Chapitre 4 : La Technique Secrète de Dayun

Un coup, puis un autre, poings serrés frappant la cible, centre de gravité ancré dans le sol. Esquive rapide, mouvements furtifs. Soudain, la jambe droite s'envole, terrible coup de pied s’abattant sur la tête de l’adversaire. Pour finir, genou et coude gauche achèvent l’opposant qui s’effondre sous le regard froid du vainqueur.

Cet enchaînement comme tant d’autres, Dayun les connaissait par cœur. Dès le lever du soleil, il se rendait à l'écart de village pour s’entrainer. Sur un petit terrain de terre grise qu’il avait aménagé, le jeune homme répétait en boucle les mouvements appris lors de sa formation de Gardien. Ses pieds foulaient le sol avant de s'élever vers le ciel ; ses poings fendaient l'air suivant une chorégraphie savamment maîtrisée.

Après s'être échauffé, Dayun était prêt. Il se visualisait entouré d'ennemis, encerclé par des soldats de Kundaria. Alors, le combat commençait. A une vitesse impressionnante, le jeune homme abattait un à un ses adversaires imaginaires. Certains s'écroulaient après un impact dans leur poumons, d'autres perdaient l'équilibre et venaient embrasser le sol. A l’intérieur de son corps, Dayun percevait le concert qui accompagnait chaque entrainement des Gardiens d’Alma. Des cris, le claquement des armures, le poids des corps qui s’écrasent contre la terre, le souffle des hommes qui s’entremêlent dans une mélodie glaçante, Dayun se remémorait tous ces sons à chaque fois qu’il s’entrainait.

Une fois tous les ennemis fantômes abattus, le jeune homme contemplait son œuvre. Sa cage thoracique se levait et s'abaissait dans un mouvement harmonieux accompagnant la sueur perlant sur sa peau. Dayun passa son avant-bras sur son front pour écarter les mèches venues s’y coller. Satisfait de sa performance, il marchait tout en étirant ses articulations, préparant un nouvel enchainement. Au beau milieu de son affrontement avec la deuxième salve d’ennemis invisibles, un petit Yack plein d'énergie s’élança sur le champ de bataille pour semer la pagaille. 

- Ouais ! Regarde Dayun ! A deux on leur règle leur compte direct ! S'écria Yunna en bondissant dans tous les sens.

La petite fille imitait les mouvements de son cousin et frappait dans toutes les directions. Dayun, quant à lui, s'amusait de son enthousiasme. 

- Yuyu tu tapes dans le vide là. Les ennemis sont ici, indiqua-t-il sur un ton moqueur. 

- Ah mince. Bah c'était juste une démonstration de force, se justifia-t-elle. Ça faisait partie de mon plan hein ! Regarde, maintenant ils ont tous la trouille ! S’exclama-t-elle en pointant du doigt les adversaires fictifs.

Dayun laissa échapper un rire avant de reprendre son sérieux et d'affirmer :

- Oui, ils tremblent tous face à la Grande Yunna Shenga, fille d'Alma et des Hautes Montagnes ! 

- Exactement ! opina la petite fille. Et maintenant ils vont regretter d'avoir croisés ma route ! YAHHH !!

Yunna se jeta dans la mêlée, projetant ses poings dans tous les sens en affichant d'étranges grimaces. Dayun rejoignit sa cousine dans la bataille. Tous deux se déplaçaient en cercle, dos à dos, chacun se battant à sa manière. Le jeune homme faisait une démonstration de tous les techniques qu'il maîtrisait. La petit fille, quant à elle, tâchait de copier son cousin tout en apportant sa touche personnelle. Un style composé de petits sauts lui assurant d’être toujours en mouvement, de cris d'excitation, et d’expressions faciales à faire s’effondrer de rire les guerriers les plus endurcis.

Une fois tous les ennemis abattus. Dayun lança un regard de défi à sa cousine.

- Tu sais qu'il ne peut y avoir qu'un seul vainqueur ? 

