5.
L’écran noir de mes paupières m’apaisait. Assise en tailleur sur mon lit, je méditais en essayant de me souvenir des bruits de la nature. Dès le début de mon incarcération, trois ans auparavant, c’était le seul moyen que j’avais pour m’évader.
Je le faisais tous les jours, surtout depuis que nous étions dans le Laboratoire de l’enfer. Les grognements de Mato accompagnaient régulièrement mes moments de calme. Il faisait des abdos ou des pompes pour relâcher la pression. Il en avait bien besoin, c’était lui qui maitrisait le moins sa transformation. On avait souvent le droit à Winnie dans la cellule d’en face. Il détestait que je le surnomme ainsi, alors je ne m’en privais pas.
Les néons s’éteignirent soudain et j’ouvris les yeux dans la pénombre de notre fausse nuit.
— Ian ? appelai-je.
— Cent-vingt-cinquième.
Ian tenait le compte de nos journées de prisonniers dans ce Labo. Chaque fois qu’ils baissaient la lumière dans nos cellules, il comptabilisait un jour de passé. Ça semblait cohérent au vu du temps qui s'écoulait et du nombre de repas que l’on ingérait entre deux « nuits ». Quatre mois que nous étions enfermés ici. Le temps s’étirait lentement, j’avais parfois l’impression que nous croupissions dans cet endroit depuis des années.
Yuutô n’était pas encore revenu des tests. Je sentais ma panthère s’affoler sous ma peau qui me démangeait. Elle n’aimait pas que mon frère soit trop éloigné de moi. Nous partagions ce sentiment.
Pour penser à autre chose, je contemplai Mato qui continuait ses exercices. Il avait retiré son tee-shirt et j’admirai le jeu de ses muscles. Mes hormones me titillaient ses derniers temps, j’avais très envie de laper la sueur qui roulait dans son cou avant de m’empaler sur son…
Je me mordis la lèvre, fort. Les panthères avaient-elles des chaleurs, comme les chats ? Si c’était le cas, j’étais en plein dedans.
Je captai le regard goguenard de Ian.
— Ça te démange tant que ça, chérie ? Je peux t’aider si tu veux…
L’ouverture de la porte du couloir me dispensa de répondre. Ian aimait me taquiner, il draguait aussi tout ce qui bougeait, sauf Mato. Heureusement, car je crois que notre ours l’aurait mal pris. Yuutô revint, accompagné par deux militaires et la jeune scientifique, Rachel. Ian lui avait arraché son prénom en flirtant à outrance… enfin, s’il n’avait fait que flirté.
Une fois mon petit frère bien en sécurité dans notre cellule, Rachel jeta un coup d’œil à Ian. Ses joues rosirent lorsque le rouquin lui sourit et elle s’empressa de quitter notre aile, les gardes sur ses talons.
Yuu-kun n’était pas bavard au naturel, mais je trouvai son silence suspect. Quand on revenait de tests, on racontait tout aux autres pour tenter de rassembler des indices.
— Yuutô ?
Malgré la lumière réduite, je remarquai sa pâleur. Il transpirait et son angoisse me frappa.
— Mame-chan ?
— Deux minutes, je réfléchis.
Son ton contrarié me mit les nerfs en pelote. Mato arrêta ses exercices. Nous commencions à tous bien nous connaitre et la note de colère dans la voix de Yuutô était inhabituelle. Mon petit frère n’était jamais agacé.
La dernière fois que je l’avais entendue, cette nuance de rage dans son ton, c’était avant notre incarcération. Avant que nous ne commettions l’irréparable.
Yuutô chuchota pour que seuls les change-formes que nous étions devenus puissent le percevoir.
— Il faut que nous partions d’ici, Onee-chan. Et vite.
Depuis quelques semaines, nous préparions notre évasion. Mato avait fait plusieurs fois semblant de s’enfuir pour qu’on connaisse leur protocole. Ian avait séduit Rachel afin de récupérer un certain nombre d’informations. Il avait aussi réussi à préparer un sac de matériel qu’il avait planqué. Ma carte mentale était au point et j’avais pu déterminer où nous étions retenus. Yuutô, lui, écoutait fort bien aux portes ce qui nous avait permis de noter les tours de gardes et d’autres renseignements bien utiles.
