Chapitre 4 - partie 3

Par Ozskcar

Les jours suivants, Jolly descendit aux ateliers autant que possible, profitant que les couloirs soient déserts à la fin de son service pour se faufiler en secret à travers le palais. Il rognait ainsi sur ses heures de sommeil, et son corps commençait à le lui faire sentir. Malgré les douleurs qui percluaient son dos et ses articulations, le sourire qui éclairait le visage de l'Enfant à son arrivée suffisait à dissiper toute fatigue.

L'Enfant s'était familiarisé avec la présence régulière de Jolly : il l’approchait sans crainte, le suivait dans les ateliers lorsqu’il y faisait le ménage, et l’imitait à tout bout de champs. Ainsi apprit-il à repriser une chemise aussi bien qu’à lire, écrire et dessiner. Il noircissait des feuilles et des feuilles de textes, de croquis et de gribouillis en tous genres, puis finissait par les entasser dans le petit coin qu’il s’était octroyé près des bibliothèques.

Sous les conseils et l'assistance de Jolly, il avait stratégiquement disposé des couvertures et des tentures afin de former une sorte de cabane. Avec ses lanternes et ses piles de livres, l’endroit semblait idéal aux yeux de l’Enfant qui y passait de longues heures. Il y dévora des ouvrages divers et variés, traitant aussi bien d’histoire que d’économie ou de politique, et chaque fois que Jolly le félicitait de faire preuve de rigueur et de curiosité, il baissait les yeux, gêné, mais les joues rosies de fierté.

Longtemps, il ne communiqua qu’ainsi : par des gestes ou des signes de tête. Jolly avait déployé une patience infinie, comprenant que les barrières qui gardaient l'Enfant reclus étaient solides et motivées par l’appréhension et la peur. Il ne faisait aucun doute, cependant, que si l’Enfant restait muet, il comprenait désormais parfaitement ce qu’il entendait et s’abîmait bien souvent dans ses propres pensées. Lorsqu’il était confus, ce qui arrivait souvent, il reculait légèrement, et ses yeux fouillaient le monde en virevoltant en tous sens à la recherche de réponses – ou tout du moins d’indices. Vint un moment, néanmoins, où il se mit à oraliser ses pensées : poussé, en effet, par le besoin de comprendre, il lui arriva plusieurs fois, et Jolly en fut toujours ravi, de tirer sur la manche du domestique pour l’interroger sur quelque chose.

Hésitante, la voix de l'Enfant finit même par se glisser dans les interstices des conversations qui occupaient Jolly et Clavarina. Ce furent souvent des « pourquoi » et des « comment » qui vinrent ponctuer leurs échanges. L’Enfant s’approchait, et d’une voix à peine audible, interrogeait les deux autres, demandait des explications, des précisions sur un point qu’il avait entendu. La première fois que Clavarina l’entendit s’exprimer ainsi, elle s’arrêta net, son regard se posant avec étonnement sur l’Enfant. Jolly esquissa un sourire radieux, ses yeux pétillants de fierté pour les progrès réalisés par celui qu’il avait pris sous son aile. Ce dernier se tenait près de lui, légèrement nerveux mais déterminé, ses doigts tripotant un coin de sa chemise. Une lueur d'appréhension dansait dans son regard, comme s'il réalisait l'importance de ce moment.

Au fil des jours, les sons qui émanaient de l'Enfant devinrent plus audibles, plus confiants. Les phrases se formèrent plus aisément, les expressions se précisèrent. Jolly, qui ne côtoyait pas l'Enfant en permanence, fut surpris par la rapidité de cette transformation. Même son apparence et son attitude changèrent. S’il s’était souvent tenu courbé, la mine baissée, l’Enfant parut s’affirmer davantage : il se redressa et ses yeux, autrefois fuyants, commencèrent à rencontrer les regards des autres avec une nouvelle lueur de curiosité et de compréhension.

