Chapitre 5

Le médecin se tenait là, juste devant lui. Il avait sa main sur sa jambe, il suait comme un bœuf.

« Tout va bien petit, tout va bien, reviens avec moi ! »

L’enfant ouvrit les yeux et cessa de crier. Il respirait fort, son cœur frôlait l’explosion. Il s’était uriné dessus. Il regardait le docteur avec des pupilles aussi grosses que ses iris. Il était en état de choc.

 

« Je suis là, d’accord ? Tu n’es plus tout seul. Je sais que c’est extrêmement difficile pour toi, mais il va falloir que tu viennes avec moi à l’hôpital. On va t’aider, tu n’es plus tout seul ».

Le pauvre enfant continuait de le regarder avec ces mêmes yeux, sans laisser un seul son sortir de sa bouche.

« Allez viens avec moi », ajouta le médecin qui lui tenait maintenant le bras.       

 

L’enfant, toujours silencieux, se laissa porter et suivit cet homme qu’il ne connaissait pas. Il marcha à ses côtés, le pantalon rempli d’urine. Cette odeur était le dernier de leurs soucis, pour l’enfant comme pour le médecin. Ce dernier ne remarquait même pas les effluves de pisse. Rien ne pouvait être pire que le parfum de cette chambre.

 

Ils sortirent de la maison, et s’en allèrent à l’hôpital. 

 

 

6

 

Joséphine était couchée dans son lit, pensive et inquiète. Il était tard. Elle détestait se coucher seule. Elle en avait souffert de cette solitude, et mon dieu ce qu’elle en avait eu peur. Durant trois ans, entre 1915 et 1918, son mari avait été mandaté dans un régiment médical. Elle était à la fois fière de lui, mais terrorisée à l’idée de le perdre.

Elle recevait régulièrement des lettres manuscrites de sa part, toujours aussi belles et remplies de romance. Son cœur ne pouvait s’empêcher de s’emballer lorsqu’elle s’enivrait des paroles amoureuses de son tendre et cher soldat. Elle les avait lues des centaines de fois, elle y trouvait une présence illusoire, mais rassurante. La voix de son mari l’accompagnait dans sa tête lorsqu’elle récitait mentalement les récits de ce dernier. Mais une lettre par mois, c’était peu. Et ce peu contrastait avec un nombre conséquent de nuits sans nouvelle. Énormément de nuits à imaginer le pire, les yeux fixés sur le plafond.

Ses insomnies avaient rendu saillant toutes manifestations du temps qui passe ; des particules de poussière qui s’encastraient dans des toiles d’araignées, des craquelures qui se dessinaient, millimètre par millimètre, semaine après semaine, des ombres qui se renouvelaient chaque nuit au rythme d’une lune mouvante. Le temps passait, la solitude s’enkystait.

 

Elle avait appris d’innombrables prières afin d’invoquer n’importe quel être divin capable de protéger son bien aimé. Mais elle avait beau prier, observer le moindre corpuscule déambuler au gré d’un courant d’air, ou même se chantonner des berceuses, rien ne la barricadait face à au flot de pensées qui la noyait dans les pires catastrophes.

Et si le lendemain elle recevait un appel du commandant l’informant que son époux avait succombé à une balle dans le thorax ? Durant trois ans, la petite voix dans sa tête l’avait hantée, elle avait eu le sentiment de ne jamais succomber au sommeil, par peur que son imagination prenne vie dans des cauchemars inextricables.

 

Ce soir-là, elle feuilletait son livre, un roman fantaisiste. Elle aimait libérer son esprit et le laisser vagabonder dans une imagination fleurissante. Mais il était tard en ce jeudi soir. Le bouquin, où prenait normalement racine son évasion mentale, était bétonné. Elle lisait les mêmes mots depuis une heure, sans parvenir à germer la moindre pousse d’histoire. Les inquiétudes parasitaient toute son attention.

Où était donc son mari à vingt-trois heure passée ? Ne lui avait-il pas dit ce matin qu’il passait la matinée à l’hôpital avant d’effectuer trois visites à domicile ? En temps normal, il aurait dû rentrer aux alentours de dix-huit heure. Alors que diantre pouvait-il faire à presque minuit ? Et s’il avait eu un accident ? Peut-être sur la route ? Ou peut-être lors d’une des visites, agressé par un fou ? Il y en avait des fous, une séquelle de la guerre avait-elle entendu. Et si son mari n’était pas si parfait que ça ? Et s’il était actuellement en train de jouir d’un plaisir charnel dans les bras d’une pétasse ?  Et si…et si…et si ? Ces interrogations formaient un cyclone de tourments. Des vents de peur, de tristesse et de colère soufflaient en son centre.