La petite fille s'avança face à son cousin, elle se mit en position comme il lui avait appris ; les jambes écartées, légèrement fléchies, les pieds ancrés dans le sol. 

- Bien sûr, et ce vainqueur se sera moi ! Rétorqua-t-elle avec confiance.

Dayun sourit puis il laissa sa petite cousine s'élancer dans sa direction et tenter de le frapper. Depuis ses huit ans, Yunna venait régulièrement s'entraîner avec lui. Au fil des séances, il lui avait appris les bases du combat au corps à corps tel qu'il était enseigné par les Gardiens d’Alma. Si au début la petite fille s'était montrée impatiente et d'une grande susceptibilité, elle faisait désormais preuve d'une concentration sans faille. Dayun esquivait ses coups et s'amusait toujours à la taquiner :

- Loupé ! Dommage ! Ça manque de puissance ! Trop lente !

Yunna ne cédait plus à ses provocations. Elle avait appris à garder son calme. En situation de combat, un seul objectif retenait son attention : faire mordre la poussière à son adversaire. Elle devait battre Dayun et tout son corps était mobilisé pour atteindre ce but. La clé de la victoire résidait dans la règle de trois du guerrier : Surprise, Déséquilibre, Force.

Il s’agissait de l’enchainement composant toutes les plus grandes techniques de combat. Ces derniers temps, Dayun constatait l’assimilation presque parfaite de ce principe par sa petite cousine. Percevoir ces progrès le rendait fier. Yunna deviendrait une combattante hors pair et ce serait grâce à lui. L'espace d'un instant il s'imagina qu'un jour, peut-être, elle le mettrait à terre et sortirait vainqueur de leur affrontement.

Traversé par ses pensées, Dayun relâcha sa garde ce qui permis à Yunna de l’atteindre avec son poing droit. Ce n’était qu’une main d’enfant qui venait de percuter les muscles de son torse, toutefois Dayun pouvait ressentir toute la détermination qui s’en dégageait. Il en avait la certitude désormais. Il était temps d’apprendre à sa petite cousine son ultime technique secrète, l’ultime enseignement qu’il pouvait lui transmettre. 

Satisfaite de son coup, Yunna se risqua à répéter son attaque une nouvelle fois. Une erreur fatale. Dayun barra son coup de poing avec son avant-bras gauche. 

- Leçon du jour, annonça-t-il tout en agrippant le bras de sa cousine, ne jamais reproduire deux fois d'affilée les mêmes mouvements. Tu devrais pourtant le savoir…

Dans un élan énergique, Dayun plia ses genoux en pivotant pour se retrouver dos à Yunna. Puis il passa son centre de gravité en dessous du sien, la chargeant sur son épaule droite avant de la faire basculer devant lui. Avant que sa cousine ne s’écrase contre le sol, Dayun la retint en suspension en passant son bras gauche sous la taille de la petite fille. Yunna put alors se poser en douceur. Incrédule, elle regarda son cousin qui lui souffla en arborant un grand sourire :

- J’ai gagné !

Yunna fronça les sourcils avant de rétorquer en croisant les bras :

- Même pas vrai ! T’as triché, t’as parlé et ça m’a déconcentrée !

Dayun éclata de rire. Jamais sa cousine n’acceptait les défaites. Cette mentalité amusait le jeune homme qui avait appris à supporter les excuses plus ou moins convaincantes que Yunna lui sortait à chaque fin d'entraînement. La petite fille était d’une créativité extraordinaire lorsqu’il s’agissait d’invalider la victoire de son grand cousin. 

- Parvenir à déconcentrer l’adversaire, c’est justement une base fondamentale du combat, indiqua Dayun, un sourire narquois collé aux lèvres.

Yunna souffla du nez, affichant sa moue habituelle. Son cousin se délecta de cette expression avant d’annoncer solennellement :

- Yuyu, cheffe intrépide des p’tits Yacks, tu es enfin prête pour que je t’enseigne ma technique secrète. 

- Hé ! On avait dit Grande Yunna, cheffe incontestée des Terres d’Alma ! protesta Yunna. 

