Chapitre 5

Par Ozskcar

Si j’avais su ce que la vie me réservait,
Si j’avais su à l’avance ce que je devais entreprendre,
Je ne crois pas que j’aurais été capable d’en venir à bout. 

Voilà deux semaines que nous sommes partis. Naste n’arrête pas de me répéter que nous avons bien fait. Mais il y a des gamins à bord du dirigeable. Des jeunes qui se sont mis en tête de me suivre, et je ne sais même pas pourquoi. Quand je passe près d’eux, ils se retournent, quand je parle, ils se taisent et m’écoutent avec des yeux avides. C’est facile pour eux : ils suspendent leur jugement, fondent tous leurs espoirs en quelqu’un d’autre. Mais qu’est-ce qui va nous arriver, le jour où je vais me planter ? Alec m’a dit qu’on arriverait bientôt, dans deux jours, tout au plus. Des soutiens vont nous accueillir dans les contrées Maart, des nobles opposés au système impérial. Je vais tenter de négocier avec eux pour qu’ils financent notre projet. On arrivera à rien sans aide. 

J’espère que je serai à la hauteur. 

Journal de Kholia retrouvé par Soren dans les quartiers Erlkonig.

 

Sur les draps blancs du lit impérial, le soleil, timide, traçait ses sillons, dorant les reliefs et empourprant d’ombres bleues et violines les replis des couvertures. Une brise légère s’engouffrait par la fenêtre, faisant danser les légers rideaux qui, dans leur va et vient, guidaient tantôt la lumière vers un coin du lit, tantôt vers un autre. Comme une bourrasque plus vive s’engouffrait à l’intérieur, le rideau se souleva, et une flaque de lumière vint goutter sur le visage de l’empereur.

L’homme cligna des yeux, et tandis qu’il émergeait du sommeil, ses sens s’éveillèrent : la chaleur du soleil, la fraîcheur des draps, la quiétude douce du petit matin, et surtout, le vide, l’absence, à ses côtés, de son épouse. Vivian se redressa tout en s’étirant les bras et le dos. La soirée sans fin passée à écouter les bavardages monotones des nobles Artium l’avait laissé exténué. Il regrettait déjà d’avoir perdu son temps en bavardages et en mondanités oisives. 

Poussant un soupir, il se leva et traversa la pièce, saisissant au passage une pince qu’il utilisa pour attacher ses cheveux désordonnés. Quant il passa la porte, il aperçut Éléa, laquelle, à son bureau, triait le courrier officiel qui s’accumulait. Vivian s’approcha doucement et passa ses bras autour des épaules de sa femme : « Bonjour », murmura-t-il. Eléa tourna la tête vers lui, un sourire sur les lèvres. « Tu as bien dormi ? Tu es rentré tard, hier soir. » fit-elle remarquer. 

L’empereur hocha la tête puis considéra les lettres éparpillées sur le bureau. Parcourant du regard l’écriture de Rozen Maart, il apprit que sa délégation parviendrait à la Tour dans moins de trois jours. « Le gamin arrive, on dirait… » 

Eléa, qui avait suivi le regard de son mari, se saisit de la lettre en question, puis la plia soigneusement pour la ranger à l’écart. « Le futur duc des contrées Maart arrive, oui. » corrigea-t-elle. « Il serait temps que tu t’y fasses. »

Vivian fit une grimace :

– J’aurais préféré que tu choisisses Cass, pas Rozen.

– Je sais. Mais je sais aussi que dans cette affaire, il nous faudra être des médiateurs, et tu ne pourras pas tenir ce rôle si tu persistes à dénigrer le futur représentant de ton peuple.

– Je ne le dénigre pas, je suis seulement inquiet. Il est trop jeune, et sur le plan de la succession, il n’a aucune légitimité à devenir le glaive de la justice. 

– Il n’est pas un peu tôt, pour discuter de ça ? soupira l’impératrice en reculant sa chaise. 

– Je dis seulement que la mort de Wilhelm aurait pu être l’occasion de rétablir la chaîne de succession. C’est Cass, l’héritière légitime. Et si je suis pour le moment le seul à le dire, je ne suis malheureusement pas le seul à le penser. Que fera-t-on si Rozen ne parvient pas à asseoir son autorité ? Et si Cass se met en tête de rallier à sa cause les nobles Maart ? 

– Rozen est un enfant. Je ne conduis pas d’enfants à la mort. 

– Ce n’est pas ce que je dis… 

– Rendre à Cass le glaive de la justice reviendrait à exposer Rozen à de nouvelles tentatives d’assassinat, l’interrompit Éléa. Même déshérité, il resterait une menace pour elle. Certains essaieront de se servir de lui, d’autres préféreront l’éliminer… Mais dans un cas comme dans l’autre, il sera en danger.

– Et alors ? 

