Chapitre 4 - partie 2

Par Ozskcar

– Jolly, le coupa la jeune femme. Vous avez une place au palais impérial… Et plus important, vous avez une fille. »

Ces paroles ébranlèrent le domestique. Clavarina lui laissa quelques secondes avant de s’approcher davantage : « Elle vous met mal à l’aise, n’est-ce pas ? Ne mentez pas » insista-t-elle avec bienveillance, remarquant l’arrondi outré que les lèvres du domestique commençaient à former.

Jolly, lequel allait effectivement nier les allégations de la jeune femme, se reprit et considéra le nouvel Enfant. Il était resté attablé au bureau et ne semblait nullement prêter attention à leurs échanges. Il y avait quelque chose d’étrange dans ses manières : bien qu’il eut l’apparence d’une femme, il y avait dans ses manières, dans sa concentration appliquée, quelque chose d’étrange, de robotique et pourtant tellement enfantin.

« Madame, les Enfants, d'ordinaire, ne portent pas les traits de la mort. Comment se fait-il que... » Jolly fut incapable de formuler la fin de sa question ; les mots semblaient lui échapper, trop lourds, trop étranges pour être dits à haute voix.

Clavarina baissa la tête : « Quand Kholia s'est détournée de la voie, l'Empire a décidé de la condamner à mort. Ils m'ont demandé de briser sa mémoire, d'en évider ses souvenirs afin qu'aucun Enfant ne naisse à sa suite », avoua-t-elle d'une voix basse. « Moi, bien sûr, je pourrai sans mal me construire un nouveau corps lorsque je sentirai mon heure s'approcher ; mais sculpter l'enveloppe d'une conscience qui n'est pas la mienne, c'est… Sans doute impossible. La seule chose que je pouvais faire, pour redonner une chance à Kholia, c'était de lui rendre son ancien corps.

– Mais voilà dix ans que Kholia est morte, balbutia Jolly. Depuis toutes ces années, vous...

– Pas tout à fait. Il m’a fallu du temps, ne serait-ce que pour fomenter ce projet : j’avais peur, des réactions de l’empire, bien sûr, mais aussi de commettre un erreur. Par chance, Gaetano avait choisi de conserver le corps de Kholia pour que son Code ne soit pas perdu. Il espérait que je l’étudie jusqu’à être un jour en mesure de le reproduire. C’est là que l’idée m’est venue – comment aurait-il pu en être autrement ? Il aurait fallu que je sois insensible pour disséquer le cerveau de ma sœur à longueur de journée sans jamais songer à… À la culpabilité, la solitude… Alors j’ai commencé à travailler en secret pour ranimer Kholia. »

Jolly prit quelques secondes avant de répondre. Voilà donc à quoi Clavarina dédiait ses nuits, voilà donc de quoi traitaient ses notes amoncelées sur les paillasses de son laboratoire.

« Ne craignez-vous pas que l’histoire ne se répète ? demanda-t-il. Que Kholia redevienne…

– Elle ne garde aucun souvenir de ses vies passées, et encore moins de sa rancœur à l’encontre de l’empire. Pour, elle, c’est un nouveau départ.

– Pour elle comme pour vous, n’est-ce pas ? »

Clavarina haussa un sourcil, surprise par la perspicacité du domestique. Un sourire énigmatique illumina son visage. Jolly avait raison. L'idée même de soulever le lourd voile de sa solitude, de se débarrasser de la culpabilité qui l'entravait depuis si longtemps, pour oser à nouveau goûter à la vie, la vivifiait. Un doux sentiment de quiétude mêlé d'impatience se répandit en elle. Pourtant, au-delà de cela, une autre émotion la réjouissait davantage : la reconnaissance que Jolly lui offrait. Dans un monde où beaucoup la considéraient comme une énigme dénuée d'émotions, Jolly lui renvoyait le reflet positif d'elle-même. C'était une sensation libératrice, une invitation à se sentir égale et humaine.