- Vraiment ? Eh bien, tu seras digne de ce titre lorsque tu auras maitrisé ma technique ultime. Ça te va ? demanda Dayun à sa petite cousine dont les yeux se remplirent d'étoiles.

- Oui ! 

Le Gardien d’Alma frotta affectueusement la tête de Yunna, puis il se déplaça au milieu de son terrain d’entrainement. Gagné par la chaleur, Dayun retira son haut afin d’être plus à l’aise et précis dans ses mouvements. Imitant son cousin, Yunna jeta sa veste de kimono sur le bord, se retrouvant en débardeur. L’air se gonflait de sérieux. La petite fille ne plaisantait plus. Elle suivait avec attention les gestes de son cousin. Dayun lui exposait sa technique signature et en expliquait avec soin chacune des différentes étapes.

Cet enchainement, le jeune homme l’avait mis au point durant son apprentissage auprès de Maître Shinran. Il s’agissait d’une technique imparable pour mettre son adversaire au sol, suivant parfaitement la règle de trois du guerrier.

Tout d’abord, faire face à son adversaire. Se rapprocher de lui en esquivant ses coups. Guetter une ouverture : l’instant où l'ennemi se projette en avant et se trouve dans une position de faiblesse. A ce moment précis, agripper le bras tendu par l’adversaire puis effectuer une rotation sur soi-même le plus rapidement possible. Ce mouvement déclenche la première étape de la règle de trois du guerrier.

Une fois la surprise créée, enchainer en abaissant au maximum son centre de gravité. Passer son bassin en dessous de celui de l’adversaire, genoux fléchis. En chargeant ainsi l’ennemi contre soi, ce dernier perd l’équilibre remplissant la deuxième étape de la règle de trois. Enfin, à l’aide du poids de notre propre corps, se redresser et projeter son adversaire par-dessus son épaule en tirant son bras de toutes ses forces. L’ennemi vient à coup sûr s’exploser contre le sol. Pour cet étape, il faut user de toute la force dont on dispose. C’est ainsi que l’on achève le cycle de la règle de trois du guerrier.

Dayun enseignait encore une fois à Yunna cette règle fondamentale qu’elle se devait de ne jamais oublier.

- Le plus important, c’est de suivre ces trois étapes. Si ton adversaire se montre imperturbable, attend la faille ou alors provoque là. Par exemple en le déconcentrant, expliqua-t-il. Puis une fois que son corps n’a plus aucun ancrage dans le sol, qu’il est en déséquilibre, achève-le en le mettant à terre de toute tes forces. Comme ça, montra Dayun en reproduisant plusieurs fois le mouvement à toute vitesse.

- Waoh ! Trop fort ! s’exclama Yunna impressionnée.

La petite fille était tout excitée à l’idée d’essayer cette technique. De nouveau, son grand cousin lui fit une démonstration. Yunna l’examinait en détail, la position de chaque membre était importante. Les muscles de Dayun se contractaient puis se relâchaient dans une danse si harmonieuse. Yunna tournait autour de son cousin afin de percevoir le mouvement sous tous ses angles. Après quelques explications supplémentaires, Dayun commença à guider Yunna dans ses placements.

Il lui indiquait de fléchir davantage ses jambes, la façon dont il fallait empoigner le bras de son adversaire. Il lui montrait comment obtenir la bonne vitesse de rotation et comment mettre le maximum de force dans l’envoi au sol. La petite fille engrangeait toutes ses informations et tâchait de les suivre au mieux. Après plusieurs tentatives et de multiples ajustements, la technique secrète de son cousin faisait partie intégrante de son corps. Chacun de ses membres avait mémorisé le placement, elle était prête. Yunna avait cette aptitude exceptionnelle d’apprendre à une vitesse remarquable les enseignements qui suscitaient son intérêt.

- C'est très bien ! S'exclama Dayun, tu maîtrises une technique digne d'une vraie guerrière. Maintenant tu n'auras plus qu'à savoir l'utiliser en combat. 

