprend la conversation :
« Alors c'est quoi votre invention ? Vous êtes des agités c'est ça ?
– Non pas du tout. On veut juste que tout soit humain, s'empressa de lui répondre Théo.
– Détends-toi et bois ton jus mon garçon, pour votre affaire, je sais pas si un monde plus humain est si souhaitable. Humain c'est galvaudé comme terme. Le malheur il vient pas de nulle part, le monde c'est ce qu'on en fait. Quand on sème quelque chose, il faut être fou pour être surpris de le récolter.
– Mais il y a plein de personnes qui ne se rendent pas compte de ce que le monde pourrait être. Ils ne voient pas leurs chaînes. On ne peut rien améliorer si on ne sait pas ce qui cloche. S'il vous plaît, ne crachez pas sur ce rêve de jours heureux. »
L'agriculteur semble avoir été sensible aux mots du gosse assis à sa table. Il prend une inspiration et rajoute de l'eau chaude à son thé. Abdel et Chloé le regardent comme s'il était une statue, un monument d'un autre âge qui inspire la réflexion. Après s'être recentré sur lui-même il décide d'étaler son fardeau :
« Si vous y tenez, je peux vous raconter ce que j'ai à dire, mais je doute que ceci vous amuse.
– Le but n'est pas de nous amuser, mais de savoir, répond Théo.
– Soit, par où commencer. Déjà il faut dire qu'on a que très peu de marge de manœuvre en tant qu'exploitant agricole. On nous impose des calibrages sur nos fruits et légumes, ce qui nous oblige d'en jeter une partie énorme. Et là on parle de ce qui est sorti de terre. C'est dès la graine que les problèmes commencent.
– On peut avoir quoi comme problèmes avec les graines ?
– Je vais te le dire. Le problème, c'est qu'elles sont stériles. On ne permet la vente que de graines génétiquement modifiées qu'on ne peut pas replanter nous-même l'année suivante. Ainsi on se retrouve dépendant de boites privées pour nous vendre leurs graines et ils t'imposent d'acheter leurs herbicides avec, sinon tu es exclu en tant que client.
– Du coup comment vous faites si vous voulez faire autre chose ?
– Ben, on fait pas. De toute façon si on quitte le circuit on ne pourra même pas vendre ce qu'on produit, et j'y pense je n'ai pas parlé du problème de l'eau.
– Ils peuvent pas infléchir la pluie tout de même, s'amuse Théo qui tente d'apporter un peu de légèreté.
– Non, mais avec leurs lobbys ils ont changé les lois pour que son accès soit soumis à un contrat. C'est pas pour rien qu'une bouteille d'eau coûte plus cher qu’une canette de soda, et il faut payer pour arroser...
– Ah, oui quand même...
– Pour rien arranger, on n'a pas non plus le choix de fixer nos prix, enfin on peut, mais on est piégé. On ne peut pas assumer la concurrence de pays plus pauvres que nous et on se retrouve à vendre à perte. On ne survit dans la misère que grâce à de maigres subventions et en consommant notre carré de potager personnel, voilà j'ai tout dit. À des moments j'ai honte, réellement. Beaucoup de monde est mort à cause de tout ça, que ce soit sous le coup de la faim ou du désespoir.
– Il ne faut pas vous torturer inutilement. Au contraire, soyez fort, tels sont les mots réconfortants d'Abdel. C'est plus facile à dire qu'à faire, mais se faire du mal après avoir souffert ne fait pas de bien au contraire.
– Vous avez raison. Mais c'est déroutant comme situation, tout le monde a peur de la mort, mais surtout du vide qu'il y aurait après. C'est sûrement une des peurs les plus profondes. Quand elles sentent leur fin approcher les personnes deviennent démentes ou autre. Mais nous on a visiblement assez de choses effrayantes dans ce monde pour tenter notre chance en les fuyant.
– Aucun homme ne devrait condamner ses actes quotidiens, et encore moins son existence. On ne peut pas vous garantir de réussir quoi que ce soit, mais on peut vous promettre de tenter de faire en sorte que personne à l'avenir n'ait à subir vos conditions d'existence.
– C'est Abdel c'est ça ? Merci pour votre soutien, et je peux vous garantir que vous aurez le mien. Je vais essayer aussi de rameuter quelques copains, on va pas baisser la tête, c'en est trop ! »
Ce sont des regards approbateurs et emplis d'espoir qui précèdent une invitation du maître de maison à déjeuner. Avec une relative hésitation, une réponse positive est cédée du bout des lèvres. Théo et Chloé demandent à emprunter le téléphone pour contacter leurs parents afin d'avoir leurs feux verts. La mère de Théo lui signifie sa fierté quant à la démarche de son fils. Cet enthousiasme le surprend quelque peu, mais il commence à s'y faire. Du côté de Chloé le retour est tout aussi positif, sa mère se dit ravie qu'elle s'amuse autant avec son « copain ». Sur le feu d'une modeste gazinière cuit un petit plat local. Au menu ce sera du poulet aux mouettes qui contentera l'appétit de la tablée. Le repas à l'ambiance festive est prétexte à l'échange de banalités : « La météo est-elle favorable aux cultures ? Par quel prodige cette recette a-t-elle été réalisée ? » Ce sont tout autant de questions qui trouvent réponse et qui en suscitent bien d'autres.