Habituée aux raisonnements rigoureux et rationnels de son mari, Eléa ne prit pas la peine de souligner son manque de considération pour un enfant qu’ils avaient tous les deux vus grandir au fil des ans. Elle se contenta de hausser les épaules. « Alors ma décision est prise, même si elle te déplaît », conclut-elle. Sur ces mots, l’impératrice attrapa une autre lettre et entreprit de l’ouvrir à l’aide d’une petite lame ornementée. Vivian comprit qu’elle mettait ainsi un terme à leur conversation et il n’insista pas. Il s’éloigna, au contraire, pour se diriger vers le boudoir attenant.

Effectivement, la décision de sa femme ne lui plaisait pas : il craignait qu’une guerre civile n’éclate dans les contrées Maart, lesquelles luttaient déjà difficilement contre la sécheresse, les pénuries alimentaires et la propagation de maladies dont on ignorait encore tout. Comme l’on manie des pièces d’échec, il avança ses pions sur le plateau de son esprit et se laissa tomber sur l’un des divans disposés en demi-cercle autour d’une table basse. La cheminée en face de lui crépitait doucement, bien que la saison des pluies n’ait pas encore commencé - il faisait cette année, il fallait l’admettre, beaucoup plus froid qu’à l’ordinaire. L’une après l’autre, les pièces du jeu politique que l’empereur agitait dans son esprit finirent calcinées dans les flammes. Alors il recommença, redisposant chaque pion pour inventer une nouvelle stratégie, mais sans succès : Rozen, chaque fois, était le maillon faible. 

Vivian se redressa : il allait falloir qu’il rediscute de tout ça avec sa femme. Rangeant ses considérations dans l’un des tiroirs de son esprit, il mit finalement de côté ses doutes pour se concentrer sur le petit déjeuner qui l’attendait sur la table, dressé et couvert de cloches luisantes. 

Après s’en être servi une tasse, l’empereur se laissa retomber en arrière entre les coussins épais et moelleux. Les yeux clos, il profita de la quiétude des lieux - ou essaya, tout du moins. Très vite, il fut rattrapé par ses pensées bourdonnantes et, comme il était incapable de les faire taire, il se redressa à nouveau et considéra la pile de comptes-rendu qu’on avait déposé à son attention près d’une assiette de scones. C’étaient les récits de ses espions disséminés à travers la Tour. Rassemblés un à un sur la toile complexe de la politique impériale, ils ne tardèrent pas à devenir un dessin cohérent - à défaut d’être complet. 

 Pendant qu'il lisait, une observation particulière capta l’attention de l’empereur : Ran, le chevalier de sa fille, avait été aperçu dans les quartiers des domestiques. Cela, sa fille l’avait mentionné, mais c’était la date de son apparition qui l’intriguait : Ran était descendu juste avant que Lior n’annonce l’éveil de l’Enfant. C’était trop tard… Vivian choisit de garder cette information pour lui, le temps que certains points ne s’éclaircissent, et le problème regagna un énième tiroir. Il hésita, cependant, à le fermer tout à fait, tenté qu’il était de parler à sa femme des manigances de leur fille. Il se pencha légèrement, aperçut sa femme, toujours assise à son bureau, mais remarqua que celle-ci, occupée à rédiger une lettre, fronçait les sourcils. Ce n’était pas le moment, semblait-il. Il écarta donc ces considérations de son esprit, et se concentra sur d’autres missives. 

Quand il eut terminé de parcourir chacun des comptes-rendus, la lumière du matin, plus vive désormais, inondait le boudoir. Après avoir avalé un dernier scone et terminé sa tasse de thé, Vivian reposa sa serviette et sonna un domestique. Regen apparut presque instantanément. « Monsieur a-t-il terminé ? » L'empereur hocha la tête et se leva. « Vous pouvez débarrasser. Ensuite, veuillez préparer le nécessaire pour ma toilette. » 

Le domestique s'inclina respectueusement avant de s'occuper de la table, rabattant les cloches luisantes sur les restes du petit-déjeuner. Quant à lui, Vivian retourna dans la chambre et se dirigea vers une grande armoire en bois sombre qui trônait à la gauche du lit. Il en sortit une tenue soigneusement préparée pour la journée, composée d'un élégant costume ébène et d'une chemise de soie blanche ornée de dorures.

Éléa, qui avait quitté son bureau quelques instants plus tôt, se tenait contre le chambranle de la porte, observant silencieusement son époux. Ses yeux brillèrent d'une lueur d'approbation à la vue du choix de Vivian. « Cela vous ira à ravir. » Vivian répondit par un sourire.

