Chapitre 5 : Lananette

Notes de l’auteur : Lananette a toujours beaucoup de chose à raconter et à penser.
Chapitre long - cadeau.
Petite scène de violence.

Pas de citrouille en perspective.

Depuis le jour où j’avais mis mes chaussons bleus, quelques gentilles filles qui auparavant, n’osaient pas m’aborder, me parlaient librement. Au début, elles me complimentaient pour leur couleur, puis de fil en aiguille, les échanges devinrent plus profonds, plus curieux, plus amicaux… Je m’étendais un peu sur mon histoire, sur mon envie d’aider ma mère et de profiter de ma chance. J'avais désormais acquis une place à part entière. Il n'y avait plus un jour où je déambulais seule dans les couloirs. C'était étrange, cette sensation de ne plus être ignorée. C'était comme si le voile opaque qui recouvrait mon existence avait disparu. Deux ans que j’étais ignorée, parfois humiliée par mes camarades. Dans mon souvenir, la première année avait été la pire.

Les chaussons bleus m'apportaient ce dont je manquais. Des amis. Peut-être avaient-ils impulsé en moi plus de confiance, aussi.  Je me rendais compte que le cordonnier m’avait offert un présent unique, qui me valorisait.

Il m’avait accordé une fière chandelle. Pourtant, je songeais encore à ses dernières paroles. Elles restaient dans ma tête comme un sort dont je ne pouvais me soustraire, sous peine de tout perdre : « amène-moi les petons les plus faux. »

Et je n’en avais pas l’intention. La peur de redevenir la fille-ombre et d’être rejetée m’angoissait. Je préférais rester auprès de Mary-Lou, celle que bientôt je pourrais appeler « meilleure amie ». Je lui parlais de tout, elle en faisait de même. C’était agréable de se confier sans avoir l’étrange sensation de n’être qu’une distraction. J’aimais vraiment que l’on m’écoute et que l’on se soucie de moi.

Je voulais parler, échanger et entrer dans la tête de mes camarades pour observer leurs pensées, assouvir ma soudaine curiosité. Quelque chose en moi, me poussait à dépasser ma timidité et mon syndrome de l'imposteur pour connaître ces filles. Parfois, il y avait cette voix mystérieuse et caressante qui murmurait à mon oreille : " la curiosité n'est pas une mauvaise chose, apprendre, c’est connaître et c'est s'élever". Peut-être avais-je muri sans m'en rendre compte.

 

Assise en tailleur, j'observais le dernier groupe terminer l'enchaînement, lorsque Mary-Lou, se pencha sur moi. Ses cheveux châtains, coupés court et ondulés, vinrent embrasser ma joue. Je laissais courir mon regard sur sa nuque cuivrée où quelques grains de beauté avait pris refuge. À quoi est-ce que je pensais ?

 Une expression boudeuse s’afficha sur son visage à peine voilé de taches de sons. Dans ses iris marron glacé, qui possédaient à la fois la douceur et la combativité, je détectais une contrariété et j'imaginai une nouvelle dispute entre le petit ami de son frère et ce dernier. Elle s'investissait trop dans leurs querelles. Elle s'investissait trop dans les histoires de tout le monde. 

Je l’aimais beaucoup, parce qu’elle avait du tempérament, même si elle restait discrète. Elle demeurait l’une des meilleures de la classe et pour couronner le tout, elle savait tenir tête à cette pimbêche de Solène. Ah ! Solène ! « Madame la princesse », elle l’appelait, sans craindre les représailles. Elles n'avaient rien en commun, hormis la couleur de leurs yeux. Après tout, elles étaient cousines. Cela me garantissait un minimum de tranquillité. Du moins, jusqu’au moment où Mary-Lou me quittait pour rejoindre son frère aîné, Ludwig, dans les hautes classes. À chaque fois qu’elle me laissait seule, je subissais à nouveau le courroux de cette fichue Solène. C’était inévitable. Madame la princesse aimait me bousculer, me ridiculiser, me blesser avec ses mots. Au fond, celle qui avait le plus mal, c’était elle. Moi, je savais d’où je venais et ce que je faisais ici. J’avais un objectif que j’atteindrais coûte que coûte. Personne ne me dévierait de mon chemin. Maman serait heureuse.

