Chapitre 5 - Les toilettes

Par Haunjan

Soudain, le carillon du clocher d’une l’église toute proche retentit et surprend Adolf.

- « Papa, Maman et Margot ont du mal à s’habituer au carillon de la Westertoren qui sonne tous les quarts d’heure, dit Anne. Moi, je l’ai tout de suite aimé, et surtout la nuit, c’est un bruit rassurant. »

- Tous les quarts d’heure ? Non, c’est impossible ! C’est la première fois que je l’entends !

Adolf ne comprend pas. Il est absolument convaincu de n’avoir pas entendu la cloche avant cette fois, et il est certain d’être là depuis beaucoup plus longtemps qu’un quart d’heure ! Cette incohérence lui brouille encore plus les idées. Tout se télescope sous son crâne ; le récit que fait Anne, les reproches de Saint Nicolas, les bombardements, maintenant le clocher ; il sent que son esprit s’engourdit, son séjour en ces lieux le fatigue. Il émet une hypothèse : « Serais-je en train de devenir poussière parce qu’on m’oublie ? » Il baille, regarde autour de lui et songe à s’assoupir quelques instants, mais il sursaute devant l’apparition soudaine de Saint Nicolas juste devant lui.

- Encore ! Mais cesse de me faire peur comme ça ! s’exclame-t-il. C’est pénible à la fin !

- Quand tu disais que, dans tes jeunes années, tu avais appris ce que parler veut dire chez le Juif, que ce n'était jamais que pour dissimuler ou voiler sa pensée, et qu’il ne fallait pas chercher à découvrir son véritable dessein dans le texte, mais entre les lignes où il était soigneusement caché…

Adolf lève les yeux au ciel pour montrer sa lassitude d’être, à tout bout de champ, chapitré au sujet de ses écrits passés.

- …tu peux me dire ce qu’elle cache entre les lignes, cette jeune demoiselle, dans tout ce qu’elle dit ?

Adolf ne veut pas répondre. Il en a plus que marre. Il veut être tranquille. Il manipule son téléphone, le soupèse, détaille son design, trouve que c’est un objet étonnant, d’une technologie remarquable qui dépasse de loin ce qu’il était possible d’imaginer de son vivant ; il se dit que s’il avait eu pareil objet à sa disposition pendant la guerre, ses efforts de propagande n’en auraient été que meilleurs, et peut-être les choses ne se seraient pas terminées comme elle se sont terminées… Le seul défaut qu’il lui trouve, c’est cette pomme à moitié croquée : « Un logo tout en rondeur ne sied pas aux objets de forme géométrique », juge-t-il en silence. Pour lui, ça manque d’angle et d’arête. « J’ai toujours eu des compétences innées pour l’architecture et l’esthétique ! » marmonne-t-il ensuite, pour lui-même, sans aucune considération pour Saint Nicolas qui se tient debout devant lui. « Mais tout le monde les a injustement méprisées. » regrette-t-il enfin en se souvenant de certains commentaires exprimés par son père, ses professeurs et autres examinateurs et directeurs de l’académie des beaux-arts…

- Je pense qu’il aurait été plus harmonieux de faire figurer sur cet objet une croix gammée au lieu d’une pomme ! lance-t-il soudain à Saint Nicolas. Ça aurait eu plus de gueule !

Sans le faire exprès, il appuie sur un petit bouton latéral et découvre que cela anime l’écran. « Par contre, je ne comprends rien au fonctionnement de ses piles ! Un coup ça s’allume, un coup ça s’éteint ! » critique-t-il.

- Adolf, cesse de faire semblant ! lui répond Saint Nicolas. Je ne suis pas dupe, je sais qu’au plus profond de toi, tu boudes !

- « Nous sommes privés ici de beaucoup de choses et elles me manquent, affirme tout à coup Anne, coupant l’herbe sous le pied d’Adolf qui voulait réagir au fait d’être accusé de bouder. J’ai envie autant que toi de liberté et d’air pur. Ce matin, en regardant dehors, c’est-à-dire en regardant Dieu et la nature au fond des yeux, j’étais heureuse, purement et simplement heureuse. Aussi longtemps qu’existe ce bonheur intérieur, ce bonheur qui vient de la nature, de la santé et de tant d’autres choses, aussi longtemps qu’on le porte en soi, on se sentira toujours heureux. »

Saint Nicolas observe Adolf qui écoute Anne avec attention sans vouloir le montrer.

- Qu’est-ce que tu en penses ? demande-t-il.

- De quoi, de ça ? fait-il mine de comprendre en désignant son smartphone.

Saint Nicolas veut corriger sa mauvaise foi, lui indiquer qu’il voulait parler de ce que dit Anne, mais Adolf ne lui en laisse pas le temps. Aussitôt il enchaîne :

- Là-haut, dans les limbes, marmonne-t-il en faisant sauter son téléphone dans la main, il n’y a rien à regarder. Pas le moindre petit objet comme celui-là avec lequel divertir sa pensée… Pas de fenêtre non plus. Ici, au moins, j’ai ce truc-là et il y a des fenêtres pour me dire qu’il existe un extérieur. Là-haut, il n’y a rien de tout cela.