Le domestique apparut alors derrière l’impératrice avec un broc d’eau tiède dans les bras. Cette dernière le laissa passer, et Regen se faufila à l’intérieur. Avec des gestes rapides et précis, il sortit d’un tiroir le rasoir finement ciselé de l’empereur et dressa un miroir en argent poli sur la petite table de toilette. Vivian vint s’asseoir en face d’elle. Eléa allait sortir quand son mari l’interpella :

– Clavarina a-t-elle annoncé à quelle heure elle monterait au palais ? 

– Avant le déjeuner. L’autre Enfant sera avec elle. 

Vivian se serait retourné si Regen n’avait pas tenu contre sa joue la lame affûtée du rasoir. Immobile, il considéra sa femme dans le reflet du miroir. « Au risque que quelqu’un reconnaisse Kholia ? » Eléa chercha le regard de son mari dans le miroir et lui adressa un sourire rassurant : « Je m’en suis déjà occupée. Un planeur les déposera directement dans mes jardins privés. » Sur ces mots, l’impératrice s’en alla.

« Au fait, Regen. Étiez-vous présent, lorsque Ran est descendu dans les quartiers des domestiques ? » L’homme haussa un sourcil. « J’ai bien peur que non, monsieur. Y a-t-il quelque chose que vous souhaiteriez savoir ? » L’empereur secoua la tête avant de se pencher en avant pour observer son reflet. « C’est parfait, commenta-t-il en se redressant. Merci Regen. Quant à cette affaire, n’y pensez plus. J’étais curieux, voilà tout. » Le domestique hocha la tête sans chercher à en savoir davantage. Il demeura à la disposition de l’empereur toute la matinée durant, charriant rafraîchissements et messages à travers le palais selon les demandes de son maître.

Ce dernier, assis entre les hautes étagères de sa bibliothèque privée, s’occupa longuement du courrier qui s’était accumulé, provenant des frontières lointaines. La communication avec les peuples étrangers s'était intensifiée récemment, et plusieurs missives étaient parvenues en urgence entre les mains du couple impérial. Toutes portaient la même nouvelle inquiétante : un froid glacial s'était répandu aux portes de l'Empire. Les récoltes étaient désormais toutes inconsommables, et de nombreux villages avaient été évacués en raison des températures excessivement basses. Les peuples voisins, chacun à leur manière, sollicitaient l’aide des dirigeants les plus proches. Quelques mesures avaient déjà été prises : Vivian avait ordonné l'envoi de dirigeables chargés de vivres vers les villes les plus proches, mais deux d’entre eux avaient disparu. Depuis lors, personne n’avait osé commanditer de nouveau départ. 

Vivian prit le temps de trier les missives, s'efforçant de se constituer une vision d'ensemble du problème qui s'aggravait. Comme il notait soigneusement les préoccupations des différents peuples voisins, ses yeux s’arrêtèrent sur les quelques mots qui concluaient l’une de ces missives : « Nous ne pourrons pas survivre sans assistance immédiate ». Aussi dramatique soit-elle, la situation lui semblait irréelle : de simples lettres copiées sur du papier abîmé par le voyage ne rendaient aucunement compte de la terreur ou de l’angoisse de ceux qui les avaient rédigées, et c’est sans consistance qu’elles parvenaient aux yeux de l’empereur.

Parmi les messages les plus récents, l'un d'entre eux provenait d'un groupuscule de survivants. Ils clamaient avoir été abandonnés par leur dirigeant et demandaient l'asile aux contrées Artium. Vivian releva la tête de la pile de courrier, poussant un soupir mêlé d'inquiétude. La situation se compliquait, aussi prit-il la liberté d’écrire à Probité, le vieux duc à la tête de la famille Artium, pour l’informer des demandes des peuples voisins. Les mots s’emmêlèrent plusieurs fois, difficiles à écrire tant leur invraisemblance résonnaient à travers eux. C’est en butant contre les phrases que l’empereur accumula du retard, et ce fut seulement la remarque de Regen qui le tira de sa concentration.

L’empereur sursauta avant de pester sur les heures qui venaient de filer entre ses doigts : sa femme devait déjà l’attendre dans ses jardins privés. Il prit une dernière inspiration, signa rapidement la lettre pour Probité, puis se leva avec hâte. Refermant la porte de sa bibliothèque, il se dirigea vers la sortie. Il sentit derrière lui les membres de sa garde rapprochée lui emboîter le pas pour le suivre à travers les couloirs. Malgré sa hâte, il fut plusieurs fois contraint de s’arrêter pour saluer des nobles de passage et répondre à leurs politesses par des sourires mièvres et des paroles anodines.

Quand enfin il poussa les portes de bois vert qui donnaient sur les jardins privés de l’impératrice, le soleil de l’après-midi baignait déjà la végétation d’un voile blanc et éblouissant. La saison des pluies approchait : l’éclat des astres perdait ses teintes dorées pour devenir plus froid et cristallin, vibrant dans l’air qui se rafraîchissait doucement.