Elle, pourquoi dansait-elle ? Parce qu’elle était née dans une famille de danseurs ? Était-ce son choix, au moins ?

Je ne la cernais pas, et cela, malgré les deux ans passés dans sa classe. J’avais espéré que nous ne soyons pas ensemble pour cette troisième année. Elle devenait de plus en plus acide.

Depuis le début de l’année et alors que Mary-Lou s’était rapprochée de moi, elle n’était plus dans l’offensive.

Le cours de danse de monsieur Garabonde s’acheva à l'instant même où la sonnerie retentit. Nous filâmes toutes d’un même pas vers le vestiaire, une salle haute, exiguë et voûtée qui s'accordait mal aux salles de classes. Cette pièce était sombre et échoïque à l’instar de l’académie toute entière. Ma voix et celles de mes amies se multipliaient et me donnaient l'impression d'être au beau milieu de l'office dans un des temples du dieu Barione et de la déesse Darcan. C'étaient les édifices les plus hauts et les plus vastes. Quand j'y entrais, j'apercevais à peine le mur en face de moi. Un murmure entre les murs dans ces sanctuaires et tout le monde l'entendait.

Nous rangeâmes nos affaires, revêtîmes nos habits pour assister à la classe de théâtre. Solène passa à côté de moi, me foudroya du regard. Mary-Lou posa sa main sur mon épaule, me sourit, étirant sa large bouche et remettant ses lunettes sur le bout de son nez. Elle essaya de dissimuler une peine nouvelle tout en me rassurant sur le fait que sa cousine ne m’ennuierait pas de sitôt.

— C'est encore ton frère ? demandai-je. 

Sa main glissa dans le vide, sa tête se pencha et un air triste et contrarié s’afficha sur son joli visage.

— Hum, il s'est encore disputé avec Séverin, m’avoua-t-elle.

— À quel sujet cette fois-ci ? 

— Oh ! Comme d'habitude, pour des broutilles. Ludwig a retenu la main de Séverin en pleine rue, l'instinct, j'imagine, et Séverin s'est fâché. Je présume qu'il l'a giflé parce que Lulu avait la marque de deux doigts sur la tempe. C'est frustrant. Je ne les comprends pas. 

— Ils sont assez particuliers. Moi, c'est ton frère que j'ai du mal à comprendre : pourquoi reste-t-il avec un garçon qui rabroue son amour et qui l'humilie quand il en a l’occasion. Il ferait mieux de s'éloigner de lui avant de souffrir plus que de raison. 

Je secouai la tête d'indignation. Ce couple était vraiment le pire. Plus toxique ne devait pas exister. 

— Je ne sais plus quoi dire à mon frère. Il l'aime, se lamenta-t-elle.

— J'en suis moins sûr. On dirait que Ludwig se sent obligé de veiller sur lui. Ils se connaissent depuis longtemps, tu m'as dit. 

— Oui, ça fait des lustres, ils étaient dans le même cours de danse avant même de rentrer à l’académie.

— Ils se raccrochent peut-être à leur début. Tu sais à ce moment où on a des paillettes plein les yeux et que tout est beau. 

— Je n'en sais rien. Enfin, ils se rabibocheront comme d'habitude. Mais je t'avoue que je n'aime pas voir mon frère pleurer. Ça me fait toujours bizarre. 

Mary-Lou soupira. Il lui était déjà arrivé d'espionner son frère alors qu'il pleurait dans la salle de bain de leur appartement quartier Grimil. L’un des plus cotés de Fragrance. Mary-Lou me racontait tout, j'en faisais de même. Notre amitié coulait de source. Dès nos premiers échanges, j'avais eu la sensation que je pouvais tout lui dire et tout entendre d'elle. Elle s’était agenouillée auprès de moi, m’avait posé la main sur la tête alors que je me cachais de Solène, et avait dit :

— J’aimerais bien que nous soyons amies. Tu veux bien ?

J’avais redressé la tête et m’étais noyée dans la beauté de son sourire. Belle et douce. Sage et réconfortante. Mary-Lou me plaisait par son comportement irréprochable et par le feu qui transparaissait parfois dans sa fougue.

— Je pense que Séverin est mauvais pour Lulu, murmura-t-elle. Ce garçon est si arrogant, si colérique. 