Saint Nicolas est surpris par sa tirade. Il s’interroge. Il ne saurait dire si elle est un virage dans les considérations d’Adolf, ou s’il ne faut y entendre qu’un auto-apitoiement supplémentaire. Il doute, mais sa préférence penche du côté de la posture égoïste et victimaire…

- « Richesse, considération, on peut tout perdre, professe Anne d’une voix douce à l’adresse de Kitty dans son journal. Mais ce bonheur au fond du cœur, il ne peut guère qu’être voilé et il saura nous rendre heureux aussi longtemps que l’on vivra. Quand tu es seul et malheureux ou que tu as du chagrin, essaie toi aussi de monter dans les combles par un aussi beau temps et de regarder au-dehors. Pas de regarder les maisons et les toits, mais le ciel. Tant que tu pourras contempler le ciel sans crainte, tu sauras que tu es pur intérieurement et que malgré les ennuis tu retrouveras le bonheur. »

- Tu ne trouves pas que c’est beau ce qu’elle dit ? demande Saint Nicolas.

- Si, si… murmure Adolf de manière distraite.

- « L’amour, qu’est-ce que l’amour ? poursuit Anne. Je crois que l’amour est quelque chose qui au fond ne se laisse pas traduire en mots. L’amour, c’est comprendre quelqu’un, tenir à quelqu’un, partager bonheur et malheur avec lui. Que l’on ait perdu son honneur, peu importe, si l’on est sûr d’avoir à côté de soi pour le reste de sa vie quelqu’un qui vous comprenne et que l’on n’ait à partager avec personne ! »

Saint Nicolas sent qu’Adolf n’est pas à ce qu’elle dit ; il continue de manipuler et de contempler son smartphone avec un air absent. Peut-être songe-t-il à Stéfanie, se dit-il, cette jeune fille de bonne famille, née Isak, grande et mince, au cheveux blonds et épais qu’elle portait ramenés en chignon et dont l’allure distinguée plût tout de suite au jeune homme lorsqu’il croisa son regard à Linz, un soir de printemps 1905, à l’occasion d’une promenade, elle bras dessus bras dessous avec sa mère, lui accompagné de son ami August Kubizek, étudiant en musique à qui il avouera son coup de foudre pour la demoiselle. Trop timide pour l’aborder, il se contentera de lui écrire une lettre anonyme lui demandant de l’attendre, car il souhaitait l’épouser un jour…

- « Chère Kitty, quand je songe aujourd’hui à ma petite vie douillette de 1942, elle me paraît irréelle. Cette vie de rêve était le lot d’une Anne Frank toute différente de celle qui a mûri ici. »

Tandis qu’Anne, dans une rétrospective de sa jeune vie, continue de raconter dans le détail ce qu’elle a été en tant que jeune fille - entourée d’admirateurs, d’amies et de copines de son âge, la préférée de ses professeurs et l’enfant gâtée de ses parents - et témoigne de sa prise de conscience d’avoir reçu beaucoup et d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour être toujours drôle, amusante et spirituelle dans ses réparties, être astucieuse et rieuse aussi, pour s’assurer une certaine popularité, sans oublier d’être studieuse, franche et généreuse, Adolf, que les leçons d’introspection ont toujours rebuté, se montre moins distrait qu’incommodé. Saint Nicolas se met alors à craindre un coup de grisou.

- « Jamais je n’aurais refusé à qui que ce soit le droit de copier sur moi, je distribuais mes bonbons à pleines mains et je n’étais pas prétentieuse. » soutient Anne.

- J’en ai connu des comme ça, grommelle Adolf. Je ne les ai jamais supportées !

Anne s’interroge sur elle-même et se demande notamment si autant d’admiration pour sa jeune personne ne l’aurait pas, un temps, rendue arrogante.

- Bien sûr que si ! grommelle encore Adolf.

Saint Nicolas est tenté de réagir à cette dernière assertion, il manque d’évoquer ladite Stefanie à laquelle il vient de penser, mais il préfère se taire et laisser aller jusqu’au bout ce qui est en train de se jouer dans l’esprit d’Adolf. De son côté, Anne continue de décrire le regard qu’elle pose sur ses jeunes années et sur elle-même ; un regard lucide et brusque, qui trouve son impulsion dans l’enfermement qu’elle subit, mais dans lequel elle veut voir une chance d’avoir été soudainement ramenée à la réalité.

- « Comment me voyaient-ils à l’école ? Celle qui prenait l’initiative des farces et des blagues, toujours partante, jamais de mauvaise humeur ou pleurnicharde. Quoi d’étonnant si tout le monde voulait m’accompagner à vélo ou me témoigner de petites attentions ? »

- Ou bien tu passais pour une petite prétentieuse ! continue de grommeler Adolf. Moi, je ne t’aurais jamais accompagnée nulle part, tu peux en être certaine !

- « Aujourd’hui je regarde cette Anne Frank comme une fille sympathique, amusante, mais superficielle, qui n’a rien à voir avec moi. »

- Tu parles !

- « Que reste-t-il aujourd’hui de cette Anne Frank ? Oh, bien sûr, je n’ai pas encore perdu mon rire ni mes réparties, et je sais critiquer les gens tout aussi bien ou encore mieux, si je veux. »

- Ça, je n’ai aucun doute là-dessus ! commente Adolf, acerbe.

- « C’est là où le bât blesse, admet Anne. Je veux bien encore, pour une soirée, pour quelques jours, pour une semaine, jouer ainsi la comédie… »

- Ça ne marcherait pas longtemps avec moi, sois en certaine !

- « …à la fin, je serais épuisée et je vouerais une profonde reconnaissance à la première personne venue qui parlerait d’un sujet valable. »

- Si tu le dis…

- « Je ne veux pas de soupirants, mais des amis, pas d’admirateurs pour un petit sourire câlin mais pour mon comportement et mon caractère. »

Saint Nicolas hésite une nouvelle fois à parler de Stefanie…

- « Je sais très bien qu’alors le cercle de mon entourage serait beaucoup plus petit. Mais quelle importance si je ne garde qu’un petit nombre de gens sincères ? »

- Je n’y crois pas du tout !

