Chapitre 5 : Arok (première partie)

Notes de l’auteur : Je scinde ce chapitre en deux, il sera plus digeste.

Il y avait encore une chose qui inquiétait les membres de la Harde : la plupart d’entre eux pouvaient voir la Lune Verte à présent.

À toute heure de la journée, on pouvait trouver des Jorsel scrutant le ciel d’un air méfiant, s’aventurant hors de leurs huttes l’air préoccupé et se hâtant d’exécuter la tâche pour laquelle ils étaient sortis. Il régnait au camp une ambiance craintive.

 

Plus que jamais, les yeux se tournaient vers Yana dès qu’elle se déplaçait, pour aller voir l’Aïeule ou pour livrer un remède de la Sestre dans l’une des habitations.

 

La Mère des Coutumes avait trouvé risible cette idée de flotter sur le fleuve comme une branche morte ou un animal noyé. Yana avait donc évité de lui parler de sa curiosité pour les embarcations ou de lui donner trop de détails. Elle remplissait cependant l’obligation qu’elle s’était fixée, de parler régulièrement à la Mère, quand bien même cela lui fut peu agréable. Elle se sentait la responsabilité et le devoir de rapporter tous les songes et toutes les visions qu’elle pourrait avoir, tout ce qui pourrait apporter un appui à la sagesse de la Mère des Coutumes.

 

Le nombre de ses visions s’était accru. Depuis que ses bois avaient grandi, ces émanations de la Lune grandissaient aussi, chaque nuit lui envoyait des images de préparatifs faits dans l’urgence, et d’autres messages annonciateurs d’une destruction prochaine, d’éclairs verts se déchaînant tout autour d’elle, ne lui laissant aucune chance de fuir, et d’autres Jorsel étaient également immobilisés avec elle, en danger de mort. L’ampleur des visions qui venaient à elle la nuit compromettait son repos et la journée, qui poursuivait leur œuvre, n’engendrait que question sur question.

 

La Mère accueillait ses récits avec attention, mais gardait pour Yana un masque minéral impénétrable. — elle doit craindre que la venue de mes bois m’incite à lui manquer de considération, se disait la jeune fille — Yana insistait alors sur les marques de déférence, dans l’espoir de la rassurer. Elle s’en tenait aux faits, sans entrer dans des raisonnements ou des suppositions personnelles que l’Aïeule regardait toujours avec méfiance.

 

La Sestre des herbes, de son côté, l’encourageait à se lier avec la Lune, à exercer sa capacité à ressentir le Lien, à mieux le comprendre et à en savoir plus sur la catastrophe annoncée par les Grandes Créatures. Yana n’avait rien dissimulé de cette extraordinaire rencontre avec Naroun, et la seule personne qui partageait son extrême enthousiasme à leur sujet était la Sestre. Selon elle, convaincre la Mère des Coutumes de préparer correctement les Jorsel à ce qui les attendait nécessitait d’affiner la maîtrise de ses visions et de consolider son Lien avec la Lune.

 

L’Aïeule au contraire lui demandait de s’en méfier pour ne pas tomber sous son influence. Elle semblait prendre conscience de l’urgence, convaincue par les manifestations de plus en plus fréquentes de signes, et promettait à Yana de parler prochainement à la harde du danger annoncé, mais il fallait lui laisser le temps de choisir ses mots. Elle craignait que les Jorsel se divisent sous l’effet de la peur, et ne réfléchissent plus de manière appropriée.

Yana voulait agir, supportait mal les hésitations de la Mère, et se trouvait bien plus proche des arguments de la Sestre. Elle se sentit donc libre d’explorer la part de Lien qu’elle partageait avec les Grandes Créatures, ce Lien qu’elle pouvait tisser avec la Lune, à condition de garder le secret sur ses exercices.

 

Elle chercha un endroit où elle ne serait pas dérangée, prétextant une cueillette de routine, et retrouva une petite clairière assez éloignée du camp. Jusqu’ici, le lien s’était établi de lui-même. Les visions venaient à elle de nuit, le matin, ou lorsqu’elle regardait la Lune Verte avec intensité. Qu’en serait-il si elle pouvait provoquer ces visions ?

— Par où commencer ? se demanda-t-elle tout bas. Elle s’assit au sol et ferma les yeux, concentrant son esprit sur la Lune, invoquant les paroles de Naroun — « Vois et entends le Lien » — de petits crépitements se firent sentir dans ses bois innervés. Ses sens se fermèrent à la réalité pour en percevoir une autre. L’air changeait peu à peu de nature. Yana fut soudain plongée dans un liquide épais et tiède. Elle touchait au but.