Son regard se dirigea tout naturellement vers l’Enfant, lequel était toujours assis non loin, plongé dans ses livres et ses exercices. Ses doigts parcouraient les pages avec une aisance déconcertante. Elle eut aimé savoir ce qu’il ressentait, ce qu’il était déjà en mesure de penser ; elle avait effleuré son esprit, épousé les contours de ses réflexions quelques secondes durant, lorsque, à peine éveillé, l’Enfant avait été pris de panique. Elle avait alors découvert combien le fait même d’exister, d’avoir conscience de lui-même, le plongeait dans un état de torpeur. Depuis lors, l’Enfant semblait s’être calmé, s’être habitué aux contours de son corps comme de son esprit. Clavarina n’osait plus, cependant, utiliser son Code pour en savoir davantage ; elle craignait en effet d’altérer l’esprit de l’Enfant, celui-ci n’étant pas encore capable de se protéger des consciences extérieures à la sienne.

Elle se contentait donc de l’observer. Alors qu'il avait initialement montré une dépendance tactile et une proximité troublante, il semblait, au cours des dernières heures, s'être refermé sur lui-même. Il évitait désormais tout contact physique, détournait le regard de la jeune femme et devenait fuyant lorsqu'elle tentait de capter son attention. Clavarina n’était parvenue à attirer son intérêt qu'en lui présentant un ouvrage relié et une feuille de papier. L'écriture et la lecture l'absorbaient depuis un certain temps, mais sa concentration restait constante. À travers chaque lettre scrupuleusement reproduite, il cherchait à raviver sa mémoire musculaire, ses souvenirs perdus et enfouis dans sa chair ; en d’autre termes, il se réappropriait ce corps qui n'était pas censé être le sien.

La tâche était difficile, cependant, et alors qu’il s’efforçait de tracer une courbe, son poignet fut pris d’un spasme, et la plume qui grattait le papier se tordit, malmenant non seulement une lettre, mais la nimbant d’une tâche noire qui se répandit sur la feuille. L’Enfant se mordit la lèvre. Il voulut remettre de l’encre dans le petit tube de sa plume, mais ses tremblements lui rendaient la tâche difficile. Il était déjà trop tard lorsque Clavarina comprit qu’il allait renverser la bouteille d’encre ; instinctivement – et quoi qu’elle fut bien trop éloignée – elle se précipita en avant pour aider l’Enfant. Elle s’attendit à entendre l’objet se fracasser sur le sol, mais Jolly fut plus rapide ; d’un mouvement habile, il rattrapa la bouteille et la reposa délicatement sur le bureau.

« Attention », dit-il doucement. Sa voix était calme et apaisante. « Je vois que vous travaillez dur et avec application. Mais n’essayez pas d’aller trop vite : écrire est un exercice difficile. »

L'Enfant le regarda avec une expression mélangeant l'intérêt et l'appréhension. Ses yeux fixaient les lèvres de Jolly, comme s'il essayait de comprendre chaque mot prononcé. Clavarina fut étonnée de voir qu’il ne montrait pas la même nervosité qu’avec elle ; aussi n’intervint-elle pas, curieuse de voir comment évolueraient les échanges entre l’Enfant et le domestique.

Ce dernier prit délicatement la plume échouée sur le bureau, en ouvrit l’encoche et y remit de l’encre. Comme il la tendait de nouveau vers l’Enfant, celui-ci secoua la tête et poussa une feuille en direction de Jolly. Comme celui-ci penchait la tête en signe d’incompréhension, l’Enfant tapota la feuille avant de pointer le domestique du doigt.

« Oh ! Je suis navré, mais je dois avouer que j’écris moi-même fort mal. » L’expression déçue de l’Enfant le poussa cependant à poursuivre : « Mais je me ferai un plaisir de vous assister dans vos révisions. »

Et sur ces mots, Jolly tira une chaise pour s’asseoir aux côtés de l’Enfant, lequel sursauta légèrement mais ne broncha pas. Curieux, il observa le domestique saisir une plume inutilisée dans un pot à sa droite, la remplir d’encre puis tracer quelques lettres, d’abord maladroitement puis avec de plus en plus d’adresse. L’Enfant, captivé, décortiqua chacun de ses mouvements. Il finit par les imiter, attendant à chaque fois que Jolly trace une nouvelle lettre pour s’y atteler à son tour. Sa concentration était palpable. De temps à autre, le domestique se redressait pour observer comment l’Enfant avançait. Il commentait certaines lignes, ponctuant ses remarques de conseils, d’encouragements ou de félicitations.