- Pourquoi vouloir lui faire un procès en sincérité, Adolf ? As-tu connu des déceptions sentimentales qui te qualifieraient pour en juger ? tente Saint Nicolas.

Adolf se braque, mais il se retient de vouloir en découdre avec Saint Nicolas. Il voudrait lui cracher du venin directement à la figure, mais c’est Anne qu’il choisit d’écouter davantage, et qui raconte qu’enfant elle n’était pas tout à fait heureuse et se sentait souvent abandonnée. Seulement, pour ne pas avoir à y réfléchir, elle préférait s’amuser et s’occuper du matin au soir. C’était une vie ensoleillée, dit-elle, pratiquant l’insolence parfois pour garder une contenance, surtout pendant la première année passée dans l’Annexe parce que le changement avait été brutal, sans transition, et qu’elle ne le comprenait pas. 

- « À présent je considère ma propre vie et je remarque qu’une période en est définitivement close ; le temps de l’école sans souci ni tracas ne reviendra jamais plus. Je ne le regrette même pas vraiment, j’ai dépassé ce stade. »

- Et toi, Adolf ? Tu as dépassé ce stade, toi aussi, en ton temps ?

- Quel stade ?

- Celui du temps de l’école où, pour t’opposer aux décisions de ton père, tu avais choisi de ne plus travailler !

Mais Adolf ne répond pas. Il hausse simplement les épaules pour marquer son dédain pour le sujet, considérant que la question, qui veut installer un parallèle entre lui et la jeune Anne, est d’autant plus stupide qu’il ne s’identifie pas du tout aux larmes qu’elle évoque maintenant et qui ont présidé à ses premiers mois de clandestinité.

- Moi, à sa place, je ne me serais jamais réfugié dans les pleurnicheries, en tout cas ! critique-t-il.

- Non, toi tu t’es accroché à la haine et à la colère, n’est-ce pas ? Au lieu de faire ce qu’elle va faire ensuite.

- Et qu’est-ce qu’elle va faire ensuite ?

- Elle va passer à la loupe ses jeunes années, prendre conscience de ses torts et de ses défauts de jeunesse, estimer qu’ils étaient peut-être grands, avant de se rendre compte finalement que, devenant adulte, elle commençait simplement à penser par elle-même ; qu’elle pouvait se réformer toute seule et devenir quelqu’un ; qu’il fallait pour cela qu’elle s’émancipe, sans pour autant avoir besoin d’être désagréable avec quiconque et encore moins supprimer qui que ce soit.

- « Le conseil que donne maman contre la mélancolie, dit Anne, est : "Pense à toute la détresse du monde et estime-toi heureuse de ne pas la connaître." Mon conseil à moi, c’est : "Sors, va dans les champs, dans la nature et au soleil, sors et essaie de retrouver le bonheur en toi ; pense à toute la beauté qui croît en toi et autour de toi et sois heureuse !" La phrase de Maman ne tient pas debout, car que doit-on faire quand on connaît soi-même la détresse ? On est perdu. En revanche, je trouve que dans n’importe quel chagrin, il subsiste quelque chose de beau, si on le regarde, on est frappé par la présence d’une joie de plus en plus forte et l’on retrouve soi-même son équilibre. Et qui est heureux rendra heureux les autres aussi, qui a courage et confiance ne se laissera jamais sombrer dans la détresse. »

- Quand je te disais que je te montrerai une personne humble et plein de courage… glisse sobrement Saint Nicolas.

La tirade d’Anne a pour effet de plonger Adolf dans ses souvenirs d’enfance. Alors qu’il allait lui-même puiser quelques ressources sur les chemins de l’école buissonnière parce que l’obstination de son père entravait ses projets, qu’il ne voulait pas épouser l’enfermement des bureaux administratifs qu’il voulait lui destiner, il y retrouvait, il est vrai, la forme d’équilibre dont parle Anne.

- À quoi tu penses ? lui demande Saint Nicolas.

- J’ai besoin d’aller aux toilettes, lui répond du tac au tac Adolf qui, levant les yeux vers lui, affiche un air suffisant.

L’annonce est prosaïque et surprend totalement Saint Nicolas :

- C’est tout ce que ça t’inspire ?!

- Qu’est-ce que j’y peux, moi, si je ressens de nouveau ce genre de chose !

Rien. Évidemment. Il n’y peut effectivement rien, pense Saint Nicolas qui ne s’était pas attendu à l’irruption d’un pareil besoin.

- Les toilettes sont en bas, précise-t-il un peu défait.

- Où exactement ?

- « À personne au monde je n’ai raconté plus de choses sur moi-même et sur mes sentiments qu’à toi, intervient Anne. Pourquoi ne te parlerais-je pas aussi un peu de choses sexuelles ? »

Aussitôt, Adolf se braque :

- Ah non ! Pas ça ! Tu m’entends ? lance-t-il en menaçant du doigt Saint Nicolas.

- Tu descends deux étages, jusqu’à l’entrée par laquelle on est arrivés. Ce sera la porte de gauche…

Sans lâcher son téléphone, Adolf retrousse aussitôt sa robe et s’engage par la trappe du grenier.