- C'est génial ! S’écria Yunna. Je vais vaincre tous mes adversaires grâce à cette super technique ! 

La petite fille bondissait de tous côtés effectuant en boucle l'enchaînement fraîchement appris.

Son enthousiasme renvoyait à Dayun ce qu'il avait éprouvé avant son entrée chez les Gardiens d'Alma. Une excitation débordante jaillissait de sa cousine lorsqu’elle se mouvait. Lui aussi enfant avait à cœur d'acquérir de nouveaux savoirs, et surtout, il rêvait de devenir plus fort. Il devait savoir se battre, escalader des falaises abruptes, maîtriser la survie en haute altitude mieux que quiconque, endurcir son corps afin de résister aux températures glaciales. Se doter de ses compétences était un rêve d'enfant, devenue une obligation au fil du temps. Un devoir, car comme il l'avait encore constaté au Conseil de la veille, la menace de Kundaria était grandissante. 

L'arrivée d'une autre petite fille déroba Dayun à ses pensées. Concentrée, Yunna ne remarqua pas que Myanni venait de débarquer en courant. A bout de souffle les mains sur les hanches, la danseuse hors pair s'exclama agacée :

- Ah enfin je te trouve ! Mais qu'est que tu fais p'tit Yack ? Et c'est quoi cette chorégraphie étrange ?! 

Yunna n'adressa pas un regard à sa camarade et lui répondit tout en continuant son entrainement :

- C'est la super technique secrète de Dayun. Qu'est-ce que tu veux ?

Myanni soupira, encore une fois exaspérée par le comportement de Yunna qu’elle trouvait d’une immaturité déplorable.

Ah ça ! Pour mémoriser à la perfection une technique d'art martial ridicule il y a du monde ! Mais quand il s'agit d'une chorégraphie ancestrale très importante, là il y a plus personne…

- Les autres filles et moi on a décidé de s'entraîner aujourd'hui pour la danse de la Naissance du Cycle, annonça Myanni. Hier on était vraiment pas terrible à l'entraînement, surtout toi, avoua-t-elle à demi-voix, donc on s'est dit qu'on allait répéter en plus en dehors des leçons de l’instructrice Nam.

Yunna poursuivit ses déplacements jusqu'à arriver devant sa camarade. Elle la regarda ensuite droit dans les yeux, sourcils froncés.

- Je dois vraiment venir ? Moi je trouve que je me suis plutôt bien débrouillée hier, affirma-t-elle avec aplomb.

- T'es sérieuse ?! Non mais enfin…

Myanni préféra ne pas laisser échapper les paroles bien trop virulentes qui envahissaient son esprit. Il fallait préserver une bonne entente avec Yunna pour qu'elle coopère et que la prochaine Cérémonie du Renouveau soit une réussite. Pas question de se disputer, même si la tâche était ardue, elle devait se maîtriser. 

- Quoi ? demanda Yunna, à présent en train de s'étirer. 

En observant Myanni, l’idée de tester sa nouvelle technique sur elle lui traversa l’esprit. Cependant, Myanni était si fine qu’à l’instant où son corps frapperait le sol, son squelette se briserait en mille morceaux.  Il valait donc mieux éviter.

- Je te demande de venir t'entraîner avec nous, implora Myanni. C'est important. S'il te plaît.

- Bon d'accord, mais que jusqu'à ce que le soleil monte tout en haut dans le ciel, répondit Yunna. Après je dois retrouver Udo.

- Ok on se dépêche alors, la pressa Myanni déjà prête à repartir. 

Yunna acquiesça par un froncement de sourcil puis elle se tourna vers son cousin :

- J'y vais Dayun ! Prévint-elle en lui faisant un signe de la main.

- A plus ! Et n'oublie pas ma technique pour notre prochain affrontement fit-il en claquant son poing droit dans sa main gauche.

- La prochaine fois c'est sûr je gagnerais ! S’écria Yunna avant de suivre Myanni vers le village.