Un jour que Jolly apparut sur le seuil du laboratoire, il fut frappé par l'image de l’Enfant assis sur une chaise, absorbé dans sa lecture. Son profil se découpaient sur les colonnes de la basilique qui s’ouvrait derrière lui, par delà la balustrade du laboratoire : ses cheveux, d’ordinaire emmêlés et abandonnés en boucles épaisses sur son front, étaient tirés en arrière, et ses habits, de même étaient lissés et seyant. Plus que sa mise, c’était son visage lui-même qui semblait transformé : la ligne de sa mâchoire, à la fois douce et déterminée, de même que la moue de ses lèvres, donnaient une nouvelle profondeur à ses traits délicats. Son regard, de même, semblait plus paisible.

L'Enfant sembla sentir la présence de Jolly : il pivota vers lui et plongea ses yeux dans les siens avec assurance.

« Bonjour, Jolly. Comment allez-vous ? », demanda-t-il avec assurance. Et ce faisant, il se leva et s’approcha du domestique. 

Comme L’Enfant interrogeait ce dernier à propos de sa journée, il le débarrassa de sa capeline et de son sac avec un tel naturel que Jolly n’eut pas même l’occasion de répliquer ; il se laissa faire, comme emporté par une force tranquille. L’aura paisible qui se dégageait de l’Enfant l’empêcha quelques instants durant de remarquer pleinement combien ses manières étaient douces et polies. Ce fut lorsque l’Enfant le vouvoya une énième fois que le charme se rompit : Jolly, lequel s’était fait asseoir, une tasse chaude de tisane entre les mains, se leva subitement. 

« Y aurait-il un problème ? », demanda l’Enfant, un sourcil levé. « Dame Clavarina ne devrait plus tarder, mais je peux m’enquérir de savoir où elle se trouve, si vous le désirez ? »

Ce fut à cet instant que Clavarina apparut sur le pallier. Elle revenait de la bibliothèque de l’Académie et avait été contrainte de passer par les remparts extérieurs de la Tour. Surprise par une averse, elle était revenue trempée et passablement morose. Jolly allait se précipiter en avant pour l’aider à se débarrasser de ses affaires, mais déjà l’Enfant était aux côtés de la jeune femme et lui présentait de quoi se sécher. Délicatement, il lui prit des mains l’épaisse besace pleine de livres avant de se décaler pour la laisser entrer. 

Comme si elle était habituée à ce manège, Clavarina se laissa faire puis s’avança à l’intérieur du laboratoire. Jolly, l’air réprobateur, la suivit des yeux. Loin de s’en préoccuper ; elle se laissa tomber sur une chaise et bascula la tête en arrière, les yeux clos. « Ne me regardez pas comme ça ! », finit-elle par s’exclamer à l’intention du domestique. « Je n’y suis pour rien dans cette affaire ; vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. »

Le domestique allait rétorquer, mais Clavarina l’interrompit : « Elle vous imite. En tout. Quoique j’en dise. » 

Le vieil homme ouvrit la bouche, mais pas une parole n’en sortit. Dépité, il observa l’Enfant. Celui-ci, près du bureau, sortait un à un les livres de la besace, les dévorait du regard, puis les rangeait sur l’étagère de la bibliothèque. 

« Vous auriez au moins pu tenter de lui expliquer l’importance de son statut », bougonna Jolly en baissant les yeux. 

« Parce que vous pensez que je n’ai pas essayé ? » renchérit Clavarina sur un ton légèrement cynique. 

Préoccupée par la présentation de l’Enfant qui approchait à grands pas, Clavarina avait démultiplié, ces derniers jours, les allers et venues jusqu’au palais. Avec l’impératrice et Gaetano, elle discutait des modalités de la cérémonie, revoyait chaque rouage de son plan qu’elle s’efforçait d’ajuster au mieux. Mais chaque fois qu’elle rentrait à l’atelier, son entreprise lui paraissait vouée à l’échec. 