Elle déploya ses membres, avança doucement dans cette substance douce et trouble, qui faisait penser à l’eau des marais où elle avait l’habitude d’aller cueillir des roseaux souples pour les hottes de voyage — cette eau verte à peine transparente lui faisait l’effet d’un adieu — Yana se sentit bercée par le flux, mais il l’emportait insensiblement vers un point inconnu. C’était la première fois qu’elle restait aussi longtemps au point de passage, mais elle refoula sa peur et chercha davantage à observer, à comprendre. Tout ce qu’elle voyait dans cette viscosité lui faisait écarquiller les yeux : des étoiles brillantes alternaient avec des opacités qui dissimulaient quelque chose de secret et pourtant familier.

Peu à peu cependant, l’une de ces zones sombres et mates s’ouvrit pour laisser apparaître un groupe de personnes. Ses émotions coulèrent aussi liquides que la substance où elle baignait.

— Qui sont-elles ? Il me semble les connaître… mon cœur les reconnaît.

Elle fit quelques mouvements instinctifs qui la rapprochèrent de la scène : elle distingua mieux les visages. L’élan était donné, elle continua d’approcher, jusqu’à entendre les paroles.

Elle reconnut la voix de son père, ou plutôt l’impression que cette voix lui faisait quand elle l’entendait en rêve. Un timbre familier et réconfortant. Elle ne comprenait pas les paroles qu’il prononçait, il parlait une autre langue. Yana se concentra davantage, essayant de se lier à ce langage. La scène se précisait autour d’elle, une paroi minérale gigantesque près d’un fleuve, dont les clapotis lui parvenaient assez clairement.

Elle sentit quelqu’un saisir sa main, et la guider.

Elle vit sa main petite, tenant un bout de bois noirci.

— Avant de tracer le contour, regarde bien la pierre, où vas-tu placer le dos du cheval ?

— Je ne sais pas…, dit-elle d’une jeune voix qu’elle ne reconnut pas. Une voix d’enfant. La personne qui lui parlait était un homme, pas de doute, mais ce n’était pas son père.

— Mais si, tu sais… concentre-toi, prie la Déesse, elle te permettra de voir les formes endormies dans la pierre que ton bâton noir va réveiller. Allez.

Elle n’avait jamais vécu cette scène, ce n’était donc pas un souvenir. Pourtant, le songe faisait d’elle un enfant avec son père, les émotions qu’elle ressentait ne laissaient aucun doute à ce sujet. Elle voulut aller au bout de cette vision pour connaître ce qu’elle lui réservait, par curiosité autant que par joie de retrouver ces sentiments lointains.

Elle observa sa main, et son bout de charbon, puis la paroi de pierre où le soleil haut faisait des ombres marquées. Elle se concentra sur elles un instant, puis elle distingua le mouvement d’un cheval, lorsqu’il se penche pour arracher les herbes ; instinctivement, elle plaça son bâton à la base du cou, et passa lentement le noir le long de l’épine dorsale. Sa ligne formait deux courbes très écrasées puis un arc de cercle plus marqué, la croupe.

— Ah, je savais que tu avais le don !

Yana regarda de nouveau : en un trait elle avait révélé un cheval !

Le père passa tendrement la main dans sa tignasse, Yana comprit la bonté de ce geste au fait que l’enfant qu’elle incarnait fut submergé d’un sentiment de fierté intense et de joie.

 

Elle se sentit alors aspirée par l’arrière. L’eau du songe la rappelait. Oh, comme elle souhaitait rester et s’installer un instant de plus parmi ces êtres dont elle désirait tout connaître ! Mais sagement, elle s’en remit à l’autorité de la Lune et se laissa guider. Elle revint dans le liquide et glissa sans résistance hors de la scène.

Tout fut de nouveau ordinaire autour d’elle, elle se trouvait assise dans la forêt.

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Arnica
Posté le 20/01/2025
Coucou ! J'aime beaucoup ce chapitre ! Ta plume est toujours aussi fluide et délicate, j'aime particulièrement le passage du songe ! Tu amènes très bien tous les petits éléments d'intrigue, ce qui nous donne envie de continuer à lire... Oh, et puis zut ! Je fonce au chapitre suivant !
Grande_Roberte
Posté le 21/01/2025
Merci, Arnica, pour ton très gentil commentaire, tu sais comme moi que les chapitres où on introduit un nouveau personnage sont délicats. Et là, en plus, la protagoniste s’introduit dans le personnage… Bref, je suis contente que tu te laisses emporter par la narration sans plisser les yeux :D
Banditarken
Posté le 09/01/2025
J'aime beaucoup la sensation de flottement qui se dégage de ce chapitre. On erre entre indices, révélations et nouveaux mystères. Tout progresse petit à petit, tout en restant flou dans une mesure savamment dosée. On se laisse porter par le songe de Yana, sans le comprendre tout à fait, sans pour autant ignorer qu'il est important.
Grande_Roberte
Posté le 09/01/2025
Coucou,
Contente de voir que tu continues de suivre le fil sans encombres, c'est toujours délicat d'introduire un nouveau personnage ☺️
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