***

Udo n'avait pas réussi à dormir, et sa balade nocturne n'avait rien arrangé. Les paroles entendues la veille tournaient en boucle dans sa tête alimentant son moteur à angoisse. Si même le Grand Chef avait peur de Kundaria, alors c'est que leur milice devait être monstrueuse. À tout moment, ils débarqueraient dans le village et ravageraient tout. Il faudrait fuir, le plus loin possible. Mais pour aller où ?

L’imagination débordante du garçon lui figurait des scénarios plus atroces les uns que les autres. Il ne parvenait pas à écarter ses craintes, elles envahissaient son esprit et le vidait de toute énergie. Ce matin en aidant à sortir les chèvres, enseveli sous ce flots de pensées terribles, il n'avait commis que des maladresses.

Après s'être fait sévèrement réprimandé par son père, Udo errait dans le village en quête d'un coin tranquille pour se poser. Alors qu'il avait gagné un espace ombragé formé par un arbre solitaire, une voix tranchante interrompit ses pas :

- Toujours cet air de chochotte minable hein !

Les ennuis avaient donc décidé de le submerger aujourd'hui. Udo préféra ne pas se retourner, toutefois il apparut soudain devant lui quatre garçons. Ces quatre enfants formaient une petite bande qui s’amusait régulièrement à embêter les plus faibles qu’eux pour se divertir. Le plus costaud, prénommé Tai, était une brute qui adorait afficher sa supériorité. Depuis toujours Udo subissait ses insultes et ses brimades. Les deux garçons avait le même âge, pourtant, face à lui, Udo se sentait minuscule, impuissant. Il n'avait jamais su comment se défendre. La peur le paralysait sans cesse, et ainsi, il ne parvenait plus à prononcer le moindre mot. 

- Alors qu'est-ce que tu fais d’beau ? Demanda Tai d'un air moqueur tout en passant son bras sur les épaules d’Udo.

Ce dernier baissa les yeux et tenta de se défaire en douceur de cette emprise. Mais Tai resserra son avant-bras autour de son cou. Udo n’osait plus bouger. Au fond de lui, une voix étouffée avait beau hurler de toutes ses forces, elle restait inaudible pour les autres.

- Tu m’réponds pas ? Bon très bien. 

Tai réalisa un habile croche patte puis envoya Udo s'écraser contre le tronc de l'arbre. Ayant l’habitude d’encaisser ces coup bas, Udo s’était forgé de bons réflexes. Il eut ainsi le temps d’amortir la chute avec ses mains. Au sol, le jeune garçon releva la tête et aperçut la petite bande rire aux éclats.

- Tu tombes comme une feuille, vraiment tu m’fais pitié ! 

Au moment où Udo avait réussi à se remettre sur ses jambes, Tai en profita pour lui asséner un violent coup de pied dans le genou droit, le revoyant à terre. 

- Reste au sol ! C'est là qu'est ta place ! 

De toutes ces forces, Udo retenait les larmes qui se formaient aux coin de ses yeux. Il ne devait pas pleurer. Il ne devait pas offrir à Tai ce plaisir. Il devait tenir bon le temps que ses agresseurs s’en aille. Après, lorsqu’il serait seul, il pourrait tout déverser. Mais hors de question de sangloter devant eux. Les moqueries acerbes des quatre garçons résonnaient en lui comme un lointain échos contre lequel il devait lutter.

Pour être fort, il faut commencer par ne jamais montrer ses faiblesses, ne jamais pleurer malgré la douleur.

C’était ce qu’il avait appris en passant ses journées aux cotés de Yunna. Jamais il ne l’avait vu pleurer. Depuis toujours lorsqu’elle tombait, son amie se relevait immédiatement sans verser une seule larme.  Alors qu’il tentait de se redresser, Tai s’approcha et le ramènera à terre en enfonçant sa main dans l’épaule du garçon. La brute s’exprimait avec une voix qui glaçait les membres d’Udo.

- Tu m’as pas entendu ? J’t’ai dis de rester au sol ! Et baisse les yeux !

