« Nathiel ! Quel plaisir de te revoir, conteur ! Je ne savais pas que c’était toi qu’ils avaient choisi ! »
Une poignée de main volontaire, un sourire chaleureux : bien plus que le Kamen pourrait jamais lui apporter. Nathiel le salua à son tour. S’il ne connaissait que peu l’homme, il était lui-même très célèbre sur les Îles. Depuis le début de son engagement dans la guilde des Voyageurs, il avait cherché à aider à sa manière les Îliens avec lesquels il partageait le courant. Il n’était pas habile au travail de la terre, ni aux tâches manuelles. Il s’était donc improvisé conteur et écrivain public. Comme il partait sur une autre île, les habitants lui confiaient les lettres et messages à leurs proches vivant dans un autre vent.
« Pas déçu de partir, reprit l’îlien en hissant la voile sur les longs haubans, tout est froid ici maintenant : le climat, la soupe qu’on nous sert, même l’accueil qu’on nous réserve. »
Nathiel n’écoutait que d’une oreille, c’est à peine s’il entendit le marin jurer en écho à ses propres pensées.
« Fichue guerre », ponctua l’îlien en crachant dans l’eau. Le jeune métisse, lui, regardait le ciel. Depuis le pied du mur, on ne pouvait plus voir la Lune : les hautes pierres coupaient la nuit en deux, l’une baignée dans la clarté de Kamen, l’autre plongée dans l’ombre sans vie.
« On t’a pas tant vu ces derniers temps, tu manques au gamins, et t’auras du courrier à porter. Par les temps qui courent, on a toujours quelqu’un à rassurer. » Le capitaine avait les sourcils froncés, le regard planté dans le vague.
Nathiel voulu attraper son carnet et ses fusains pour saisir la préoccupation de l’homme, au lieu de ça, il répondit doucement : « Je ferai de mon mieux pour contenter tout le monde. »
Il dessinerai plus tard. Ils étaient les seuls éveillés sur l’île haubanée quand ils croisèrent au loin l’île de l’Horloge. Le capitaine -Varius, Nathiel s’en souvenait maintenant- en profita pour remettre à l’heure sa clepsydre et vérifier leur position sur la carte des vents. Nathiel c’était toujours amusé de voir comment tant sur Sioltà dépendait d’une si petite miette de terre : les heures, les zef, les soufflantes, tout était réglé sur la trajectoire régulière de l’île de l’Horloge. Elle abritait une tour à cadran et un vieux kamir qui vérifiait son bon fonctionnement.« Quel drôle d’endroit » pensa le Voyageur.
Nathiel prit le temps de tailler ses plumes, de broyer son encre : le zef serait long. Bientôt les premiers Hommes se levèrent et Varius, remplacé par sa sœur, partit se coucher. Une file d’attente patiente s’organisa devant Nathiel. Longanime, il commença son zef d’écriture : « J’ai appris que le vent de votre île avait été touché allez-vous tous bien ? » « Nos voiles étaient encore assez robustes pour les distancer lorsqu’on en a eu besoin, tout le monde va bien. Quand est-il de chez vous ? »Les derniers îliens patientaient encore lorsque l’écrivain aperçut les premières lueurs du Jour. Nathiel se frotta les yeux, soupira et leva le regard vers la voûte céleste qui disparaîtrait progressivement. Les étoiles s’amassaient autour de la Lune comme les messages à ses pieds, autant de vœux de santé et de prières de paix.
Le soir venu, on lui servit un bol de soupe et une part de tarte au jouy. Même en ces temps de restriction sa venue fut célébrée, le bouillon se faisait juste un peu plus claire, le gâteau un peu moins garni. Ce qui ne changea pas ce furent les regards attentifs à l’heure des contes. Nathiel avait un véritable don de parole quand il s’agissait d’histoires. En quelques mots à peine il captivait son auditoire : dans la brise légère seules se faisaient entendre la voix du Kamir et la vibration sourde d’un tambour à cordes.
Quand il eut terminé, les îliens partirent se coucher avec l’impression d’avoir déjà rêvé. Nathiel, lui, resta un peu sous l’arbre qui avait abrité ses paroles. De là, il voyait la ligne d’horizon, rose, et de l’autre côté la Lune plongeant doucement vers les flots. Dans la chaleur humaine Kamen lui semblait si lointaine. Le conteur s’endormit dans le lit qu’on lui avait préparé avec le sentiment d’être enfin de retour chez lui.
Nathiel quitta l’île le lendemain pour une autre haubanée. Il fit ses adieux à Varius et sa famille, déçus de le voir partir si vite, puis il fixa à un arbre la corde que lui lancer le nouveau capitaine et la tendit. Un pas après l’autre, il traversa la distance qui séparait les deux étendues de terre. Les manœuvres pour arrimer deux îles étaient longues et complexes, le funambule épargnait ainsi le temps et la patience de chacun.