- « Les parents et les gens en général ont une attitude singulière sur ce point, l’accompagne la voix d’Anne. Au lieu de tout dire à leurs filles comme à leurs garçons, ils font sortir les enfants de la pièce quand les conversations roulent sur ces sujets, et les enfants n’ont plus qu’à aller prendre leur science où ils le peuvent. »

Adolf tente de résister au discours et se concentre sur les marches de l’escalier pour ne pas tomber. En vain, sa conscience n’a de cesse de lui spécifier qu’il va devoir gérer quelque chose de nouveau au moment de se présenter face aux toilettes.

- « Quand j’ai eu onze ans, ils m’ont renseignée sur l’existence des règles, mais j’étais encore loin de savoir d’où venait ce liquide ou ce qu’il signifiait. À douze ans et demi, j’en ai appris plus long, dans la mesure où Jacqueline était beaucoup moins sotte que moi. »

Le sang d’Adolf ne fait qu’un tour. Refusant d’en entendre davantage, il stoppe net sa descente et interpelle Saint Nicolas :

- Fais-la taire, par pitié !

- Que lui reproches-tu, Kitty ? De livrer ses pensées à une amie imaginaire ?

Adolf écume d’être ainsi contraint à tout un tas de choses en même temps ; porter une robe qui entrave son pas, subir les confidences impudiques d’une adolescente et contenir une envie pressante !

- « Ce qu’un homme et une femme font ensemble, mon instinct me l’a suggéré, poursuit Anne tandis qu’Adolf repart. Au début, l’idée me paraissait bizarre, mais quand Jacqueline me l’a confirmé, j’étais fière de mon intuition ! »

Adolf goûte guère la satisfaction de sa narratrice qui, ajoutée à son envie urgente, accentue à chaque pas son embarras. Sans compter la perspective de devoir aller fouiller sous sa robe au moment de se soulager…

- « Que les enfants ne naissent pas par le ventre, c’est encore de Jacque que je le tiens, elle m’a dit : "Là où la matière première entre, le produit fini ressort !" »

Un vertige saisit Adolf. Il ne sait si c’est lié à sa peur de chuter dans les escaliers ou à l’étourdissante assurance qu’il va finir par se faire pipi dessus, ou bien encore à son malaise face au récit décomplexé que fait Anne.

- « Un petit livre d’éducation sexuelle nous renseigna, Jacque et moi, sur l’hymen et d’autres particularités. »

- Par pitié, tais-toi ! J’aimerais pouvoir me concentrer une minute sur autre chose, si ça ne te dérange pas ! lance Adolf au moment de decendre le second escalier.

- « Je suis bien contente de ne jamais rougir, cela me paraît une sensation des plus désagréables. »

- Tant mieux pour toi ! Mais ce n’est pas une raison pour embarrasser les autres !

- « Un garçon n’est pas aussi compliqué d’en bas qu’une fille, je crois. Sur les photos d’hommes nus, on voit très bien comment ils sont faits, mais pas les femmes. Chez elles, les parties sexuelles, ou je ne sais trop comment cela s’appelle, se situent beaucoup plus entre les jambes. »

Pris dans sa tourmente, pour ne pas se souiller, Adolf dévale littéralement les marches du second escalier, pourtant affreusement raides. Il saisit la poignée en bronze de la porte des toilettes et s’y introduit sans délicatesse. C’est une petite salle de bain aux murs humides recouverts d’un papier toile clair mal marouflé, tantôt moisi tantôt fané. Au fond, un petit cabinet d’aisances avec une porte sans verrou. Adolf se précipite vers la cuvette en faïence en bleu de Delft qui l’appelle comme les sirènes ont appelé jadis les compagnons d’Ulysse. Il referme sur lui la porte, relève sa robe, se déculotte et se laisse aller au bonheur d’être délivré de son envie. Sa vessie est si pleine et son soulagement si grand que, pendant de longues secondes, c’est à peine s’il considère la nouveauté de son anatomie.

 - « Les choses sont tout de même très bien organisées chez nous, se remet à raconter Anne. Avant d’avoir onze ou douze ans, je ne savais pas qu’il existait en plus les petites lèvres. »

La précision incommode Adolf.

- « On ne pouvait absolument pas les voir. Et le plus beau, c’est que je croyais que l’urine sortait du clitoris. Quand j’ai demandé une fois à Maman à quoi servait cette excroissance, elle m’a dit qu’elle ne savait pas. Pas étonnant, elle a toujours de ces réactions stupides ! »

Sentant que sa miction se termine, Adolf, qui craint le moment où il va devoir gérer sa propre hygiène, se range un court instant du côté de la maman ; la curiosité de cette enfant est gênante ! De son temps, jamais pareils propos n’auraient été tolérés dans la bouche d’une gamine, cela aurait été d’une inconvenance coupable. Mais cela ne retarde finalement que peu le fatidique instant où il devra gérer pour de bon la propreté de Kitty.

- « Pour en revenir à notre sujet, comment faire pour en décrire la composition ? recommence Anne. Et si je m’y essayais ici pour voir ? »

- Non, non, non et non ! Je t’en conjure !

- « Allons-y ! Devant, quand on est debout, se lance-t-elle tandis qu’Adolf s’exaspère de ne pas être entendu, on ne voit rien que des poils. Entre les jambes se trouvent en fait des espèces de petits coussinets, des choses molles, elles aussi couvertes de poils, qui se touchent quand on se met debout. »

Refusant de passer à l’action alors que sa vessie est désormais parfaitement vide, Adolf demeure assis sur la cuvette et se concentre sur le sentiment de colère que l’entêtement de sa narratrice fait naître en lui. Du temps de sa jeunesse, se souvient-il, pareille obstination à vouloir s’exprimer malgré l’interdiction formulée par les grandes personnes aurait commandé à ces dernières d’intervenir pour faire mieux respecter leurs lois ! Les adultes savaient faire taire avec efficacité les jeunes impudents ! Son père lui en avait souvent fait la démonstration.

