J’eu quelques difficultés à retrouver Gallant dans le dédale de la prison. J’étais prêt à demander mon chemin à un surveillant, quand je trouvais enfin le détective.
Il avait choisi comme lieu de retraite un petit couloir en hauteur du bâtiment. Donnant sur la cour, le corridor était protégé par des grillages, certainement pour protéger d’éventuels projectiles lors de possibles mutineries.
Je m’arrêtai net en voyant le visage du détective. La lueur féroce qui brillait dans ses yeux quelques instants plus tôt avait redoublé d’intensité. Les sourcils froncés, la mâchoire crispé, les lèvres retroussées en un rictus mauvais, les narines dilatées en une respiration saccadée, il me donnait l’impression d’un loup prêt à bondir sur sa proie.
Il aurait pu faire demi-tour et se battre contre Bénédicte Caron, cela ne m’aurait nullement étonné. A cet instant précis, en voyant la fureur s’emparer de lui, je me rendis compte à quel point je le connaissais peu. Voilà quelques mois que nous nous étions rencontrés, depuis l’affaire de la masure. Mais, au final, je ne savais rien de lui. Rien de son passé, de sa famille, de ses convictions, rien de son histoire.
J’hésitais maintenant entre lui parler afin de le réconforter, même si je doutais pouvoir y arriver, ou bien tourner les talons, le laissant seul avec sa colère.
Mais je n’eu plus besoin de réfléchir, car le détective, qui ne cessait d’observer la cour, murmura quelque chose si bas que je dû tendre l’oreille pour l’entendre.
- En quelques mois, disait-il, j’ai l’impression d’avoir été confronté au pire de l’humanité. Des hommes et des femmes sans cœur, prêts à faire le mal si cela nourrit leurs espoirs et leurs rêves. Pour qu’ils se sentent mieux, il faut que d’autres en payent le prix. Ce fameux Léon a tué la petite Margot de sang froid. Solomon Chevallier a massacré Monsieur Violon sans une once de remords. Le Vicaire a livré tous les hommes de son allié à la police. Cet allié même qui a fait décapiter ses propres soldats. Et pourtant... Pourtant, en voyant Caron, j’ai l’impression que le pire est encore à venir. Rien qu’en pensant à tout ce sang innocent qui a déjà coulé, et à ceux qui devront encore périr pour le bon vouloir de ces criminels... J’ai juste envie de... de...
Il ne finit pas sa phrase.
Je comprenais sa colère et sa rancœur, mais j’avais l’impression qu’un autre sentiment le tiraillait de l’intérieur. Il ne me disait pas tout, j’en étais certain.
Une information ressurgit alors dans ma mémoire.
- Gallant, commençai-je d’une petite voix. Dans le bureau du directeur, tu as dis qu’il n’y avait qu’un seul homme en ce monde que tu craignais. De qui peut-il bien s’agir ?
Lentement, le détective tourna la tête vers moi.
Ses yeux redoublèrent de furie, et sa colère dirigée à mon encontre me fit frémir. Instinctivement, je reculais de quelques pas, les yeux écarquillés. J’avais clairement touché un point sensible.
Gallant tourna à nouveau la tête. Il reposa les yeux sur la cour, où s’élevait la serre.
- Il nous faut interroger la femme du directeur, dit-il avec le plus grand calme.
- Oui, murmurai-je, encore troublé. Oui, il le faudrait...
- Eh, vous ! S’écria une voix.
Je me retournais, et aperçut un agent pénitentiaire. Mais pas n’importe lequel. C’était celui qui avait traîné l’adolescent hors du bureau du directeur Caron.
Ses yeux bleus nous lançaient des éclairs.
- Vous n’avez pas le droit d’être là ! Aboya-t-il en s’arrêtant à notre hauteur. Je vais vous demander de par-
- Nous avons été envoyé par Jacques Barnet, gronda Gallant. Nous avons tous les droits d’être là. Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous plaindre auprès du directeur ? Allez-y, je vous en prie.
Je me tournai vers Gallant, interloqué par sa brutalité. Mais le détective ne m’accorda aucune attention. Il était entièrement focalisé sur le nouveau venu, sa colère ne l’ayant pas quitté.
Le surveillant resta silencieux quelques secondes, semblant peser le pour et le contre.
- Vous êtes là par rapport à Rapin, c’est ça ? Demanda l’homme.
- Oui, répondis-je avant que Gallant n’exprime encore son animosité. Vous le connaissiez bien ?
- J’étais chargé de sa surveillance.
- Vraiment ? Accepteriez-vous de répondre à quelques questions, monsieur ... ?
- Morel. Victor Morel. Des questions, pourquoi pas... Mais...
Il regarda rapidement derrière lui, comme pour vérifier que nous étions bien seuls.
- Faites vite, dit-il.
- Comment était William Rapin à son arrivée dans cette prison ? Demanda Gallant.
Il était visiblement toujours énervé mais, au moins, il avait repris ses fonctions d’enquêteur.