Cependant, cette fois-ci, Udo refusa d’obéir. Kundaria allait peut être détruire tout le village, alors pour la première fois, il se risqua à planter son regard dans celui de Tai. Ce dernier écarquilla les yeux, c’était la première fois qu’il rencontrait une résistance. Un frison parcourut son corps mais il se ressaisit aussitôt et leva son poing.

- Espèce de sale…

- Eh ! Qu'est-ce que vous faites là ?! S'écria Yunna en apercevant son ami à terre.

Tai abaissa son bras et tourna la tête vers la fille du Grand Chef. Yunna qui courrait aux côtés de Myanni pour rejoindre les autres danseuses se stoppa net et s’approcha des garçons.

- Laissez Udo tranquille ! ordonna-t-elle.

Sa voix puissante fit sursauter les camarades de Tai. Ils connaissaient la force de la fille Shenga. Voyant Yunna arriver vers eux, Tai ne recula pourtant pas. Gardant son air arrogant, il lança à Udo :
- Regarde ça. . Une fille qui vient à ton secours, comme c’est pathétique. 

- Eh P’tit Yack reviens ! réclama Myanni. Laisse-les régler leurs affaires entre garçons. Nous on doit aller s'entraîner pour…

Yunna n’entendait pas Myanni, son attention était focalisée sur Tai. Le garçon à la carrure incroyablement développée pour son âge se redressa face à elle.

Udo en profita pour se relever, le corps tremblant. Il était soulagé mais comme toujours il ne pouvait endiguer le sentiment de honte qui l’envahissait. Il ne voulait pas croiser le regard de son amie. Ce n’était pas la première fois que Yunna venait le défendre. Cette fois encore, elle se tenait devant lui, face à l’adversité, forte.

- Tai ! Toi et ta bande vous allez laisser Udo tranquille ! exigea Yunna.

- Oh mais qu’est-ce que c’est que ça ? Un p’tit Yack enragé qui me donne des ordres ? T’as beau être la fille du Grande Chef, tu m'impressionnes pas Yunna ! déclara Tai avec une voix des plus intimidantes. On ne fait que s’amuser entre garçons, alors mêle toi de tes affaires. 

- Arrête, je fais ce que je veux ! rétorqua Yunna. Udo est mon ami, alors si tu lui fais du mal ce sont mes affaires !

Les camarades de Tai s’écartèrent lorsque la petite fille vint se placer à quelques centimètres du chef de la bande. Yunna releva la tête vers celle de son adversaire pour lui dévoiler l’expression d’une colère profonde. Tai se força à rester calme. Yunna était terrifiante, mais que pouvait-elle faire face à un grand costaud comme lui ? Il la repousserait en moins de deux. Détournant le regard afin de préserver son assurance, il aperçut Myanni qui s’approchait. Avec ses longs cheveux flottants au vent et ses grand yeux en amande, elle était si belle. La fille de ses rêves était juste là, elle l’observait. C’était l’occasion parfaite de lui montrer à quel point il était fort. Après quoi, elle tomberait forcément dans ses bras. 

- Tu vas pas t’en tirer comme ça ! protesta Yunna. D’abord tu vas t’excuser et puis…

- Jamais. Je m’excuserais jamais face à un minable comme lui, répliqua Tai avec mépris. Mais si tu tiens vraiment à le défendre, je te propose qu’on règle ça par un duel. Toi contre moi, maintenant ! 

Un affrontement, tout ce que la petite fille attendait. L’occasion de clouer le bec une bonne fois pour toute à cet arrogant de Tai avec sa nouvelle technique. 

- Un duel ? Parfait ! déclara-t-elle, déterminée à venger son ami.

Face à face, les deux enfants se positionnèrent, prêts à l'attaque. D’un regard, ils s’accordèrent sur le top départ. Aussitôt, Tai plongea sur Yunna pour la frapper de son poing droit. Une approche prévisible que Yunna n’eut pas de mal à esquiver en filant sur la gauche. Tandis qu’ils se tournaient autour, d’autres enfants se rapprochèrent, formant un cercle autour des deux adversaires. Tai tentait désespérément d’atteindre Yunna avec ses coups de poing, mais celle-ci esquivait toutes ses attaques. La petite fille fendait l’air à une vitesse exceptionnelle. Elle semblait intouchable et ce don commença à irriter Tai. 