- « À ce moment-là, on ne peut pas voir ce qui se trouve à l’intérieur. Quand on s’assoit, elles se séparent, et dedans c’est très rouge, vilain et charnu. »

Adolf aimerait qu’Anne sache qu’à ce moment précis il est en train de la maudire autant qu’il maudit son propre sort !

- « Dans la partie supérieure, entre les grandes lèvres, en haut, il y a un repli de peau qui, si l’on observe mieux, est une sorte de petite poche, c’est le clitoris. Puis, il y a les petites lèvres, elles se touchent elles aussi et forment comme un repli. Quand elles s’ouvrent, on trouve à l’intérieur un petit bout de chair, pas plus grand que l’extrémité de mon pouce. Le haut de ce bout de chair est poreux, il comporte différents trous et de là sort l’urine. »

Acculé, Adolf, qu’un tel niveau de curiosité et d’observation chez une gamine pour son propre sexe trouve anormal, renonce à résister au discours et commence à envisager vraiment le moment où il devra nettoyer sur lui-même ce que décrit Anne.

- « Le bas semble n’être que de la peau, mais pourtant c’est là que se trouve le vagin. »

- Oui, bon, ça suffit, maintenant ! proteste-t-il en considérant ne pas devoir être informé davantage au sujet de ce qu’il dénonça être, dans son manifeste, comme l’outil au service de « l’empestement » de sa race.

Il saisit un fouillis de feuilles de papier dont il fait un tampon exagérément épais pour se préserver de tout contact direct avec ce sexe qu’il abhorre, et commence à rassembler en lui toute l’abnégation possible en pareil moment pour s’exécuter.

- « Des replis de peau le recouvrent complètement, on a beaucoup de mal à le dénicher. Le trou en dessous est si minuscule que je n’arrive presque pas à m’imaginer comment un homme peut y entrer, et encore moins comment un enfant entier peut en sortir. On arrive tout juste à faire entrer l’index dans ce trou, et non sans mal. »

Mortifié, Adolf décide de ne plus laisser se prolonger indéfiniment l’embarras que lui cause la situation. Il plonge sa main pleine de papier toilette sous sa robe et assèche l’instrument qu’Anne vient de décrire sans pudeur.

- « Voilà tout, résume-t-elle alors. Et pourtant cela joue un si grand rôle ! »

Sans cérémonie, Adolf laisse tomber l’amas de feuilles dans la cuvette, se lève et rhabille aussitôt son corps de Kitty, tire sur la chaîne de la chasse d’eau sans regarder ce qui s’en va et file au lavabo se laver les mains. Posé sur des équerres métalliques blanches et robustes d’où pend un essuie-main, il le trouve un peu trop haut pour lui. Puis, il observe la petite plaque en marbre gris et blanc fixée au mur qui soutient une petite étagère sur laquelle repose un verre dans lequel se tient debout un tube de dentifrice Castella. Au dessus, un miroir piqué, dans le reflet duquel il découvre avec surprise son visage de Kitty.

- « Comme tu l’as probablement déjà découvert par toi-même, notre Führer a eu cinquante-cinq ans hier. » commente Anne.

L’esprit d’Adolf se fige. Le regard planté dans les yeux de la jeune fille qui le dévisage en retour, ils s’observent. Dans la vitrine de l’immeuble au moment d’y entrer, il n’avait pas eu l’occasion de bien se voir. Il constate que ses cheveux sont blonds, qu’il a le front court, de fins sourcils, de longs cils incurvés et des yeux aussi bleus que le bout de ciel qu’il a vu depuis la fenêtre du grenier. Son nez est fin et droit, presqu’inexistant, et sa petite bouche est pincée. Ses lèvres rose pale et inégalement charnues lui confèrent une expression de désapprobation qu’accentue le creux de son philtrum. Mais l’incurvation prononcée de l’arc de cupidon qui lui dessine la lèvre supérieure contrebalance cette expression et laisse à penser que la jeune femme qu’il observe pourrait être davantage amicale que réprobatrice. Certes, son menton est volontaire et sa mâchoire commandée par de l’ADN paternel, mais ses pommettes sont, à l’évidence, l’héritage d’une douce maman.

Adolf lui trouve un admirable air de jeunesse Hitlérienne, mais dans l’étrange situation présente, l’expression sérieuse qu’il détaille sur ce visage le met mal à l’aise. Il désapprouve cette expression de dureté car elle est ambiguë. Pour être un peu plus conforme à ce qu’elle exprime, il lui faudrait presque une moustache identique à la sienne ! Elle dissimulerait cet arc de cupidon juvénile et incohérent. Le mieux aurait d’ailleurs été de voir son propre visage dans le miroir, mais le fait de porter une robe lui faire dire que cela ne l’aurait pas satisfait non plus.

