Sydney marqua une courte pause pour regarder sa tablette.
« Ta chambre est dans l'unité quatre-vingt-neuf, commenta-t-elle.
— Ma chambre, répétai-je pour intégrer ce nouveau mot.
— Par là, tu vas voir, sourit-elle, énigmatique. »
L'endroit était moins silencieux. Brut. Carré. Étroit. Bas de plafond. Je m'y sentais paradoxalement plus à l'aise que dans les étages supérieurs.
Les portes étaient rudimentaires, lourdes, métalliques, prévues pour coulisser sur le côté. Parfois, certaines s'ouvraient et des Vermines en sortaient, toutes avec le même uniforme, parfois avec quelques liserés en plus - rarement autant que sur les manches de Sydney. Je remarquai également leurs bagues, parfois à leur doigt, parfois à une chaînette autour du cou, toujours identiques à la mienne. Cette exhibition ostentatoire titillait mes instincts de maraudeuse mais surtout, semblait confirmer les assertions de la scientifique de tout à l'heure : on ne devait pas risquer grand chose ici. Personne ne semblait se méfier de personne.
Il n'y avait aucun enfant. Certaines Vermines avaient un aspect différent : leur peau paraissait plus dure, plus marquée. Des rides plus profondes accentuaient leurs traits. Quelques hommes portaient une barbe, lisse, courte et propre. Pas une seule mèche de cheveux emmêlés. Pas la moindre trace de terre sur le visage. Aucune trace de Gris.
Tout le monde avait l'air de manger à sa faim.
Parfois, deux ou trois personnes discutaient ensemble, mais majoritairement il ne s'agissait que d'individus esseulés, qui s'écartaient sur notre passage en saluant Sydney, non sans me gratifier de quelques regards curieux. Ma guide leur répondait d'un simple sourire, d'un pas assuré, la tête haute, sans vraiment leur prêter trop d'attention. Je m'étonnais de cette considération témoignée à son égard : elle n'avait pourtant pas la carrure d'une Alpha. N'importe quel chien de guerre l'aurait mise hors d'état de combattre en moins de deux. Elle s'était en outre montrée bien trop docile face aux Maestreï. Un alpha ne se soumettait jamais, même en position de faiblesse. Il défendait sa suprématie et son territoire jusqu'à la mort.
« Nous y sommes. »
Avec un grand sourire, Sydney s'arrêta devant une porte qu'elle me désigna fièrement.
Elle attendait visiblement quelque chose de moi mais comme je ne bougeai pas et que je devais probablement afficher un air un peu bête, elle ajouta :
« Ton Asnav, passe-le sous le capteur. La petite lumière, là. »
Je m'exécutai un peu gauchement. La porte s'ouvrit. Ma guide m'entraîna à l'intérieur.
C'était une pièce juste assez grande pour y accueillir un matelas épais et une étagère métallique. Sur ce matelas était posée une couverture - et je fus surprise par la propreté et la douceur de l'ensemble. Tout était parfaitement sec, sans la moindre trace de moisissure ou la moindre odeur rance. Un truc mou, épais et carré reposait contre le mur. Sur l'étagère, plusieurs uniformes soigneusement repliés. Et d'autres vêtements, aussi, que je m'approchais pour observer.
« C'est ici que tu vas dormir. Personne d'autre que toi ne peut entrer. Ces habits sont pour toi - ça, c'est la combinaison d'entraînement, et ça, c'est les dessous. Et enfin, ça, c'est à enfiler pour les sorties, pour mettre sous l'équipement. Nous t'en reparlerons le moment venu. »
Sydney se dirigea ensuite vers un petit boîtier à côté de la porte, que je n'avais pas remarqué.
« Là, c'est pour sortir, et pour régler la lumière. Tu as juste à tourner ce bouton pour obtenir l'intensité souhaitée. Tu as le droit d'enlever ton Asnav pour dormir, mais tu ne dois jamais sortir sans, au risque de te retrouvée enfermée dehors - et les Maestreï ont horreur de ça.
— Et si je le perds ? Et en cas de vol ?
— Si tu ne l'enlèves pas, tu ne risques pas de le perdre. Mais si cela arrivait, les Maestreï n'auraient aucun mal à le localiser. Même si c'est pendant une mission à l'autre bout de la planète ! Et voler un Asnav ne te servirait à rien, un Asnav est calibré sur la signature énergétique de son porteur, personne d'autre ne peut l'utiliser. Ne te fatigue pas à essayer.
— T'insinues quoi, là ?
— Tu n'es pas la première Maraudeuse à mettre les pieds ici. Ça arrive, parfois, que certains comme toi se laissent aller à leurs vieilles habitudes. Ça ne finit jamais très bien pour eux. Les Maestreï exigent de la rigueur et de la discipline. Si tu ne veux pas être expédiée aux charognes, il va falloir rester sage. »
Elle disait ça avec un sourire au coin des lèvres, empreint d'une affabilité gerbante. Cependant, ses paroles avaient confirmé l'une de mes théories : si Sao possédait un Asnav et se trouvait capable de l'utiliser, c'était que Citadelle le laissait faire. Ses liens avec la ville étaient selon toute vraisemblance encore plus étroits que je ne le pensais. Et s'il se faisait décontaminer chaque fois qu'il y entrait, cela expliquait sa santé excellente.