- Alors quoi, c’est tout c’que tu sais faire ?! provoqua-t-il. T’as peur hein ?! T’as peur de m’attaquer ! Tu sais tu peux encore abandonner et reconnaître que j’suis le plus fort.

Ne pas se laisser déconcentrer, Yunna avait compris la leçon. Elle n’entendait rien, le mot abandonner n’existait pas. Elle poursuivait sa stratégie d’esquive, dans l’attente d’une ouverture, afin de créer la surprise.

- Ça te fais marrer d’me tourner autour ?! s’énerva le garçon en frappant violemment le sol avec son pied droit.

Cet élan de rage souleva une nuée de poussière qui fit naître une idée dans l’esprit de Tai. Tandis que Yunna continuait ses mouvements dynamiques, il en profita pour ramasser une poignée de graviers. Il se redressa ensuite en direction de son adversaire et s’élança en avant comme s’il allait de nouveau tenter de la frapper au visage. Udo, ayant remarqué la tactique déloyale de Tai, serra de toutes ses forces ses mains contre sa poitrine. La perspective de voir son amie blessée par sa faute parvint, sans qu’il ne sache comment, à débloquer la circulation de l’air dans ses poumons :

- Yunna attention !

A l’instant où Udo ouvrit la bouche pour prévenir son amie, Tai écarta subitement sa poigne de Yunna. Puis, il envoya à toute vitesse les graviers logés au creux sa paume dans la tête d’Udo. Le jeune garçon se pris l’attaque de plein fouet. Immédiatement il se mit à recracher le sable qui avait pénétrer dans sa gorge tout en se frottant les yeux. Inquiète pour son ami, Yunna tourna son regard vers lui, son esprit quittant un bref instant le combat. Ce moment suffit à Tai pour assener à la fille Shenga un coup de poing sans qu’elle ne puisse l’esquiver. Elle eut tout juste le temps de placer ses bras en croix, formant ainsi une clé de défense pour éviter que le coup n’atteigne son visage.

- ENFIN ! s’exclama Tai en enchaînant avec un deuxième coup que Yunna para de nouveau.

Acculé, le garçon venait de dévoiler son véritable visage. Prêt à tout pour gagner signifiait prêt à tricher, prêt à transgresser les règles du duel imposées par les Gardiens d’Alma, prêt à s’en prendre à d’autres personnes. Tricher passait encore. Transgresser les règles du duel était indigne d’un aspirant Gardien mais dans un accès de colère, Yunna pouvait le concevoir. S’en prendre à des personnes extérieurs au combat, cela était inacceptable. La tactique de Tai consistant à utiliser Udo pour la déconcentrer plongea Yunna donc dans une rage profonde.

De son côté, son adversaire affichait une confiance prématurée quant à l’issu du duel. Voir les regards extasiés de la foule d’enfant venu les admirer nourrissait son orgueil. Il s’agissait à présent de finir l’affrontement en vitesse, car le garçon commençait sérieusement à fatiguer. En effet, Tai était lourd, cela lui conférait une grande force. Toutefois cet atout devenait aussi sa principale faiblesse. Yunna qui courrait tous les jours le percevait, son adversaire n’avait aucune endurance. Sa cage thoracique manquait d’exploser à chaque nouvelle inspiration. Ce constat, scella l’assurance de la petite fille.