Il tourne légèrement la tête, son reflet lui obéit et lui présente son portrait de trois quarts. Il a les oreilles petites, potelées et bien collées, des tempes étroites et un profil au carrefour de l’enfance boudeuse et de la jeunesse en âge de réfléchir ou de travailler. Le tout est beau, ce qui fait dire à Adolf que ce ne peut pas être lui. Ce qu’il voit est un visage de magasine sur lequel, gamin, il aurait volontiers gribouillé au crayon noir cette petite moustache qui lui manque, quitte à ce que le résultat soit ridicule mais amusant, mais là, ce qu’il voit ne l’amuse pas. Il fronce les sourcils, veut donner à son reflet un air fâché et autoritaire, mais le résultat obtenu ne lui plaît pas. La jeune personne qu’il voit n’est pas faite pour être sévère. Anne vient de dire qu’il a eu cinquante-cinq ans hier et il se souvient de lui à cette période ; ça ne correspond pas avec ce qu’il voit. Quand elle aura elle-même cinquante-cinq ans, la jeune personne qu’il examine ne sera pas à une année de se suicider en avalant une capsule de cyanure, juste avant de se tirer une balle dans la tête avec son Walther PPK 7,65 mm. Elle est trop belle pour ça, juge-t-il.

- « Ce matin, intervient Anne en donnant à Adolf l’impression que c’est son reflet qui s’est mis à parler, j’ai feuilleté mon journal et suis tombée à plusieurs reprises sur des lettres traitant du sujet « Maman » en des termes tellement violents que j’en étais choquée et me suis demandé : "Anne, c’est vraiment toi qui as parlé de haine, oh Anne, comment as-tu pu ?" Je suis restée figée et j’ai cherché à expliquer mon trop-plein de haine qui m’a poussée à tout te confier. »

Adolf quitte des yeux son image de Kitty pour enfin se laver les mains.

- « J’ai essayé de comprendre et d’excuser l’Anne d’il y a un an, car je n’aurai pas la conscience tranquille tant que je te laisserai sur l’impression de ces accusations sans te dire maintenant, avec le recul, ce qui m’a fait parler ainsi. »

Les mains qu’il lave ne sont pas les siennes, ce sont celles de Kitty, est en train de se convaincre Adolf ; mais comme il les trouve jolies, pour la première fois, il veut bien jouer un peu au jeu qu’on lui impose en acceptant d’incarner - pour quelques instants seulement - le rôle de cette Kitty.

- « J’étais victime d’humeurs qui m’enfonçaient la tête sous l’eau et ne me laissaient voir que l’aspect subjectif des choses. Je me suis réfugiée en moi-même, je n’ai regardé que moi, et toute ma joie, mon ironie et mon chagrin, je les ai décrits sans aucune gêne. J’étais furieuse contre Maman, elle ne me comprenait pas, c’est sûr, mais je ne la comprenais pas non plus. Je la mettais souvent dans des situations désagréables et cela la rendait nerveuse et irritable, on comprend qu’elle m’ait souvent rabrouée. Je prenais sa réaction beaucoup trop au tragique, me sentais vexée, devenais insolente et difficile avec elle, ce qui augmentait encore son chagrin. »

Adolf, luttant contre son inclination à faire un parallèle entre ce que dit Anne et son propre vécu auprès de ses parents, préfère se demander si le visage qu’imagine Anne pour son amie Kitty correspond à celui qu’il voit dans le miroir… Mais sa curiosité ne dure qu’un instant. Très vite, il secoue la tête et se reproche de se laisser aller à ce genre de pensée. Il saisit l’essuie-main et, tandis qu’il se sèche les mains, choisit d’écouter encore un peu ce que dit Anne avant de retourner auprès de Saint Nicolas.

- « Ce n’était sûrement pas drôle, ni pour l’une ni pour l’autre, mais je ne voulais pas le voir et j’éprouvais une grande pitié pour moi-même. Je suis devenue plus raisonnable. Le plus souvent, je me tais quand je suis irritée et nos relations sont bien meilleures. »

Adolf admet sans l’admettre vraiment qu’il n’a jamais su faire ça, son tempérament ayant été bien différent.

- « Hier, j’ai lu un article de Sis Heyster qui parlait de la tendance à rougir. Dans cet article, on dirait que Sis Heyster s’adresse à moi seule ; même si je ne rougis pas facilement, ses autres remarques s’appliquent à moi. »

Adolf repose l’essuie-main et, craignant de nouvelles révélations impudiques, décide d’observer son reflet avec attention pour vérifier si les confidences qu’il sent que va faire Anne le feront rougir.

- « Elle dit à peu près qu’une jeune fille à l’âge de la puberté se concentre sur elle-même et commence à réfléchir aux miracles qui se produisent dans son corps. »

À cet énoncé, Adolf fronce les sourcils et son reflet aussi. Sauf qu’il prend ce froncement comme dirigé contre lui, comme si Kitty lui reprochait de ne pas avoir le cran d’écouter ce qu’il y a à écouter.

- « C’est mon cas ces derniers temps, j’ai l’impression de ressentir une gêne. Je trouve si étonnant ce qui m’arrive, non seulement ce qui se voit à la surface de mon corps mais ce qui s’accomplit à l’intérieur. Chaque fois que je suis indisposée (et cela n’est arrivé que trois fois), j’ai le sentiment, en dépit de la douleur, du désagrément et de la saleté, de porter en moi un doux secret. C’est pourquoi, même si je n’en récolte que des inconvénients, j’accueille toujours avec joie le moment où je vais de nouveau sentir en moi ce secret. »

D’une grimace, Adolf ne peut s’empêcher d’exprimer son dégoût pour la chose. Sa grimace est imitée par le visage blond dans le miroir et semble lui dire que c’est lui qui mérite d’être grimacé.