Notre évasion devait se faire la semaine prochaine, lorsque le Professeur serait absent.
— Impossible, souffla Ian. Le planning.
— Nous ne pouvons pas attendre ! ragea Yuutô tout bas.
— Pourquoi ? demanda Mato.
Yuutô ne répondit pas tout de suite. Je pouvais presque entendre son cerveau tourner à plein régime alors qu’il se rongeait avidement les ongles. Que manigançait-il ?
— On doit le faire vite, ils vont amener de nouveaux prisonniers. On ne leur suffit plus, ils veulent faire d’autres expériences. Ils risquent de nous éliminer.
Je fronçai les sourcils. Ça sonnait presque juste. Presque…
— En es-tu sûr ? Devons-nous vraiment avancer nos plans ?
Il se tourna vers moi et son visage fermé me répondit. Le pli buté de sa bouche m’arracha un soupir. Je soufflai :
— Bien, on va le faire alors. Le plus vite possible.
Après un long débat, notre évasion fut programmée cette nuit-là, le Professeur n’étant pas de garde aujourd’hui. Après tout, nous étions prêts, non ?
Une heure plus tard environ, Ian inspira plusieurs fois et, après m’avoir fait un clin d’œil discret, il s’effondra au sol. Il convulsait de manière terriblement convaincante.
Je criai en appelant à l’aide, et enfin, trois militaires débarquèrent accompagnés par Rachel. Cette dernière ouvrit la cellule des garçons en urgence sans vraiment regarder autour d’elle. Un garde entra à sa suite pendant que les deux autres nous pointaient de leurs pistolets aux fléchettes tranquillisantes.
Rachel s’avança jusqu’à Ian, protégée par un militaire. Il braquait son arme vers la masse sombre dans un coin de la pièce.
— Grégor, allume les lumières, s’exclama-t-il.
Je fermais les yeux pour ne pas être trop éblouie, et lorsque je les rouvris, Ian subtilisait les clefs de Rachel pendant qu’elle l’examinait. Elle était bien trop concentrée pour s’en apercevoir et les autres gars se focalisaient sur les monstres.
Yuutô gronda doucement. Sa fourrure tachetée accrochait la lumière, il parcourait notre cage de long en large, attirant le regard des deux autres gardes.
Le léopard souffla. Mato en ours rugit et sauta sur le militaire dans la cellule des garçons. Alors que les autres se tournaient vers lui, Rachel cria pendant que Ian la repoussait et s'évadait de leur prison.
Les gardes eurent à peine le temps de réagir qu’il nous avait déjà ouvert. Mato sortit lui aussi. Avec sa forme d’ours, il passait à peine par la porte grillagée. Son adversaire gisait au sol dans une flaque de sang, Rachel semblait en état de choc, elle hurlait toujours.
Les deux militaires restants se reprirent et visèrent Mato. Je me faufilai jusqu’à eux. L’ours chargea l’un, pendant que j’assommai l’autre proprement. J’étais restée humaine, deux paires de mains étaient utiles.
Ian récupéra une arme, je fauchai un couteau et nous déboulâmes dans le couloir de l’administration. Deux gardes nous y attendaient.
Ils firent feu, Mato rejeta les fléchettes d’un coup de patte. Ian tira et atteignit l’un d’eux à la jambe. Yuutô se jeta sur le deuxième et le mordit à la gorge. Le sang gicla, l’homme s’effondra au sol.
Nous courûmes. La liberté n’était plus très loin. La seule difficulté résidait dans les issues blindées. Le trousseau de Rachel contenait le pass, je l’avais embarqué avec moi.
Trois autres gardes nous barrèrent le passage à l’entrée du hall de sortie. Je fonçai et attaquai la première, Mato sur mes talons.
Une militaire brune répondit à mes coups. Elle m’atteignit dans le ventre, mon souffle se coupa un instant, mais je me repris et je raffermis ma prise sur le couteau pour l’enfoncer dans la cuisse de la femme soldat. Elle retint un gémissement, dégaina son pistolet et tira.
Une douleur fulgurante me transperça le côté droit.
— Saori ! hurla Ian.