Les bourrasques stoppèrent lorsqu’elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir.

 

Elle était capable de reconnaitre la moindre sonorité appartenant à son conjoint. La façon d’ouvrir une porte, le poids de son doigt sur l’interrupteur de la lumière, le cliquetis du trousseau de clé sur le crochet, le son de ses pas dans l’escalier en bois menant à la chambre. Des craquements de chevilles accompagnaient le grincement des marches. Aucun doute possible, c’était bien lui. Il n’était plus tout jeune, ses pauvres articulations chantaient pour annoncer sa présence.

 

Il entra dans la chambre, sa veste à la main. Il la suspendit sur le porte-manteau qui était derrière la porte et se dirigea vers le meuble blanc qui faisait face au lit.

  « Jack, as-tu vu l’heure ? Je me suis fait un sang d’encre ! » invectiva Joséphine, qui resta emmitouflée sous la couverture.

 

Il enleva sa montre et la plaça dans un coffret noir. Il tournait le dos à sa femme, sans lui répondre. Cette ignorance provoqua en elle une ébullition difficile à contenir. Elle se redressa sur la tête de lit, laissant paraitre le haut de sa nuisette rose, et s’apprêta à vociférer. Mais avant qu’elle n’interpelle rageusement son époux, elle croisa son regard dans le miroir qui surplombait le meuble. L’inquiétude noya son acrimonie naissante. Il était pâle, et son silence n’avait rien d’ignorant.

« Qu’y a-t-t-il Jack ? ça ne va pas ? » lui dit-elle avec une voix devenue douce et maternante.

 

Il se retourna et la regarda avec des yeux moroses. Il prit une inspiration et soupira, comme s’il devait se préparer à répondre. Il tourna sa tête de droite à gauche.

« Non, ça ne va pas. »

 

Il marcha en direction de la fenêtre, regarda une demi-seconde la rue piétonne, déserte et éclairée par la lune quasiment pleine, puis bifurqua en direction de sa table de chevet. Il alluma la lampe tamisée par un abat-jour orné de franges à glands.  Il s’assit sur le bord de son lit, du côté opposé à son épouse. Cette dernière s’extirpa entièrement de la couverture et se mit à genou derrière son dos. Elle posa sa tête sur sa nuque froide et lui donna un baiser sur la joue.

— Tu sais que je suis là, tu peux tout me dire, lui dit-elle en l’enlaçant avec tendresse. Sa chaleur corporelle revigora légèrement le moral décrépi de son mari. 

— Tu te souviens de cette dame que j’avais vu en début de semaine dernière ? Celle qui avait ce champ de tournesols ?

— Celle qui t’avait fait traverser toute la campagne pour une simple toux ? lui répondit-elle en s’asseyant à sa gauche, la main sur sa cuisse.

— Oui, elle. Tu te souviens ce que je t’avais dit ce soir-là en rentrant ?

— Je crois oui.

Évidemment qu’elle s’en rappelait. Chaque soir, elle le questionnait sur sa journée et s’entichait de ses consultations.

— Que t’avais-je dit ?

— Qu’il était offusquant de faire autant de route pour voir une dame qui toussote, il me semble.

— Exactement. Et je t’avais aussi dit qu’elle m’avait agacé en me demandant de revenir deux jours plus tard. Elle pensait avoir un virus, une bactérie ou que sais-je et que son état allait s’empirer. Je lui avais répondu dédaigneusement qu’en tant que médecin, je pouvais lui assurer qu’elle ne risquait rien. Elle avait tellement insisté pour que je revienne, j’avais fini par céder à son soi-disant caprice en sortant mon agenda. Ma seule disponibilité était aujourd’hui, huit jours plus tard.

— Et donc, comment allait sa toux ?

— Huit putain de jours ! cria-t-il en se tournant pour regarder sa femme dans les yeux.

Elle n’osa pas répondre à ce regard. Il prit une nouvelle inspiration, expira puis se passa la main sur le visage avant de reprendre plus calmement.

Tu sais que j’en ai vu des horreurs. Bien sûr que tu sais, tu te souviens de toutes les personnes que j’ai soignées, ou du moins essayer de soigner. Tu t’en souviens peut-être même mieux que moi. Tu te souviens de mon retour après la guerre ? Je t’en ai raconté des abominations, n’est-ce pas ? Tu te souviens des bras arrachés ? Des hémorragies qui dépouillaient les pauvres soldats de la moindre goutte de vitalité ? Tu te souviens de ces hommes s’asphyxiant dans mes bras après avoir inhalé ce foutu phosgène à Verdun ? Ils pleuraient du sang et s’étouffaient. Et on me les envoyait par dizaine, comme si j’allais pouvoir les sauver d’un bouche à bouche magique. Ou bien ce foutu soldat, à peine majeur, qui était revenu au camp avec une tige dans l’œil qui lui perforait tout le crâne. Mais que diable voulaient-il que je fasse !? J’étais juste bon à regarder des gens mourir nom de dieu !