- « En plus, Sis Heyster écrit que les jeunes filles durant ces années-là ne sont pas tout à fait sûres d’elles-mêmes et découvrent qu’elles sont des personnes, elles aussi, avec leurs idées, leurs pensées et leurs habitudes. »

Adolf sait qui il est, lui, mais s’interdit toute manifestation à ce sujet face à Kitty.

- « Inconsciemment, j’ai déjà éprouvé de tels sentiments avant de venir ici, car je sais qu’une fois, alors que je passais la nuit chez Jaque, je n’ai pas pu me retenir tant j’étais curieuse de son corps qu’elle cachait toujours de mon regard et que je n’ai jamais vu. Je lui ai demandé si, en gage de notre amitié, nous pourrions nous palper mutuellement les seins. »

- Non mais là ça devient n’importe quoi ! explose Adolf en contemplant le résultat dans le miroir.

Non sans surprise, l’image du reproche qu’il vient de formuler ne coïncide pas avec son intention. La jeune fille vient de s’exclamer elle aussi, mais elle a davantage semblé se moquer de lui avec ironie plutôt que d’adhérer à son propos, ce qui laisse Adolf désarmé.

- « Jaque a refusé. »

- Oui, ben encore heureux ! apprécie-t-il en observant son reflet l’imiter encore avec la même ironie.

- « Les gens normaux me trouveraient sans doute timbrée avec mes jérémiades, s’excuse Anne, mais voilà comme je suis, devant toi je dis tout ce que j’ai sur le cœur. »

Parce qu’il s’imagine que son reflet va encore être tenté d’illustrer cette dernière remarque d’une pantomime dédaigneuse à son égard s’il réagit, Adolf le scrute sans bouger d’un cil. En vain. Impassible, Kitty l’observe autant qu’il l’observe, avec dans le regard une insupportable expression de juge qui se tait, mais qui n’en pense pas moins. Ce qui le fait finalement réagir :

- Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, toi ?

Mais dès les premiers mots, le visage de Kitty a disparu, et c’est le véritable reflet d’Adolf qui, fort de sa petite moustache, agresse en retour celui qui parle. Adolf est surpris de se voir en vrai. Immédiatement, il se trouve vieux, si ridiculement agressif et hargneux que ça le surprend lui-même.

- Tout va bien, Kitty ? demande tout à coup Saint Nicolas à travers la porte.

Adolf sursaute comme sursautent les enfants surpris dans leur rêverie par leurs parents :

- Oui oui ! répond-il de manière penaude.

- Ça va mieux ?

- Oui… Oui… maugrée-t-il ensuite.

- Tu n’oublieras pas de te laver les mains, n’est-ce pas ?

- Évidemment ! tempête-t-il cette fois, tant il n’apprécie pas d’être ainsi infantilisé. Pour qui tu me prends ?

- Pour quelqu’un qui considérait que la propreté du peuple juif était quelque chose de bien particulier, lui répond Saint Nicolas en apparaissant derrière lui.

Adolf sursaute une fois de plus en laissant échapper un cri et se retourne vers lui :

- J’en ai plus que marre de tes apparitions ! Ça ne va pas d’entrer sans prévenir ? C’est un lieu d’intimité ici !

- Tes subordonnés n’ont pas souvent respecté l’intimité de ceux que tu voulais voir raflés, tu sais ! Les ordres qu’ils avaient reçus pour exécuter tes pogroms étaient très clairs là-dessus ! lui renvoie Saint Nicolas.

Puis, jetant un coup d’œil sur les mains d’Adolf, il dit :

- Tu disais dans ton livre que les Juifs avaient pour l’eau que très peu de goût, qu’on pouvait s’en rendre compte en les regardant, qu’il t’arriva même d’avoir des haut-le-cœur en sentant l’odeur de ces porteurs de kaftans, que leurs vêtements étaient malpropres et leur extérieur fort peu héroïque. Tu faisais référence à quoi ? À ta période miséreuse où, à Vienne, rétif au travail manuel que tu jugeais indigne de toi et sempiternellement nostalgique de l’argent facile que te procurait ta famille, tu dilapidas l’héritage de ta défunte mère et devins un jeune homme sans le sou ? Expulsé pour impayé, contraint à la mendicité, aux cantines pour clochards, errant pendant les longs mois d’hiver de centres d’hébergement d’urgence en bistrots louches où se tenaient, au chaud, des réunions politiques antimarxistes et antisémites, alors que la nuit tu côtoyais en toute solidarité des Juifs aussi désespérés que toi ?

- Sors d’ici immédiatement ! rugit Adolf.

Mais Saint Nicolas ne bouge pas. Il regarde avec insistance dans le miroir. Adolf se retourne pour vérifier ce qu’il regarde et découvre que son reflet est maintenant celui du jeune homme pensionnaire au Mannerheim qu’il fut autrefois, pudiquement appelé hôtel pour hommes en difficulté.

Il y vécut trois ans. Il y disposait d’une chambre sans luxe, y recevait un repas chaud le soir dans le réfectoire, serré parmi de nombreux autres pensionnaires masculins, dont un petit nombre de juifs et d’homosexuels qu’il estima être plus nombreux qu’en réalité, et devait chaque matin vider les lieux car censé aller travailler.

Il observe son image et, incapable d’empathie pour le piètre apprenti maçon qu’il fut en ce temps-là, rabroué sur les chantiers par des camarades ouvriers syndiqués bien plus rudes que lui à la tâche et bien meilleurs rhéteurs, ni pour le petit peintre de cartes postales qu’il fut plus tard, associé à quelques revendeurs juifs qu’il soupçonna de ne pas partager avec lui équitablement les bénéfices, il s’efforce de voir tout de même en elle le jeune homme qui, désorienté, sut, de manière autodidacte, s’imprégner de la conception politique antisémite en vogue autour de lui et se forger, grâce à elle, un destin de grandeur.