- Abattu, répondit Morel en haussant les épaules. Fatigué, aussi. Après toute cette lutte avec la justice, ça se comprend. Il était ravagé par le chagrin.
- Vous croyiez en sa culpabilité ?
- Je suis pas juge, moi. Culpabilité, innocence, je ne prends aucun parti. Si vous êtes en prison, pour moi, c’est qu’il y a une raison. J’ai pas besoin d’en savoir plus.
- Vous savez pourtant que les erreurs judiciaires, ça arrive...
- Ouais, je sais. Mais, comme je l’ai dis, je suis pas juge. Je fais simplement mon travail, c’est tout.
- William Rapin a-t-il déjà discuté avec vous de son jugement ?
- Les premières semaines, oui. Il clamait haut et fort son innocence, affirmait que la vérité allait être révélée. Après, on l’a plus vraiment entendu...
- Pourquoi cela ?
Victor Morel esquissa un triste sourire.
- Quand vous faîtes un peu trop de bruit, ici, le directeur vient personnellement s’occuper de vous.
- Qu’a-t-il fait au jeune Rapin ?
Morel se pencha en avant, et répondit sur le ton de la confidence :
- Il l’a brisé, voilà ce qu’il a fait. Il le battait jour et nuit, avec tellement de cruauté que le gamin se pissait dessus chaque fois qu’il était appelé dans le bureau de Caron. Avec des poings, sa ceinture, ou tout autre objet qui lui tombait sous la main... En matière de souffrance, l’imagination de Caron n’a aucune limite...
- Avez-vous déjà assisté à une de ces séances ?
Ce fut presque imperceptible, mais je décelais un changement d’intonation dans la voix du détective. Elle était devenue plus... menaçante.
- Oui, avoua Morel. Plusieurs fois, même. C’est moi qui devais ramasser le pauvre garçon et l’entraîner dans sa cellule.
- Je présume que vous savez qu’il a été empoisonné ?
- Oui, je sais. Mais je vous préviens tout de suite, je n’ai absolument aucune information sur comment il a pu trouver ce poison, ou sur qui a pu lui en fournir. Il ne recevait absolument aucune visite à part la mienne, celle de Caron, de son avocat, et de madame Guerin, qui s’occupe de la serre... Ah, et il y a aussi Maxime Rolland, qui prend ma relève pour la nuit.
- Cela nous fait donc déjà cinq suspects.
- Vraiment ? S’esclaffa le surveillant. Vous nous soupçonnez, pour de vrai ?
- Un homme est mort, pesta Gallant. Il n’y a aucune raison de s’en amuser.
- Dîtes ce que vous voudrez, mais je suis innocent, moi, s’énerva Morel. J’ai tué personne. Je suis surveillant dans une prison, pas bourreau.
- Laissez-moi être juge de ma propre enquête, voulez-vous ? Pourriez-vous nous parler d’un certain Albin ? Il paraît que William Rapin était très proche de cet homme.
- Oui, il demandait toujours après le jeune Albin... Ils étaient codétenus, au début. Puis, j’ignore pourquoi, le directeur les a séparés. Il les a envoyé en cellule d’isolement, chacun de leur côté.
- Serait-il possible de nous amener auprès de cet Albin ? Il détient des informations capitales, nous devons lui parler.
- Ah... Ca, c’est impossible...
- Pourquoi cela ?
- Personne n’a le droit de rendre visite à Albin Nozière. Personne, sauf...
Il s’interrompit et haussa les épaules, sans grande conviction.
- Sauf monsieur Caron ? Siffla Gallant.
- Oui.
Gallant maugréa entre ses dents.
Décidément, nous serait-il impossible de parler avec cet Albin ? S’il détenait vraiment des informations précieuses, alors sa vie était certainement en grand danger. L’isolement forcé auquel le soumettait Caron était révélateur du savoir du détenu.
- Pouvez-vous nous décrire les jours qui ont précédés la mort de William Rapin ? Questionna Gallant en croisant les bras.
- Les derniers jours ? Il s’est pas passé grand chose d’intéressant. Il était en isolement, après tout. Les personnes que je vous ai cité lui rendaient quotidiennement visite. Si je devais relever quelque chose qui sorte de l’ordinaire, c’est...
Un silence.
- Oui ? L’encouragea Gallant.
- Ben, c’est à propos de madame Guerin. Elle avait demandé à voir Rapin, j’ignore pourquoi. Quand j’ai appris au garçon que Rolland l’emmènerait à la serre, il a éclaté en sanglots en suppliant qu’on l’épargne.
- Vous ne lui avez pas demandé ce qui le mettait dans cet état ?
- Nan, pas vraiment. Comme je vous l’ai dis, c’était devenu un homme brisé. J’ai été un peu surpris par son comportement, mais je me suis pas posé plus de questions que ça...