Il avait les deux poings serrés sur ses genoux, sa voix s’était intensifiée à en frôler le cri. Ses yeux humectés laissaient transparaitre une rage dans son visage, une rage noyée de désespoir.

Hein, tu t’en souviens ?

— Oui, je m’en souviens, et je suis tellement désolée que t’aies dû vivre cet enfer, lui dit-elle d’une voix sanglotante. Des larmes coulaient sur son visage.

— J’ai dû traverser l’enfer, comme tu dis, reprit-il en laissant lui aussi des gouttes s’évader de ses yeux. Et pourtant, aujourd’hui, dans cette foutue bâtisse au milieu de ce foutu champ, j’ai vu pire que tout ça…

 

...

 

— Mon dieu, quelle horreur, dit-elle la main devant la bouche, elle était estomaquée. Et le petit, qu’est-il devenu ?

— Je l’ai pris avec moi, jusqu’à l’hôpital. Il m’a suivi sans rien dire, il était là, sans être là. J’ai essayé de lui parler, mais il n’a pas daigné me dire un seul mot. En arrivant dans l’unité, j’ai fait ce qu’il fallait pour lui trouver une chambre, puis j’ai informé l’équipe. Ils ont fait le nécessaire en appelant la police. Moi, je suis resté avec lui, dans sa chambre. Il était assis sur le lit, il regardait le mur. Il le regardait tellement, j’avais le sentiment de ne pas exister, c’est comme s’il ne me remarquait même pas. Après trente minutes à essayer d’interagir avec lui, je lui ai dit que je devais partir et qu’une équipe allait veiller sur lui. En me levant, il m’a pris l’avant-bras, comme ça (il serra le poignet de sa femme) et il m’a dit en ne détournant pas d’un cheveu son regard : « Ne me laissez pas tout seul avec lui ».

— Avec lui ?

— Je ne sais pas de qui il parlait, mais j’ai immédiatement compris qu’il ne regardait pas le mur, mais quelqu’un.

— Mais pourtant il n’y avait personne.

— Rien d’autre qu’un mur gris et terne. Il avait un regard assiégé par l’effroi, des yeux grands ouverts qui ne clignaient pas. On pouvait y voir de la peur, de la frayeur, du désespoir, tout ce que tu veux, mais il y avait surtout de la folie. J’ignore ce que sa folie dessinait dans sa vision, mais il en était pétrifié de terreur. Je suis resté trois heures avec lui, à chaque fois que je bougeais ou feignais de me lever, son corps se mettait à trembler.

— Quelle sombre histoire, souffla-t-elle et se collant davantage à lui. Et toi, comment te sens tu ?

— Comment je me sens ? Je me sens lourd… je me sens lourd d’être le poids de sa peur, de son désespoir et de sa folie. J’en ai vu des gens mourir ou perdre la raison, mais j’ai toujours été celui qui émoussait la lame, pas celui qui l’aiguisait pour la planter. J’ai fauché la vie de sa mère, et je me suis permis de le faire avec dédain. Tu sais ce qui me hante ? J’ai l’impression d’être le monstre caché dans ce foutu mur gris, d’être celui qui hantera la vie de ce pauvre gosse. Et le pire, c’est que j’ignore même le prénom de celui à qui j’ai gâché la vie.

 

Il s’effondra en pleurs, ses mains sur le haut de son crâne pour couvrir ses yeux ruisselants de culpabilité. Sa femme l’accompagna de quelques larmes, espérant que celles-ci puissent adoucir les siennes. Elle l’enlaça encore plus fort, silencieusement. Elle préféra se taire et occulter ses pensées « Tu peux tuer qui tu veux, tant que tu rentres en vie, rien ne m’importe ». Elle posa sa tête contre son épaule, un léger sourire aux lèvres.

 

Cette nuit, Jack fit un cauchemar. Ce fut le cas pour la nuit suivante, puis celle d’après, et ce durant des années. La fréquence diminua par la suite mais ces mauvais rêves ne le quittèrent plus jamais ; la culpabilité le rongea durant le reste de sa vie.

Le jeune enfant, quant à lui, ne fit pas de cauchemar cette nuit-là. Morphée ne fut capable de fermer ses paupières. Mais depuis ce jour, plus aucun de ses rêves ne fut épargnés. Ces yeux bleus allaient le hanter, de jour comme de nuit, jusqu’à disparaitre un fameux jour.

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