Parfaitement à l’aise pour se mouvoir, Yunna se mit à zigzaguer devant Tai grâce à un jeu de pas-chassés rapides. Perdant toute patience et à bout de souffle, le garçon se décida à monopoliser toutes ses forces afin de lancer l’assaut qui lui offrirait la victoire. Cette offensive représentait exactement ce que Yunna attendait. Tai jeta ses dernières forces sur le terrain afin de faire la chuter en arrière à l’aide d’un croche pied bien placé et d’un coup de poing en pleine poitrine. Les spectateurs retenaient leur souffle. Certains imaginaient déjà Yunna à terre, compatissant à sa future douleur. Myanni priait en silence pour que sa camarade ne soit pas trop amochée, sinon ce serait un véritable désastre pour la cérémonie du Renouveau. Le cœur d’Udo battait à toute vitesse. Tai était comme Kundaria ; une menace monstrueuse dont il ne comprenait pas les motivations.

Soudain, en un instant, Yunna effectua un enchainement extraordinaire en hurlant :

- Technique secrète de Dayun !!

Tai s'écrasa avec violence contre le sol, son dos claquant la terre et soulevant un nuage de poussière. Le choc était si violent que tous les enfants sursautèrent en cœur lors de l'impact. Yunna avait pris soin de retenir le haut du corps de son opposant afin que son crâne ne se fracasse pas lors de la chute.

Choqué, le garçon resta un moment à terre, ses jambes ne répondaient plus. Yunna le tenait fermement. Leurs regards se croisèrent, le temps pour Tai de graver dans sa mémoire une expression qu'il souhaitait ne jamais plus apercevoir. Celle d'une rage inépuisable.

Yunna lâcha son adversaire puis, sortant de son état de concentration, elle entendit la foule d'enfants l'acclamer. Un sourire illumina son visage. Elle posa ses mains sur ses hanches en relevant le menton, savourant sa victoire.

- Woh… lâcha Myanni bouche bée. Ses mouvements étaient si bien maîtrisés. Je ne l’avais jamais vu faire preuve d’autant de concentration, comme quoi elle en est bien capable.

Ce constat redonnait espoir à la jeune danseuse. Yunna pouvait le faire, elle pourrait être éblouissante le jour de la Cérémonie du Renouveau. Leur danse serait une réussite.

A côté d’elle, Udo tenait toujours ses bras serrés contre son corps, mains sur la poitrine. Ses yeux brillaient tandis qu’il contemplait son amie. Il sentit comme un nuage l’envelopper, il était apaisé. Aussi terrifiant soit l’adversaire, il n’est jamais invincible.

Tant que des personnes aussi fortes que Yunna n’étaient pas emprisonnées par la peur, tant qu’elles possédaient le courage de se dresser contre le mal, alors tout irait bien.

Les cris poussées par tous les enfants ramenèrent un groupe de femmes se demandant quel était le motif de tout ce raffut. A leur approche, tous déguerpissèrent pour ne pas se faire gronder.

Yunna tendit sa main vers Tai pour l’aider à se relever en lui lançant fièrement :

- J’ai gagné !

Honteux et vexé le garçon se résigna à accepter la main tendue avant de fuir lui aussi pour échapper aux sermons des adultes. Après avoir été battu aux yeux de tous, de ses camarade, de la fille la plus belle fille du village, de ceux qui le craignait et riait à présent de lui, il n’était plus question de frimer. Une sensation inconnue jusqu’alors perfora son orgueil. Yunna était la première personne à lui tenir tête, la première personne à le mettre à terre, et c’était une fille.

Avant de disparaitre pour rejoindre Udo et Myanni, Yunna l’avisa, sourcils froncés :

- T’attaque plus jamais à Udo !

Puis elle lui souffla, non sans une pointe de sarcasme :

- Si ta défaite te fait trop mal et que tu veux une revanche, viens courir avec moi de temps en temps. Comme ça la prochaine fois qu’on s’affrontera le combat sera un peu plus équilibré et peut être que t’auras une chance de me battre.

Sur ces mots, la petite espiègle disparut de son champ de vision. Le garçon ressenti alors une nouvelle émotion percer sa poitrine. Il venait de comprendre une quelque chose. Pourtant contrairement au plaisir qui accompagne bien souvent les découvertes des enfants, celle-ci était pour lui bien douloureuse.

Au fond, il était faible.