« Kholia était fière », soupira-t-elle en se redressant. « Elle pouvait se montrer vindicative, parfois, mais elle était surtout confiante et charismatique. J’ai essayé de le le lui rappeler, de lui en parler. Mais l’aura, ce n’est pas quelque chose qu’on reconstitue chez quelqu’un. Surtout pas en lui en parlant. Je ne sais que faire, Jolly : dans quelque jours, je dois la présenter à tous sous le nom de Kholia, la terroriste repentie, l’Enfant réssucité, mais qui y croira en la regardant ? »

Jolly se sentit mal à l’aise d’entendre la jeune femme parler ainsi de l’Enfant alors même que ce dernier se trouvait dans la pièce. Il prit soudain conscience que, depuis son éveil, il en avait été ainsi : Clavarina et lui avait souvent échangé en présence de l’Enfant sur des sujets variés, sans se soucier des conséquences que cela pouvait avoir sur cette personne encore si jeune - car c’était ainsi qu’il percevait l’Enfant désormais, à force de le côtoyer, de l’éduquer et de le voir grandir au fil des jours : non plus comme ces entités divines qu’il vénérait mais comme une simple personne pétrie de doutes, de sentiments, d’humanité. 

Sans s’en référer à Clavarina, Jolly se leva et s’approcha de l’Enfant. Ce dernier feuilletait un ouvrage d’Histoire, le front plissé par la concentration. Soudain, Jolly eut le sentiment de voir sa propre fille, lorsqu’elle était plus jeune, Le vieil homme avait mis un point d’honneur à ce qu’elle apprenne à lire, et quoique sa petite fille avait longtemps affecté l’ennui et l’impatience face à l’idée de suivre l’enseignement des quelques précepteurs encore en fonction aux quartiers de l’Horloge, il l’avait souvent trouvée, le nez penché vers un livre, les lèvres entrouvertes, ses petits doigts feuilletant les pages d’histoires trop difficiles à comprendre, mais dont la force évocatrice suffisait à égayer son imagination et sa curiosité. Jamais elle ne s’immergeait dans l’un des livres que le domestique lui ramenait du palais ; elle aimait choisir et découvrir par elle-même les pans du monde qui lui étaient inconnus.

« De quoi ce livre parle-t-il ? », demanda le domestique en se penchant par dessus l’épaule de l’Enfant. 

Ce dernier se redressa. Son expression se mue aussitôt en un sourire affable et bienveillant. « Des premiers Colons » répondit-il. « Ceux qui ont envahi la Tour avant la création de l’Empire. » L’Enfant baissa les yeux et reprit après une courte pause : « C’est étrange ; je ne m’en souviens pas. Alors que pourtant, j’étais là…. » 

Jolly remarqua la pointe de mélancolie qui perçait dans la voix de l’Enfant. Ce dernier releva rapidement la tête, cependant, et afficha de nouveau une expression enjouée : « Saviez-vous qu’à l’époque, on trouvait encore des animaux, ici ? J’aurais aimé me rappeler d’eux. Rien que pour savoir à quoi ils ressemblaient. » 

« C’étaient essentiellement des oiseaux », répondit sèchement Clavarina. « Des créatures immenses aux ailes colorées. » 

La jeune femme s’était rapprochée. D’un geste abrupt, elle arracha l’ouvrage des mains de l’Enfant, le referma, puis le rangea en hauteur, sur une étagère à sa droite. « Il y avait aussi des rongeurs aux abords des villes. Ainsi que des chiens et des chats errants. Mais tout cela n’a plus d’importance. Tu ne devrais plus penser au passé, Kholia. C’est l’avenir qui compte, désormais. » 

Jolly fut attristé de voir l’Enfant baisser honteusement la tête. Pour le réconforter, il reprit d’une voix qu’il s’efforça de rendre joviale : « Tu aimes l’Histoire, si je comprends bien ? »

Alors même que l’Enfant opinait timidement, Clavarina balaya la question du domestique : « C’est simplement de la curiosité. On ne peut pas savoir ce que l’on aime en seulement quelques jours. »

L’Enfant ne protesta pas. Les coins de sa bouche, retroussée par un sourire factice, tombèrent légèrement, signe de sa mélancolie. Il se renferma de nouveau et releva la tête, faussement allègre. Les émotions tumultueuses qui avaient illuminé son visage quelques instants plus tôt se dissipèrent, remplacées par une sorte de résignation docile. 