Comme finalement il se sourit, Saint Nicolas lui demande la raison de son sourire :

- Est-ce parce que tu te souviens de tes amis Juifs au Mannerheim, tels Siegfried Löffner, Simon Robinson ou Josef Neumann, ou bien encore de ce marchand d’art juif, Samuel Morgenstern, qui t’acheta régulièrement des tableaux et te permit d’améliorer ton quotidien, alors que lui mourut plus tard d’épuisement dans l’un de tes camps, que tu souris ?

- Sors d’ici ! rugit de nouveau Adolf sans réussir à se défaire tout à fait de son sourire malsain.

- À moins que ce ne soit un sourire de gratitude envers ton mentor de l’époque ! Le maire de Vienne, Karl Lueger, à la fois violent antimarxiste, fondateur du Parti Antisémite local et pionnier d’une politique municipale favorable aux défavorisés grâce à laquelle tu n’as pas fini sous les ponts ?

Pour montrer sa désapprobation de ne pas obtenir l’intimité qu’il réclame, Adolf tourne brusquement le dos à Saint Nicolas et tombe à nouveau sur son reflet qui, cette fois, est redevenu celui de Kitty. Manifestement remontée, elle semble attendre elle aussi d’être seule en ce lieu.

Saint Nicolas lui adresse un sourire bienveillant et disparaît, laissant Adolf en tête-à-tête avec elle.

- « Quand on est soi-même en train de changer, commente Anne, on ne s’en aperçoit pas avant d’avoir changé. J’ai changé, et même en profondeur, totalement et en tout. Mes opinions, mes conceptions, mon regard critique, mon aspect extérieur, mes préoccupations intérieures, tout a changé, et d’ailleurs pour le mieux, je peux l’affirmer sans crainte car c’est vrai. »

Avec insistance, Adolf regarde Kitty qui le regarde en retour.

- « Peux-tu me dire pourquoi les gens cachent si jalousement leur vraie personnalité ? demande Anne. Pourquoi les uns font-ils si peu confiance aux autres ? Je sais, il existe certainement une explication, mais il me semble parfois très triste qu’on ne puisse trouver nulle part, même auprès des gens les plus proches, la moindre complicité. »

Dans le miroir, le visage de Kitty semble approuver le regret que formule Anne. De son côté, du haut de ses cinquante-cinq ans, Adolf critique sans réserve cette sortie naïve et idéaliste. D’un hochement de tête, il signifie qu’il n’approuve pas, mais le résultat de son hochement de tête dans le miroir lui apparaît comme une nouvelle critique envers lui-même.

- Dans ton bouquin, intervient Saint Nicolas posté derrière la porte, tu disais être fermement convaincu que c’est en général dans la jeunesse qu’apparaît chez l’homme l’essentiel de ses pensées créatrices. Tu te souviens ?

Dans le miroir, un immédiat pincement sur la bouche de Kitty atteste qu’il se souvient, mais qu’il maudit surtout l’insistance de son inquisiteur.

- Tu distinguais "la sagesse du vieillard qui comporte une plus grande profondeur et une prévoyance résultant de l’expérience d’une longue vie, du génie créateur de la jeunesse qui, avec une fécondité inépuisable, répand des pensées et des idées sans pouvoir immédiatement les mettre en valeur par suite de leur abondance même", précise Saint Nicolas.

Adolf ne réagit pas. Il observe Kitty qui semble attendre la suite.

- "Elle fournit les matériaux et les plans d’avenir où puisera l’âge mûr", disais-tu.

Adolf se met à penser qu’il n’aimerait finalement pas grimer l’image de Kitty de sa petite moustache, comme il avait pensé le faire tantôt pour s’amuser. L’inimitié qu’elle lui a vouée jusqu’à présent et son insolence affichée envers lui, lui font dire qu’elle ne mérite pas que l’on joue avec elle.

- "Dans la mesure où la prétendue sagesse des années n’aura pas étouffé le génie de la jeunesse", avais-tu précisé. Tu te souviens ? insiste Saint Nicolas.

Oui, Adolf se souvient mais ne trouve pas du tout intéressant de le rappeler.

- « Le meilleur et le plus sévère de mes juges, ici, c’est bien moi, assure Anne. C’est moi qui sais ce qui est bien ou mal écrit. Si je n’ai pas le talent d’écrire dans les journaux ou d’écrire des livres, alors je pourrai toujours écrire pour moi-même. Mais je veux aller plus loin, je ne peux pas m’imaginer une vie comme celle de Maman et de toutes ces femmes qui font leur travail puis qu’on oublie ! Oui, je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas. Je veux continuer à vivre, même après ma mort ! C’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire et d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! »

Adolf, le regard maintenant plongé dans le lavabo noyé de blanc, se perd dans le fond de la bonde, s’apitoie sur lui-même et juge que l’expérience qu’on lui fait vivre ne s’est révélée jusque là aucunement plaisante. Au plus profond de lui, malgré l’omniprésence agaçante de Saint Nicolas, il se sent, comme dans sa jeunesse, seul et abandonné.

Puis, relevant les yeux, il s’attarde quelques secondes sur les jolis cheveux blonds de Kitty, avant de remarquer que dans ses yeux poignent des larmes silencieuses.

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