Une alarme stridente me tira brutalement de mon sommeil. Les lampes du plafonnier clignotaient en rouge. Je bondis sur mes deux pieds, tous les sens en alerte, le temps de me rappeler où j'étais et me remémorer les paroles de Sydney. Elle devait m'attendre dehors. J'enfilai mon uniforme qui avait eu le temps de sécher durant mon sommeil puis la rejoignis à l'extérieur, l'esprit encore brumeux. J'avais dormi tout du long, sans me réveiller une seule fois. Je ne me souvenais d'aucun rêve ou cauchemar.
Dans le couloir, Sydney se trouvait bien là, toujours tirée à quatre épingles. Elle s'était séparée de sa tablette et, contrairement à moi, paraissait tout à fait réveillée.
« J'espère que tu as bien dormi. Suis-moi, je vais te montrer où sont les douches. »
Elle m'entraîna dans une nouvelle promenade et je me rendis rapidement compte que toutes les Vermines convergeaient dans la même direction - beaucoup plus nombreuses que la veille. Encore une fois, personne ne nous prêta vraiment attention. Le mouvement ralentissait à mesure que nous approchions de la destination, pour former une file d'attente devant deux larges portes noires grandes ouvertes. La foule se tenait calme, silencieuse et ordonnée. Pas une seule Vermine n'en poussait une autre. Chacune attendait sagement son tour. Certaines avaient l'air encore endormies et leurs uniformes portaient les plis de la nuit. Personne n'essayait de dépasser.
« Hello, frangine. »
Une version masculine de Sydney venait de rejoindre la file, juste derrière nous. Les mêmes liserés sur l'uniforme. La même taille, le même teint rare, les mêmes yeux bleus, des cheveux du même blond soigneusement peignés vers l'arrière. Le même air précieux. Son visage imberbe lui donnait des airs de petit garçon qui contrastait avec sa carrure d'adulte. Lui non plus n'avait probablement jamais mis les mains dans la vase. Après avoir salué sa soeur, d'un poing sur le coeur, il s'adressa à moi d'un ton plutôt aimable, et moins pincé que son alter ego féminin :
« Alors c'est toi, notre nouvelle recrue ? Bienvenue dans le groupe D. Je suis Vancouver. Mais tout le monde m'appelle Van. Comme la ville du Canada-neutre où fut signée la Grande Paix qui marqua la fin de la Deuxième Apocalypse. Et tu auras sûrement noté la ressemblance, mais Sydney et moi sommes jumeaux. D'ailleurs, en parlant de ressemblance, tu ressembles beaucoup à la personne que tu remplaces.
— Que je remplace ?
— C'est une longue histoire, soupira Sydney. Mais j'espère que ça servira de leçon à tout le monde : s'il y a des règles de sécurité à respecter, c'est précisément pour éviter les accidents. Ta prédécesseure a pris quelques libertés en sortie et ça lui a coûté la vie - et ça a failli perdre tout le groupe.
— Enfin, ne t'en fais pas, ajouta son frère. Généralement ça se passe bien. On fera en sorte que tu saches tout ce qu'il faut pour que ta première mission se déroule à merveille ! »
Son enthousiasme avait quelque chose de communicatif. Je me contentais de lui rendre son sourire, ne sachant pas trop quoi répondre. Ma première mission. J'allais bientôt découvrir à quoi ressemblait le monde, et petit à petit mes appréhensions de la nuit se muaient en impatience. Ne jamais baisser sa garde.
Enfin, ce fut notre tour.
La salle qui venait de se dévoiler à nous tranchait avec le béton des couloirs. À l'instar des sanitaires, elle était entièrement recouverte de carrelage blanc, baignant dans une vive lumière tungstène. Mon cœur s'accéléra légèrement. Sensation de déjà vu. Le sas de décontamination.
Non. C'était différent.
Divisée en deux parties séparées par des parois et une porte de verre, le côté où nous nous trouvions était assez étroit par rapport au nombre de Vermines qu'il était destiné à accueillir. Un banc fixé au mur permettait de s'asseoir pour se dévêtir plus facilement. À côté, une pile d'uniformes jonchait le sol.
« Là, c'est ce que nous appelons la zone sale. Tu te déshabilles ici, puis tu passes en zone transitoire à côté. »
Appuyant son propos, Sydney retira son uniforme et le jeta sur ceux qui traînaient déjà, rapidement imitée par son frère.
« Ca va faire mal ? »
Les jumeaux me regardèrent d'un air surpris et avec un sourire joueur, Van se contenta de m'assurer que non.
« C'est même plutôt agréable. »
Je me dévêtis à mon tour puis les suivis de l'autre côté.
Dans la zone de transition, des barres métalliques verticales couraient le long des murs et se courbaient en demi-sphères percées de nombreux trous minuscules desquels tombaient des filets d'eau, arrosant les Vermines qui se trouvaient dessous. L'endroit baignait dans une humidité chaude. Le sol aussi était mouillé. Des rigoles menaient jusqu'à des grilles d'évacuation. Sydney s'approcha d'une barre qui venait de se libérer et passa son Asnav, qu'elle avait gardé, devant une sorte de bille fixée au mur. L'eau jaillit immédiatement.
