L’air nocturne était dense, imprégné d’une moiteur persistante lorsque Étienne et David descendirent de la voiture. L’odeur du bitume tiède flottait dans l’air, mêlée à celle des feuilles en décomposition. L’humidité accrochait chaque surface, alourdissant l’atmosphère oppressante. Le sol, poisseux, avalait les rares lueurs de la rue, sombre et opaque comme un gouffre.
Ils restèrent un instant silencieux, observant l’entrée du bâtiment.
Un bâtiment sans âme. Mur ternes. Une enseigne effacée. Oublié.
David inspira profondément, visiblement tendu.
— Ça pue le traquenard, souffla-t-il, les mains enfoncées dans les poches de sa veste.
Étienne hocha la tête.
Devant eux, la porte vitrée du centre de soutien psychologique oscillait légèrement sous l’effet du vent, grinçant à peine, comme un murmure incertain.
Renard était à l’intérieur.
David jeta un regard autour de lui, son instinct de flic en alerte.
— Tu trouves pas que c’est trop calme ?
Étienne acquiesça. Pas de mouvement derrière les fenêtres, pas de bruits, juste une étrange sensation d’abandon.
— On entre ?
David scruta une dernière fois les alentours.
— Discrètement, oui.
Ils poussèrent lentement la porte.
L’intérieur était plus vaste qu’ils ne l’avaient imaginé. Un grand hall, plongé dans une semi-pénombre, avec une odeur de renfermé qui stagnait dans l’air.
Plus loin, la salle principale.
Des chaises usées. Trop alignées.
Quelques silhouettes assises, dans l’ombre.
Un tableau blanc effacé à la hâte, où quelques mots résistaient encore à la friction du chiffon.
Une lumière crue. Des ombres tordues, vibrantes, étirées sur les murs gris.
Tout était… oppressant. Comme si ce lieu n’était pas destiné à être fréquenté trop longtemps.
David plissa les yeux en détaillant la pièce.
— Y a un truc qui cloche…
Il effleura du bout des doigts une des chaises vides et grimaça.
— C’est quoi, cette poussière ?
Étienne observa lui aussi. Effectivement, certaines chaises semblaient ne pas avoir été déplacées depuis longtemps, trahissant une absence d’usage.
Pourtant, ils étaient là, assis, des ombres figées dans un lieu qui ne semblait plus les accueillir.
Des visages creusés, marqués par la fatigue et l’angoisse.
Un homme dans la trentaine triturait nerveusement un mouchoir en papier, le réduisant en lambeaux sous l’effet d’un tic compulsif.
Une femme jetait des regards furtifs vers une porte, ses doigts crispés sur l’accoudoir de sa chaise, prête à fuir à tout instant.
Un autre, plus âgé, restait immobile, les yeux rivés sur le sol, le regard vide, absent.
Un silence pesant.
Puis, la porte s’ouvrit.
Victor Renard entra.
Le silence s’abattit immédiatement.
Une présence semblait avoir glissé sur la pièce.
David se raidit instinctivement.
Renard s’avança lentement, mesurant ses pas. Sa silhouette, droite, impeccable, projetait une ombre longue derrière lui, accentuant son allure spectrale.
Il s’arrêta et balaya la salle d’un regard calme.
Un regard… calculé.
Quand il croisa celui d’Étienne, ce dernier perçut quelque chose d’étrange. Un imperceptible mouvement de paupières. Un millième de seconde où Renard avait eu l’air de reconnaître quelque chose… ou quelqu’un.
— Bonsoir à tous, dit-il d’une voix posée. Nous avons des invités ce soir.
Ses yeux s’attardèrent sur Étienne et David.
Un regard qui ne contenait ni surprise, ni curiosité.
Juste… une reconnaissance glaciale.
— Inspecteurs Larue et Morel.
David croisa les bras, adossé au mur, les traits fermés.
— Ne vous occupez pas de nous, on est juste là pour observer.
Renard esquissa un sourire poli.
Mais Étienne vit autre chose. Un infime frémissement à la commissure de ses lèvres. Une fraction de seconde où son masque s’était fissuré.
Puis il s’installa.
— Commençons.
Personne ne bougea immédiatement.
Chacun attendait que quelqu’un d’autre parle en premier.
Un homme se racla la gorge.
Une femme croisa les bras sur sa poitrine, ses doigts crispés sur le tissu de sa manche.
Puis, lentement, les témoignages commencèrent à fuser.
D’abord hésitants. Murmurés. Comme si dire ces choses à voix haute leur donnait trop de réalité.
Des insomnies chroniques.
Des crises de panique.
Des terreurs nocturnes.
Puis, un détail qui revenait. Encore et encore.
Cette sensation persistante.
Celle d’être observé.
Un murmure… fragile. Une pensée qui aurait fui malgré elle.
— Ça ne part jamais…
Étienne tourna légèrement la tête.
L’homme qui venait de parler tremblait. Son visage était creusé, marqué par un épuisement profond.
Il releva des yeux fiévreux, injectés de sang, ses doigts crispés sur l’accoudoir du fauteuil, il cherchait un ancrage.
— Ça regarde…
Sa voix s’étrangla sur la dernière syllabe.
Un silence trop long.
Trop plein.
Une attente.
David échangea un regard avec Étienne, plus tendu qu’il n’aurait voulu.
Il ouvrit la bouche, hésita une fraction de seconde, puis demanda d’une voix maîtrisée :
— Vous parlez de quoi, exactement ?