« Quelque chose ne va pas ? interrogea la blonde. »
Je secouai la tête, peu encline à livrer mes questionnements à cette inconnue qui me prenait de haut. Non, tout allait bien. Suivre le plan, quel qu'il fût. Ne pas poser de questions. Obéir. C'était le prix de ma guérison. De ce confort que l'on m'offrait. De la nourriture qu'on me servirait. De la vie. Même si ça voulait dire réprimer mes envies d'encastrer Sydney dans un mur.
« Bon, si tout est clair, je vais te laisser pour ce soir, il se fait tard. Je sais qu'au Bidonville la nuit fourmille d'activité, mais ici on dort et… mais qu'est-ce que tu fais ? »
Gagnée par l'envie de déféquer, je m'étais accroupie dans un coin pendant qu'elle parlait, le pantalon de mon uniforme replié sur les chevilles.
« Ah non, pas ici ! s'exclama Sydney lorsqu'elle comprit. Il y a un endroit pour faire ça, suis-moi. »
Je me retins juste à temps et me rhabillai en grognant pour la suivre dans le couloir.
« Je vais te montrer les sanitaires, nous verrons demain matin pour les douches… »
Je tâchai de mémoriser la route empruntée pour être capable de me repérer dans l'autre sens. Il y avait de moins en moins de monde autour de nous. Nous arrivâmes devant une large porte noire, qui s'ouvrit en détectant nos Asnav pour nous dévoiler une vaste pièce entièrement carrelée.
Des cabines métalliques s'alignaient par dizaines de chaque côté. Chaque porte comportait un capteur. Sydney en déverrouilla une. De l'autre côté, un dispositif étrange.
« Tu t'accroupis là, les pieds sur chaque emplacement. Tu fais ton affaire dans ce trou et tu appuies sur ce bouton, les jets s'occuperont de nettoyer ce qu'il faut. Pour te nettoyer toi, tu mets ta main sous ce robinet, au fond, ça coule tout seul. Ça surprend, la première fois, mais tu t'y habitueras. Vas-y, je t'attends. »
Je m'aventurai à l'intérieur. La porte se referma derrière moi avec un cliquetis métallique qui me fit sursauter.
Je procédai comme Sydney me l'avait indiqué. Je me rinçai avec l'eau du robinet, un peu gauchement - non sans mouiller mon uniforme - puis j'appuyai sur le bouton. Je sursautai quand des jets d'eau fraîche entreprirent de nettoyer le bac sur lequel je me trouvai. Je reculai pour être hors de portée - un peu tard - et observai, perplexe, cette étrange activité. En quelques secondes, de quoi boire pendant deux journées entières s'était déversé dans ce trou béant. Lorsque je me penchai pour regarder, je ne vis plus rien. Mes excréments avaient disparu. Pour aller où ? On n'en percevait même plus l'odeur.
« Tout va bien ? demanda Sydney de l'autre côté, m'arrachant à mes interrogations. »
Je la rejoignis. Elle avisa mon uniforme trempé et soupira :
« La prochaine fois, ne reste pas sur le bac quand tu allumes l'eau. Et tant que tu n'as pas pris l'habitude de te nettoyer, enlève ton pantalon pour que ce soit plus facile. Je te raccompagne à ta chambre. »
Nous fîmes le chemin en sens inverse. Je l'avais assez bien mémorisé. Les couloirs étaient maintenant déserts. 89. Je reconnus les symboles au-dessus de la porte.
« Je viendrai te chercher demain matin. Ne tarde pas trop à te lever et t'habiller une fois que tu entendras l'alarme. »
Je hochai la tête, et perçus une note d'agacement dans sa voix malgré le sourire poli qu'elle s'efforçait d'afficher. Elle prit congé et j'entrai dans mon nouveau chez moi, enfin seule.
Je tâtai le matelas moelleux et m'y laissai tomber. Je dépliai la couverture mais comme la température ambiante était idéale, j'eus vite fait de la retirer.
Je n'éteignis pas la lumière. Je voulais inspecter chaque recoin de mon nouveau refuge. Et puis, les choses semblaient moins effrayantes lorsqu'elles étaient éclairées. Je n'entendais plus que ma respiration. Tout était terriblement silencieux. J'avais beau savoir que la Base grouillait de Vermines, je me sentais soudain seule au monde - un monde qui n'était pas le mien. Me trouver enfermée sous un bâtiment de plusieurs centaines de millions de tonnes, dans une pièce aussi exiguë alors que j'avais toujours eu l'habitude de dormir à même le sol dans des taudis ouverts aux quatre vents, ça avait quelque chose d'oppressant. Sao me manquait. Il m'avait livrée en pâture à ces inconnus sans aucune préparation. Rien ne ressemblait à ce qu'il m'avait décrit.
Ce que j'avais expérimenté un peu plus tôt me hantait encore, quand bien même le souvenir s'était fortement estompé. Déformé. L'imagination se confondait à la mémoire. Je ne savais plus vraiment ce que j'avais vu. Il n'y avait plus que ce vide déchirant, ce désespoir glacial, cette impression horrible de me faire dévorer l'âme. Et ce visage. Cet homme. Cette force sombre qui m'avait sauvée.
Je me redressai d'un bond, pour couper court à l'angoisse naissante et sortir de mon lit. Je m'allongeai par terre. Le truc mou et carré servit de support pour ma tête. Je fermai les yeux, cherchant à percevoir dans le sol des vibrations rassurantes. Des traces de vie. Quelque chose, peu importait quoi, pour me raccrocher à l'idée que tout irait bien.