Pendant ce temps d'autres se restaurent également. Pueblo et Raphaël déjeunent au self du campus. Le contenu de leur assiette n'est pas vraiment affriolant, il faut l'avouer. Il s'agit de pizza au chorizo, mais ne vous y trompez pas, le seul signe de présence de ladite viande est un jus rougeâtre qui tâche et dégouline de toutes parts. Raphaël est remonté comme un ressort, il trépigne à l'idée de faire trembler les fondements du félon capital. L'idée de contribuer à la prise de conscience de ses camarades est un honneur qui le gonfle de fierté. Il planifie déjà l’ordre de passage dans les différentes facultés pour que le cortège grandissant interpelle et fédère un maximum de monde. Pueblo apprécie l'enthousiasme de son ami, mais il ne se prive pas pour autant de lui dire que le tract qu'il a préparé la veille est peut-être superflu. Il poursuit en complétant son propos en ajoutant que « Aucune révolution ne s'est faite en un jour, et aucun tract n'est jamais rentré dans l'histoire. Il faut pas oublier la base ; servir dans l'intérêt du peuple, que ce soit de façon pratique ou en mettant en place des éléments pour son émancipation intellectuelle. » Un échange idéologique fort intéressant et agréable s'ensuit jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que s'ils veulent voir du monde, il ne faut pas tarder.
Les deux compères descendent les escaliers de la fac de sciences. Raphaël chipe quelques cerises au passage dans l'un des cerisiers qui bordent les allées de la faculté. Il en partage avec Pueblo et en offre à qui veut en goûter. Elles sont sucrées et mures comme il faut. Une fois les mains libres ils abordent les étudiants. Les réactions ne se font pas attendre. L'indifférence leur est jetée au visage. Ils circulent, ils ont quelque part où aller, quelque chose à faire. Les propos politiques ou sociaux se heurtent à l'ignorance ou à la négligence du monde qui les entoure. « Ça ne peut pas être comme vous le dites. Ça se saurait. Ça ne m'intéresse pas. C'est bien trop loin de nous pour qu'on puisse faire quoi que ce soit. C'est la vie. » Voici des onomatopées fort sophistiquées qui sans solliciter de réflexion permettent de l'éviter avec aisance. C'est vrai, pourquoi porter tout le malheur du monde ? La vie est courte, a-t-on besoin de s'affubler de l'habit du porteur de mauvaise nouvelle ? Pire encore pourquoi se mobiliser pour des gens que nous savons égoïstes ? Le duo se retrouve au cœur d'un maelstrom paradoxal. Autour d'eux des tourbillons de contradictions se confrontent. La mondialisation a permis une circulation de l'information extraordinaire, mais plus personne n'en veut. La jeunesse dont ils font partie est résignée, dépolitisée. Ils ne reconnaissent pas la tête de ceux qui ont combattu pour leurs acquis sociaux ; pourquoi le faire s'ils sont acquis. Le contraste est frappant entre la majorité des étudiants qui parcourent le campus et ceux qui composent le microcosme que fréquentent nos héros. C'est un rejet qui est exprimé. La déception est le seul lot tiré de cette journée pour eux. Ils sont déçus. Comment a-t-on pu en arriver là ? Peut-être que s'ils avaient été tous ensemble, des mots plus justes auraient été trouvés. Pueblo comme Raphaël est frustré par la situation, mais il faut continuer la mobilisation. Demain ils iront à la soupe populaire, eux aussi doivent en avoir par-dessus la tête des difficultés à subsister.
Au moment de se quitter et que Pueblo salue Raphaël, celui-ci le retient. Raphaël semble gêné, il regarde par terre avec un visage mêlant contrariété et tristesse. Il demande à son ami de s'asseoir sur un banc à proximité. C'est rafraîchi par une brise fraîche aux alentours de 18h que sont portés ces mots : « Je crois qu'on doit voir d'autres personnes avant la soupe populaire.
– Oui si tu veux, ils sont loin ? répond simplement Pueblo quelque peu interloqué.
– Non ils sont au nord de la ville à vingt minutes de route.
– Très bien, pourquoi dramatiser autant ce changement de planning ? On va voir qui du coup ?
– On va tenter de parler à des personnes que nous avons oubliées depuis longtemps. On a été proches, mais aujourd'hui je comprends qu'ils aient des raisons de nous en vouloir...
– Ah oui tu veux parler de... avant qu'il ne termine sa phrase Raphaël s'essouffle comme s'il tentait de relâcher la pression d'une soupape de stress.
– Oui demain on va rencontrer les ouvriers. »