- Et quand vous l’avez emmené voir madame Guerin, est-ce que-
- Je vous arrête tout de suite, c’est pas moi qui l’y ait emmené. C’est Maxime qui s’est chargé de ça.
- Le surveillant de nuit ?
- Oui.
Gallant fronça les sourcils.
- Cela arrive souvent que madame Guerin demande à parler aux détenus dans la soirée ?
- Oui et non. Magnolia, c’est son nom, c’est une femme bizarre. Un peu dans son monde, vous voyez. Mais tout le monde la craint. Après tout, c’est la femme de Caron. Si elle vous a dans le nez, c’est Caron qui se chargera de votre cas. Je suppose que c’est pour ça que Rapin la craignait autant. Ce n’est pas tant d’elle qu’il avait peur, mais de l’ombre de son mari.
- Oui, peut-être... Pourrions-nous parler à monsieur Rolland ?
- Oui, vous pouvez. Mais il prend son service qu’à partir de 18h, vous avez encore un peu à patienter. Si vous voulez, vous pouvez...
L’agent pénitentiaire ne finit pas sa phrase. Il darda son regard sur un point derrière nous.
Gallant et moi nous retournâmes. Au bout du corridor se tenait un homme dans la trentaine, impeccablement vêtu, ses cheveux auburn soigneusement coiffés, et ses souliers flambant neuf.
Les sourcils froncés, il baissa légèrement la tête en nous dévisageant. Puis il tourna les talons, détalant rapidement.
- Qui était-ce ? Demandai-je.
- Maître Coligny, répondit Victor Morel avec dédain. Lysandre Coligny, plus exactement. C’est l’avocat de Rapin. Ou plutôt, un imposteur en son genre. Il a offert presque gratuitement ses services au jeune homme.
- Pourquoi cela ? Questionnai-je.
Bien qu’Alice Durand nous ait brièvement parler de cet avocat, j’étais curieux d’entendre le point de vue du surveillant.
- Pour gagner en popularité, cracha Morel. Qu’il gagne ou qu’il perde son procès, il était certain d’acquérir de la notoriété. Dans un certain sens, il n’a ni gagné ni perdu. Son client a évité la peine de mort, mais pas la prison à vie. Maintenant, plusieurs clients s’arrachent l’avocat de celui qui a massacré sa femme et sa petite fille.
- Comment a-t-il réagi depuis que son client est mort ? Interrogea Gallant.
- Comme il réagit d’habitude : il n’a rien dit, ni fait quoi que ce soit qui aurait pu laisser transparaître une émotion quelconque. Ce type m’avait pas l’air très proche de Rapin. A certains moments, j’avais même l’impression que Rapin craignait cet homme.
- Vous savez pourquoi ?
- Non, rit Morel. J’étais pas le genre d’homme à questionner Rapin sur ses sentiments envers autrui. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, j’ai du travail qui m’attend.
Le surveillant tourna les talons à son tour, nous laissant seuls.
- Et maintenant ? Questionnai-je Gallant.
- Maintenant, nous allons nous séparer.
- Quoi ? Pourquoi cela ?
- Nous devons interroger Maxime Rolland dès qu’il arrivera. Il ne faut pas le laisser discuter avec qui que ce soit avant notre interrogatoire. Et il sera impossible de lui parler à temps en sachant qu’il nous reste deux personnes à interroger. Alors, Thomas, qui souhaitez-vous aller voir ? L’avocat ou la dame de la serre ?
Je mis un instant à réfléchir. Au moment où j’ouvris la bouche, Gallant, ayant apparemment recouvré sa bonne humeur, me donna une tape dans l’épaule en souriant.
- Bien, tu interrogeras l’avocat !
- Quoi ? Pourquoi cela ?
- Je crains qu’à cause de vos manières de dandy, mon ami, madame Guerrin ne se renferme sur elle-même.
- Mes manières de dandy ? M’étranglai-je. Tu veux parler de mon respect et de ma courtoisie ?
- Plutôt de ta manière de ne pas vouloir offenser autrui, et cela au détriment de l’enquête. Oui, tu serais mieux avec Coligny, il m’a l’air d’être dans le même univers du paraître que toi et ta bonne société.
- Donc toi, tu vas aller charmer une vieille dame peut-être tout aussi cruelle que son mari, pendant que je sirote le thé avec un avocat incompétent qui ne pense qu’à la gloire et au succès ?
- Oui, sourit Gallant, c’est assez bien résumer. Si je ne me trompe pas, cette madame Magnolia Guerrin m’a tout l’air d’être une femme qui aime le pouvoir. Ne me reste plus qu’à lui donner l’illusion de la dominance. Et puis...
Il se pencha pour murmurer à mon oreille :
- Tu sais bien comme personne ne résiste à mon charme.
Je rougis violemment tandis qu’il se recula.
Il se dirigea, sifflotant les mains dans les poches, vers là où était parti Morel, et balança par dessus son épaule :
- On se rejoint à 18 heures à l’entrée de la prison. Et ne sois pas en retard !