De l'eau qui sentait bon, et, sous l'effet du frottement des mains de la blonde sur son corps, formait de la mousse rose. Une fois bien trempée, elle défit son chignon, laissant tomber des cheveux raides qui lui arrivaient aux omoplates. D'un geste, elle m'incita à faire de même, en prenant le soin de préciser :
« Voilà, donc ça, c'est une douche. Par contre ne t'attarde pas trop, tu n'as le droit qu'à cinq minutes, une fois le matin au lever et une fois le soir après le repas. Et reste bien jusqu'à la fin du programme sinon tu auras encore du savon sur toi et la peau te grattera toute la nuit.
— C'est quoi, des minutes ?
— Un fragment de temps, à peu près… Mettons… le temps qu'il nous a fallu attendre pour entrer. »
J'actionnai le dispositif.
Ce fut probablement la sensation la plus agréable que j'eus jamais connue.
L'eau était tiède, et la sentir ruisseler sur mon crâne presque chauve, puis le long de ma nuque, sur mon dos ou ma poitrine, percevoir cette chaleur m'envelopper comme une fourrure protège de l'hiver, me provoqua un frisson de contentement. Sydney avait fermé les yeux et profitait de l'instant après avoir frotté chaque partie de son anatomie pour la nettoyer. Elle ne se méfiait pas des autres. Ils ne se méfiaient pas d'elle. Chacun était focalisé sur sa propre activité. Aucun coup fourré, aucune violence.
J'observai autour de moi. Un peu plus loin, Van saluait un grand roux tout maigre couvert de vieilles cicatrices. C'était la deuxième fois seulement, de toute mon existence à arpenter le Bidonville, que je croisais quelqu'un aux cheveux de cette couleur.
La douche de Sydney s'arrêta. Elle m'attendit et m'entraîna vers encore une autre partie de la salle, que je n'avais pas vue depuis la Zone Sale.
« Et voici la Zone Propre. »
De la même taille que la Zone Sale, avec le même style de banc, l'endroit comportait en plus une sorte de penderie où des tissus spongieux et des uniformes nous attendaient, de différentes tailles et comportant différents liserés. La blonde s'empara du tissu spongieux pour se sécher puis s'habilla. Je fis de même, non sans me demander ce qu'il se passerait si je choisissais un grade qui n'était pas le mien. Suivre le plan. Pas d'histoires. Elle remonta ses cheveux humides sur le haut de son crâne et les enroula de sorte à les y faire tenir.
« Et les autres qu'on a laissés à l'entrée ? demandai-je.
— Les androïdes viennent régulièrement les ramasser pour les reconditionner. »
Van et le grand roux nous rejoignirent. Une fois habillés, tout en quittant l'endroit, il fit les présentations ;
« Lille, voici Norton, il est aussi dans le groupe. »
Le nouveau me toisa des pieds à la tête, comme pour évaluer mes capacités - ou alors, parce que lui aussi trouvait que je ressemblais à leur ancienne équipière. Il contrastait fortement avec ses deux comparses : une barbe de trois jours négligée, des cheveux bouclés qu'il avait à peine pris le temps d'essorer, un uniforme trop large pour lui - et un peu trop court. Il était encore plus pâle que Van ou Sydney et son visage était moucheté de petits points orangés. Les ornements du col et du bord des manches étaient plus légers que chez les jumeaux. Il y avait dans son attitude une certaine nonchalance et, lorsqu'il s'exprima, son accent sonna beaucoup plus familier à mes oreilles. Lui et moi, on était du même cru.
« Salut. Norton, comme une jolie petite ville sans histoires d'America, où il ne s'est jamais rien passé et ne se passera jamais plus rien - seulement pour se rappeler qu'elle existait un jour, probablement parce que parmi les Premiers Nommés quelqu'un y avait vécu. »
Il y avait une forme de lassitude dans le ton de sa voix. Je me présentai à mon tour, mais il ne parut pas accorder beaucoup d'intérêt à l'histoire de mon patronyme.
« J'espère que t'es plus solide que t'en as l'air. Je croyais avoir douillé à la décontamination mais alors toi… »
Je le fusillai du regard mais m'abstins de répondre. Si ce type devait être mon équipier, mieux valait ne pas lui déclarer la guerre avant même de partir en mission. Mon enthousiasme en prit un coup, mais il me restait un peu d'espoir : si mes calculs étaient bons, je n'avais rencontré que la moitié du groupe. J'espérais avoir plus d'affinités avec ceux qui restaient.
Nous quittâmes la salle dans un silence un peu tendu que Van tenta tant bien que mal de meubler. Il ne m'apprit pas grand chose de plus que sa sœur la veille mais cela eut le mérite de détendre l'atmosphère. Je compris rapidement que Norton était le genre à critiquer tout, tout le monde et tout le temps, sous couvert de taquineries douteuses. Les jumeaux semblaient s'être habitués et Van ne manquait pas de le remettre à sa place par des contre-attaques piquantes. Au grand dam de Sydney qui secouait la tête en soupirant une fois sur deux, m'adressant parfois quelque regard désolé.
Nous suivîmes le mouvement jusqu'à une salle immense, que Sydney me désigna comme le Réfectoire. L’espace était vaste, rempli de nombreuses tables et chaises où se regroupaient des centaines de Vermines pour manger une sorte de purée jaunâtre. La pitance était distribuée par des robots constitués de roues, de robinets et de bras articulés derrière un comptoir devant lequel se dressait une nouvelle file d'attente, tout aussi incroyablement ordonnée et patiente que celle des douches.
« Eh, Zombie ! Par ici ! »