« Eh bien, je vais finir par être à la traîne ! s’exclama-t-il en comparant ses propres lettres à celles de l’Enfant. Vous progressez vraiment vite ! »

Un éclat de fierté illumina les yeux de l’Enfant. Il détourna rapidement la tête, gêné par les compliments, mais ne parvint pas à masquer le rouge qui lui montait aux joues. Touchée par la scène, Clavarina s’approcha. Lorsqu’elle fut derrière l’Enfant, elle observa son travail :

« Jolly a raison : tu as fais de beaux progrès depuis tout à l’heure. »

Elle marqua un pause, puis se pencha légèrement en avant pour pointer du doigt certaines lignes maladroitement tracées : « On dirait que tu trembles encore, pour faire les L. Tu dois trop serrer ta plume. » Et sur ces mots, elle approcha sa main de celle de l’Enfant puis marqua une pause : « Je peux ? » demanda-t-elle.

L'Enfant la regarda, une lueur d'incertitude dans les yeux, mais il n’essaya pas, cette fois-ci, de s’éloigner : hochant la tête, il laissa Clavarina lui prendre la main et déplacer ses doigts pour les replacer convenablement. « Comme ça, souffla-t-elle. Il ne faut pas que tu sois crispée. Détends ton poignet, voilà. Mets ton index ici, et ton pouce là. Très bien ! Vous aussi, Jolly, faites attention à votre posture : vous prenez la plume trop haut. »

Comme pour vérifier la véracité des propos de Clavarina, l’Enfant se pencha vers la feuille du domestique et tenta d’évaluer si les lettres étaient ou non bien tracées et pourquoi. Lentement, il déchiffra les mots que ce dernier avait écrit:

« Jo-lly, articula-t-il.

– C’est mon prénom, expliqua fièrement le concerné. C’est vrai que je ne m’étais pas présenté. Et vous, vous vous appelez ? »

L’Enfant baissa la tête. Le prénom de Kholia résonnait encore à ses oreilles, Clavarina lui ayant répété plusieurs fois. Il répugnait, cependant, à prononcer ces syllabes étranges, et plus encore à les considérer comme étant capable de le désigner lui. Elles étaient trop étroites, comme un vêtement mal taillé.

Jolly interpréta le mutisme de l’Enfant comme un signe de timidité et n’insista pas. Au contraire, il se tourna vers Clavarina : « Au fait ! J’étais monté pour vous amener de quoi vous restaurer. Mais maintenant que j’y pense, je n’ai pas pensé qu’il y aurait besoin d’un second couvert… Voulez-vous que je remonte aux cuisines ?

– Ne vous donnez pas cette peine, le rassura la jeune femme. Gaetano s’est assuré qu’une personne de confiance nous monte notre repas. C’est que Kholia ne doit pas être aperçue en public. »

Jolly parcourut la pièce du regard et aperçut effectivement un petit chariot sur le plateau duquel plusieurs plats couverts attendaient mollement qu’on s’intéresse à eux. « Voulez-vous que je débarrasse votre paillasse ? » demanda-t-il.

Clavarina opina, avant de proposer son aide au domestique. Celui-ci protesta, mais Clavarina insista : « Certains de mes appareils sont extrêmement fragiles. »

Pendant ce temps, l’Enfant, loin de se préoccuper du duo, restait concentré sur son travail. Son expression était fermée, et il refusa de relever la tête, même lorsque Clavarina l’interpella pour lui demander s’il avait faim. Elle jeta un coup d’œil inquiet à l’intention de Jolly qui hocha la tête avant de s’approcher doucement de l'Enfant pour ne pas le surprendre. Il effleura son épaule pour signaler sa présence :

« Je vous pose ici de quoi manger. N’hésitez pas à me le dire, si vous souhaitez autre chose. »

L’enfant fit un léger mouvement de tête, mais continua à écrire. Plusieurs mots étaient raturés sur la feuille, dont certains étaient des prénoms. Jolly remarqua le prénom "Kholia" épelé de différentes manières, comme si l'Enfant cherchait la bonne manière de le faire résonner. À côté, presque caché dans un coin de la page, le prénom "Soren" était écrit méticuleusement en toutes petites lettres, comme un secret murmuré à lui-même.

« Kholia, viens par ici, s’il te plaît ! » s’exclama Clavarina une fois qu’elle eut terminé de mettre la table, entre les microscopes, sur la paillasse de son laboratoire. Comme l’Enfant ne relevait pas même la tête de son ouvrage, la jeune femme insista. Jolly le défendit, son sourire empreint d'une tendresse protectrice.