L’homme ne répondit pas immédiatement.
Son regard flottait dans le vide, fixé sur un point invisible.
Puis, lentement, il baissa les yeux vers Étienne.
Un sourire nerveux tordit le coin de sa bouche.
— Vous le savez déjà.
Un frisson. Glacial. Remonta lentement l’échine d’Étienne.
La séance s’effondra sur elle-même.
Certains se levèrent précipitamment.
D’autres restèrent assis, figés, les yeux écarquillés, comme si quelque chose venait de les traverser.
Le malaise était total.
David tapa sur l’épaule d’Étienne.
— Putain, on fout le camp.
Étienne hocha la tête.
— Ouais…
Il fit un pas vers la sortie.
Puis un autre.
Mais soudain…
Un vertige.
Un basculement imperceptible.
Le sol sous lui avait légèrement bougé.
Il cligna des yeux.
Un battement de cœur plus fort.
Une forte douleur vrilla sa tempe.
Puis…
Un flash.
Un couloir.
Un mur gris.
Des pas.
Quelqu’un qui respire.
Trop près.
Puis.
Un mot.
Chuchoté à son oreille.
Un mot qu’il ne comprit pas.
Et l’obscurité.
Un silence compact.
Un battement dans son crâne.
Il rouvrit brusquement les yeux, haletant.
La salle était toujours là.
David le regardait, inquiet.
— Merde, Étienne, t’es blanc comme un cadavre.
L’air avait changé.
Plus épais. Plus dense.
Quelque chose s’était glissé entre eux.
Étienne passa une main sur son front moite.
— Juste… le stress.
Mais il mentait.
Parce que ce souvenir…
Il ne se rappelait pas l’avoir vécu.
Et ça, c’était bien plus terrifiant que tout le reste.
Un bourdonnement.
Étienne tressaillit.
Son regard glissa sur la salle.
Un silence pesant flottait dans l’air.
Puis il le vit.
Le tableau blanc.
Une phrase y était inscrite.
Des lettres griffonnées à la hâte, tracées d’une main tremblante.
Ne. Regarde. Pas.
Un frisson glacé parcourut son dos.
L’encre semblait fraîche.
Trop fraîche.
Il plissa les yeux.
Quelqu’un venait de l’écrire.
Mais personne n’avait touché ce tableau pendant la séance.
Ses doigts se crispèrent.
Son regard dériva vers la périphérie de son champ de vision.
Une présence.
Là, tapie dans l’ombre.
Il tourna brusquement la tête.
Rien.
Juste l’ombre de la porte entrouverte.
Un silence.
Puis…
Une pression.
Un poids dans son dos.
Un regard.
Invisible.
Présent.
Il ferma les yeux une seconde.
Puis une autre.
Et quand il les rouvrit…
Il était dans la voiture. Déjà. Quelque chose l’avait glissé là, sans son consentement.
Il cligna des paupières.
Comment… ?
Impossible de se souvenir du trajet.
Juste un trou noir entre la salle et cet instant.
Comme si ce moment n’avait jamais existé.
Comme si un morceau de lui était resté là-bas.
Il se retourna.
Le bâtiment était toujours là.
Silencieux.
Vide.
Et pourtant…
Il savait.
Quelque chose était là. Attendant.
David alluma le moteur, brisant l’instant.
— Hé, t’es sûr que ça va ?
Étienne ouvrit la bouche… mais rien. Juste un vide.
Un voile opaque empêchait ses pensées de se structurer.
C’est alors qu’il le sentit.
Un poids invisible.
Tapi dans un coin de son esprit.
Un souvenir… qui n’était pas le sien.
Un flash.
Un couloir sombre.
Des murs gris, poisseux.
Une silhouette indistincte.
Un souffle dans son dos.
Une respiration sifflante.
Puis.
L’obscurité.
Le vide.
Un battement de cœur violent.
Une sensation de chute.
Étienne passa une main sur son front.
L’air de la nuit lui semblait pesant.
Comme si il était plein.
Comme si…
Quelque chose était là.
Tout près.
— Juste fatigué, murmura-t-il, la voix rauque.
David haussa un sourcil sceptique.
Mais il ne posa pas de questions.
La voiture démarra.
Le trajet du retour fut silencieux.
Trop silencieux.
Seul le grondement du moteur troublait le calme oppressant de la nuit.
Une sensation persistante.
Une présence tirait sur un fil invisible dans un recoin de son cerveau.
Son regard glissa vers la vitre… son reflet l’attendait déjà.
Et là…
Son souffle se bloqua.
Un instant. Une fraction de seconde. Il… hésita.
Juste une fraction de seconde.
Mais assez.
Assez pour qu’un frisson glacé lui transperce la peau.
Assez pour que son cœur manque un battement.
C’était impossible.
Et pourtant…
Ses pupilles se dilatèrent.
Ce n’était pas son reflet.
Ce n’était pas lui. Pas vraiment. Quelque chose d’autre. Et ça venait de comprendre.
Une copie.
Un autre lui.
Une chose qui avait pris conscience de son regard.
Il détourna les yeux. Brusquement.
Non.
Non.
David stoppa la voiture devant l’immeuble d’Étienne.
Pas un mot, pas un regard.
Juste un silence trop lourd, avant qu’il ne lâche doucement :
— Essaie de dormir un peu.
Étienne rentra chez lui sans un mot.
La nuit était tombée.
Mais quelque chose l’avait suivi.
Quelque chose qui savait maintenant où il vivait.