Il posa le pied sur l’herbe de l’haubanée, et en voyant les visages neutres qui l’entouraient, Nathiel comprit bien vite que le zef de la veille n’avait été qu’une parenthèse. Face à lui, un Îlien mal à l’aise lui souhaita la bienvenue à son bord. Tout autour, des Kamirs en livrée bleue l’accueillirent d’un hochement de tête. Nathiel les supposa déçus : on leur avait promis un Voyageur et arrivait le presqu’îlien. Quelques soient leurs exploits dans la libération de l’harponneuse, personne ne porterait attention au récit du petit monstre. Un Kamir ne saurait mentir, mais lui ? Le conteur se doutait bien qu’ils devaient penser à ça, il ne pouvait leur en vouloir. Il n’échangea aucune parole avec eux, de toute façon, ils ne semblaient pas souhaiter rester plus longtemps en sa compagnie.
Nathiel se sentait morose. Avec ces Vériteurs sur l’île, les Îliens, gênés, commencèrent à l’éviter à proche. Seuls restaient les enfants que les considérations des adultes n’auraient pas su détourner d’une histoire ou d’un jeu partagé. Le Voyageur passa donc son temps au milieu des farandoles, dessinant les bouilles aux expressions joyeuses, et à loigne, dans la lumière déclinante de la lune, il reproduisait de son reflet dans l’eau, la joie, la surprise, les rires, avec une application studieuse.
Quelques zefs après son accostage, l’île fut rejointe par la délégation Ogarie. La fin de la guerre avait été une lutte commune, l’établissement de la paix se devait de l’être tout autant.
Nathiel appréciait les Change-Peaux. Ils le fascinaient. Sur leurs visages, leurs corps entiers les émotions prenaient vie : miaulement de rire, poils hérissés, yeux jaunes écarquillés, haussement de plumes. Il comprenait rarement tout mais regardait avec avidité les ballets des sentiments sur ses peaux métamorphes.
Bientôt l’haubannée quitta la nuit. Un ciel orangé se déployait au-delà de la cime des arbres, marbré de rose vers le Nord. D’ici deux zef, trois si les vents se montraient capricieux, ils arriveraient dans la Lacune où avait été jetée la harponneuse. Pour autant, personne n’en parlait, cela semblait tabou de rappeler aux mémoires la ventée passée.
Pour les marchands de l’île, il y avait eu un énorme manque à gagner. Plus personne ne s’était préoccupé des soieries du Puits du Jour ou des montres du Bassin du Monde et tous avaient dû se courber sur les champs de raves, dont le bouillon clair laissait la faim au ventre. Ç’avait été dur, mais les affaires reprenaient, redonnant le sourire à chacun . Nathiel les dessinait aussi ces sourires, teintés de fatigue et de tristesse, il les apprivoisait de ses fusains.
Comme la coutume îlienne le dictait, le dernier loigne fut un temps de réjouissances. Tous se rassemblèrent autour d’un feu commun. On mangea au son du crépitement des flammes et des discussions enjouées et dès le repas terminé, la musique s’éleva. Une viole d’abord, seule, bientôt rejointe par un tambour, puis recouverte par une chalemi. La mélodie entraînante fit venir les danseurs, sautillants et chahutants dans la presqu’ombre du ciel immuable. Quand tous se rassirent vint le temps des contes. Nathiel attendait impatient, sans un regard pour les Kamirs impassibles à l’écart. Au fond, le voyageur les plaignait. Jamais ils ne sauraient apprécier à sa juste valeur un loigne comme celui-ci : de telles extériorisations émotionnelles les mettaient mal à l’aise. Rien dans leur éducation ne les avait habitué à un sourire.
C'est un chapitre tranquille en tous cas, et on y ressent d'autant plus la situation de Nathiel que c'est n'importe quoi l'attitude des siens à son égard. Ses contemporains devraient le juger sur ses actes plutôt que sur leurs peurs de lui.
Je suis aussi assez d'accord avec cet aspect de conteur que tu nous donnes de lui. Dans le sens où c'est très cohérent avec la guilde des tisseurs de rêves. Je comprends beaucoup mieux tout ce que tu me disais à ce sujet :) J'ai hâte de voir ce que ça va donner !
Si seulement on jugeait toujours les gens sur leurs actes et pas sur leur apparence... Même dans notre monde ça ne va pas. C'est peut-être mis en exergue là, mais c'est quelque chose d'assez universel malheureusement...
J'ai créé Nathiel comme un écrivain publique, quelqu'un qui est au service des autres et qui a soif de connaissance et de liens. Le costume de conteur est fait pour lui, mais il n'est pas un Tisseur !