« Allons, laissez-la, lui répondit Jolly en se redressant. Elle est occupée.

– Et dire que moi, vous me sermonnez quand je mange en travaillant.

– Ce n’est pas tous les jours que vous vivez le premier de votre existence », la taquina Jolly en s’approchant.

La jeune femme s’était assise dans le fond d’un fauteuil, les jambes pliées et ramenées contre elle. Jolly la servit, lui tendit son assiette puis s’assit à côté d’elle.

« Va-t-elle devoir vivre ici pour toujours ? demanda-t-il en observant l’Enfant qui, toujours, gardait le nez baissé vers ses feuilles. En secret ? »

Clavarina lut de l’inquiétude dans sa voix. Une vie recluse dans l’obscurité des laboratoires n’était effectivement pas une existence enviable.

« Il a été convenu qu’elle serait présentée au reste de la cour lorsque la délégation Maart arrivera. S’en suivra sans doute une cérémonie pour l’introduire auprès du peuple de l’empire… »

Jolly hocha la tête, mais un pli d'inquiétude apparut sur son front, capturant l'attention de Clavarina.

« Quelque chose vous préoccupe ? »

Jolly hésita avant de répondre, le bout de son couvert faisant rouler un légume dans le fond de son assiette :

« Je repensais à… Une discussion que j’avais eu ce matin avec d’autres domestiques. À propos des Enfants, justement. »

Jolly n’eut pas besoin de développer davantage ; un sourire triste se glissa sur les lèvres de Clavarina. Elle reposa son couvert et s’abîma dans la contemplation du sol :

« Je comprends vos inquiétudes. Mais je suis lasse de constamment devoir demander l’assentiment des autres dès que je souhaite… Faire quelque chose. Le simple fait de vivre m’est refusé. Alors quoi ; je devrais attendre patiemment qu’on m’accepte, qu’on m’octroie la possibilité d’aimer, de mener une existence paisible et non pas solitaire ? J’ai déjà attendu. Longtemps, trop longtemps.

– Ce ne sont pas vos choix ou vos motivations que je blâme », assura Jolly.

Le domestique songea à Natty, à ses récriminations à l’encontre des Enfants, et à tous ceux qui, sans doute, devaient les partager. Que penseraient tous ces gens en voyant le corps de Kholia se mouvoir à nouveau ? Un sentiment d’injustice ou de colère les gagnerait, et alors qu’adviendrait-il ?

« Je crains simplement que la haine et la frustration n’aient déjà gagné les cœurs de mes semblables... »

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Edouard PArle
Posté le 23/11/2023
Coucou Oz !
Le développement de tes personnages et de l'intrigue se poursuit dans ce chapitre. J'aime de plus en plus Jolly, qui est un très bon personnage secondaire. J'aime aussi beaucoup la manière dont introduit le prénom de l'Enfant : Soren. C'est fait tout doucement et en subtilité, on voit combien ça se construit au fur et à mesure. Je trouve ça super intéressant qu'il refuse le prénom qu'on lui donne, que ça ne sonne pas naturel à ses oreilles.
La scène d'écriture est très sympathique, l'Enfant porte bien son nom, on le voit découvrir son environnement. J'aime bien sa dynamique avec Jolly, le fait qu'il progresse plus vite. C'est ce genre de scènes qui aident à rendre le personnage de Soren de plus en plus intéressant.
Très curieux de la suite,
A bientôt !
Ozskcar
Posté le 05/12/2023
Salut !

Merci pour ton retour sur le dernier chapitre ; ça fait plaisir de voir que l'évolution des persos et de l'intrigue te plaît. (mention spéciale pour Jolly qui est tout nouveau dans l'histoire !)

Content que l'introduction du prénom de l'Enfant te paraisse cool. J'ai essayé de le glisser subtilement. Je me demande malgré tout quel effet ça crée chez quelqu'un qui ne connaît pas du tout l'histoire... J'espère que ce n'est pas confus, cette affaire, entre ceux qui l'appellent Kholia, la narration qui l'appelle l'Enfant, et lui qui se pose des questions...

Merci encore pour ton soutien et tes commentaires détaillés !

A bientôt !
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