Outré, Jolly ouvrit la bouche, mais aussitôt, Clavarina se tourna vers lui, et la sévérité implacable de son expression le contraignit au silence. Le domestique sentit son cœur s’alourdir, tandis que le laboratoire, éclairé par la douce lueur des lampes à huile, semblait soudainement étouffant. Les murs en pierre grise semblaient se rapprocher, et l’atmosphère de la pièce pesait sur ses épaules.

Clavarina se détourna du vieil homme et s’avança vers son bureau. Comme elle s’y asseyait, Jolly fit un énième pas vers elle, hésitant à exprimer ses préoccupations. Il avait l’impression que le poids de la hiérarchie pesait sur chacun de ses mots.

« Clavarina, je crois que vous faîtes erreur », commença-t-il d’une voix implorante. Il espérait que ses paroles pourraient changer le cours de la conversation, quoiqu’il fut dans le même temps conscient de la futilité de ses espoirs.

« Il est tard. Il vaudrait mieux que vous retourniez dans vos quartiers », l’interrompit Clavarina sans même relever la tête. 

Le vieil homme resta un instant pétrifié sur place. Il finit par baisser les yeux et, trop honteux pour saluer l’Enfant, rebroussa chemin. Il fit une dernière halte sur le palier, se retourna vers le laboratoire. La jeune femme était toujours à son bureau tandis que l’Enfant, dans un coin, demeurait immobile. Leurs regards se croisèrent, ne faisant qu'accroître le sentiment de culpabilité qui envahissait le domestique. Celui-ci tourna alors les talons et disparut dans la pénombre des escaliers. 

Quand le bruit de ses pas ne fut plus audible, Clavarina poussa un soupir et se prit la tête dans les mains. Elle sentait peser sur elle le regard de l’Enfant. Un instant, elle fut persuadée que le fantôme de Kholia la dévisageait, hargneuse, et qu’elle s’apprêtait à lui sauter dessus pour lui lacérer la nuque. Un frisson la parcourut, et instinctivement, elle se retourna : l’Enfant était là, immobile, les yeux perdus dans le vague. Clavarina l’interpella, et aussitôt, il se redressa pour la considérer, sans haine aucune logée au creux de ses pupilles. 

La jeune femme sentit les muscles de son corps se détendre. « Tu devrais essayer d’aller dormir », conseilla-t-elle avec un sourire qu’elle essaya de rendre affable. 

Comme l’Enfant obéissait, Clavarina se retourna vers lui une dernière fois : « Demain, il faudra t’apprêter. Tu viendras avec moi pour rencontrer le couple impérial. »

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Edouard PArle
Posté le 12/01/2024
Coucou Oz !
Très bon chapitre. Je trouve l'écriture des personnages vraiment excellente dans cette nouvelle version. On sent vraiment bien l'éclosion intellectuelle de l'Enfant, son ouverture progressive à un environnement complexe. Il est assez touchant, on n'aimerait pas être à sa place avec toute la pression qui repose sur ses épaules.
Claravina se montre dure avec lui mais en même temps on comprends la pression de la situation, la difficulté qu'elle a en se retrouvant face au corps d'une femme qui l'a beaucoup marqué et qu'elle ne reconnaît plus.
Mais mon vrai coup de cœur, c'est Jolly. Il est d'un tel dévouement, avec une sacré empathie que je me suis pris d'affection pour lui. J'aime beaucoup sa relation naissante avec l'Enfant, la manière dont il agit avec lui en se souvenant de sa propre fille. Claravina a de la chance d'avoir un tel serviteur.
Mes remarques :
"Comme L’Enfant interrogeait" -> l'enfant
"ses petits doigts feuilletant les pages d’histoires trop difficiles à comprendre, mais dont la force évocatrice suffisait à égayer son imagination et sa curiosité." j'aime beaucoup cette phrase, je la trouve super juste ! ça a fait écho à quand j'avais une dizaine années, je lisais plein d'histoires "adultes" et y trouvait de l'intérêt pour cette raison
"« Clavarina, je crois que vous faîtes erreur »" -> faites
Un plaisir,
A bientôt !
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