L’empereur fit signe à sa garde de l’attendre à l’entrée, puis il s’avança entre les arches de fleurs et les haies taillées avec soin. À ses pieds, des pétales roses et violettes tapissaient le sol : bientôt, les taillis perdraient leurs épaisses feuilles vertes pour ne devenir que des branches sèches et nues. La pluie et les bourrasques viendraient déplumer la végétation de ses atours pour la plonger ensuite dans un profond sommeil. Le givre et le froid n’empêcheraient probablement pas Eléa de se rendre dans ses jardins. Ces derniers se situaient à l’extrême pointe de la structure qui abritait le palais royal, aussi semblaient-ils flotter dans les airs, entre les nuages duveteux qui flottaient entre les arbres fruitiers. C’était un lieu sans vis-à-vis, l’endroit parfait pour s’extraire de l’agitation de la vie politique, à l’abri des regards et des bruits. L’impératrice s’y rendait depuis sa plus tendre enfance, et dès qu’elle avait été suffisamment âgée pour suivre les élans de ses désirs, elle avait employé son temps libre à aménager les lieux selon sa convenance. Rares étaient les jardins à donner encore des fleurs ; Eléa s’était entourée de plusieurs académiciens et de spécialistes pour concevoir les plans, et ce afin de favoriser la croissance de chaque espèce. Beaucoup l’aidaient à polliniser à la main les pistils, à récolter les graines pour les semer l’année suivante. La végétation peinait depuis plusieurs générations, déjà, à croître de façon autonome, et ces lieux protégés par l’impératrice demeuraient l’un des derniers bastions de biopréservation encore fonctionnels au sein de l’Empire.

Eléa disait trouver du réconfort et de la sérénité à arpenter les allées silencieuses, à s’accroupir entre les rangées de fleurs pour en planter, tailler ou bouturer les espèces qu’elle parvenait à garder en vie malgré l’altitude. Plus que de la sérénité, Vivian y trouvait de l’espoir. 

Lorsqu’il aperçut sa femme assise sur un banc de pierre derrière une rangée d’églantiers, une image fugace surgit du passé et le heurta de plein fouet : celle d’Eléa, le ventre arrondi par sa grossesse, en train de se reposer au même endroit, des années plus tôt, tandis que sous les joncs résonnaient les éclats de rire d’Ann, leur fille aînée. Ce fut bientôt la silhouette enfantine de Lior qui lui apparut : celle-ci, accroupie près de sa mère, semait des aromates entre les rangées du potager, plus à l’est.

Un frisson parcourut l’empereur lorsqu’il s’imagina ces lieux figés par le gel. Les récits des zones frontalières, soudain plus tangibles, se superposèrent sur ses préoccupations immédiates, et alors même qu’un sentiment d’angoisse commençait à l’envahir, la silhouette des deux Enfants se découpa derrière les branchages ; ils se tenaient debout, embarrassés, le dos droit mais le regard fuyant, en face de l’impératrice. Vivian ne pouvait pas encore entendre les propos de Clavarina, mais il en devina sans mal la nature : sans doute la jeune femme poursuivait-elle son interminable litanie à propos du nouvel Enfant, de son intégration, insinuant, chaque fois qu’elle le pouvait, et ce sans subtilité aucune, combien son rôle serait crucial dans la lutte contre le terrorisme, et cela alors même qu’une tempête glaciale ravageait les terres frontalières.

Le soupir qui s'échappa des lèvres de Vivian exprimait sa frustration. Il s'approcha du petit groupe, l’air peu amène. Eléa releva les yeux vers lui, lui adressant un sourire chaleureux, avant de se replonger dans la discussion avec les deux Enfants : « Et votre discours, lors de la cérémonie ? Vous avez eu le temps de le retravailler ? »

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Edouard PArle
Posté le 06/02/2024
Coucou Oz !
Je trouve ça très intéressant de suivre le pdv de l'Empereur. Il a l'air de réellement vouloir être un bon gouvernant, concerné par sa fonction. Ça et son lien fort avec son épouse le rendent assez attachants.
Ce chapitre met en lumière tout un tas de problèmes rencontrés par les dirigeants, qui ne se limitent pas à la politique. Ça promet entre les tensions de succession, les maladies, les vagues de froid...
J'ai aussi beaucoup aimé la lettre en citation. Avoir des extraits de livres, traités scientifiques... apporte des choses mais avoir des écrits plus personnels et avec de l'émotion apporte autre chose. Avoir ce pdv de Claravina qui se sent perdue à cause de trop grosses responsabilités est assez touchant.
Mes remarques :
"Quand je passe près d’eux, ils se retournent, quand je parle," point après retournent ?
"Artium l’avait laissé exténué" tu peux couper laissé
Un plaisir,
A bientôt !
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