À ce mot, ma tête tourna un peu. Cela se répétait souvent ces temps-ci. Peut-être que je forçais trop pendant les cours.

Un voile invisible me recouvra. Mary-Lou continuait de parler. Je l'écoutais comme au travers d’une épaisseur de coton. Sa voix se déformait. On aurait dit qu’une personne me couvrait les oreilles. À nouveau, je crus entendre une voix lointaine. Pas celle de mon amie, une autre. Je n'arrivai pas à distinguer à qui elle appartenait dans le brouhaha du vestiaire. Elle apparaissait toujours quand il y avait du monde. 

Que fait Séverin à Ludwig ?

La voix devint plus claire. Elle avait mon intonation, mais ne m’appartenait plus. Ces événements commençaient doucement à m'inquiéter. Ma grande tante Alpine m'avait confié que sa mère et sa tante entendaient des voix. Que cela était devenu si grave, qu'on les avait internées. Je m'étais renseignée à ce sujet et l'avais médité pendant plusieurs jours. J'ignorai ma propre voix et frottai le dos de mon amie pour la réconforter.

— Je me dis que le jour arrivera où Ludwig partira.

Elle le souhaitait fort.

— Ce serait mieux pour lui. 

Un sifflement s'invita dans mon oreille. Je me sentis soudain lasse. Une grande fatigue apparut, comme si j’avais dansé pendant des heures, sans m’arrêter.

— Oh ! J'ai encore confondu mon cahier avec celui de Ludwig. Va en cours la première, je te rejoins. 

Mary-Lou m'abandonna et disparut dans le couloir. Quelle tête en l'air !

Je quittai le vestiaire à mon tour, et entrai dans le couloir animé.

Je tournai à une intersection, rêveuse, insouciante, quand une main s’accrocha à mon épaule et me pinça si fort que je lâchai un cri et fis volteface. L’odeur de lilas me prit au nez. Les yeux de Solène se plantèrent aussitôt dans les miens. Pas d’acolyte aujourd’hui, elle était seule en face de moi et pourtant elle réussissait à me tétaniser. Par simple méchanceté et parce qu’il n’y avait personne alentour, elle attrapa mon chignon et le tira. Mon corps se plia malgré moi et dans un geste violent, Solène me jeta contre un pilier contre lequel toutes mes vertèbres cognèrent.

— On dirait que ma cousine n’est pas là pour te porter secours. Juste un avertissement, pour te signaler que j’étais encore là. Arrête de faire ton intéressante et d’apitoyer les gens autour de toi, c’est minable. Ma cousine est du genre à recueillir la veuve et l’orphelin, elle a été élevée comme ça. Ne crois pas une seconde qu’elle est ton amie. Tu es une petite chose fragile, qu’elle aime protéger. Ça lui donne l’impression de faire une bonne action.

La douleur qu’elle me causa me renfrogna. J’attrapai son poignet et forçai dessus. Étonnée, elle me relâcha aussitôt. Aujourd'hui, je n'avais pas l'intention de me laisser faire.

— Pourquoi es-tu si méchante ? Ton acharnement envers moi ne t’apportera aucun talent. Mary-Lou est une bonne personne. Son amitié, elle me l’offre avec plaisir. Mais connais-tu ne serait-ce que ce mot ? Fiche-moi donc la paix.

Je n’en revenais pas de ce que je venais de dire. Je devais être folle.

Elle me regardait. Jusque-là dépourvu d'expression, son visage se déforma comme s’il tentait de contenir un monstre de rage. Elle le maîtrisa vite, mais c’était trop tard. Quand elle releva ses yeux sur moi, ils étaient emplis d’une haine sans nom. Je reculai d’un pas en comprenant mon erreur. Le mur derrière moi me bloqua. J’étais piégée, sans retour possible.

— Que viens-tu de dire vermine ? Pour qui te prends tu pour me parler comme ça ? Moi, sans talent ! Que crois-tu être exactement ? La prochaine étoile montante ?

Solène plaqua ses mains de chaque côté de mon visage, m'enserrant de ses bras et de sa folie. Ses yeux pétillaient de rage, son sourire n'appartenait plus à ce monde. Elle était effrayante, elle m'effrayait.

Elle m’asséna un coup de poing dans le ventre. Je me pliai en deux. J’avais oublié qu’elle aimait les blessures corporelles, plus encore que la véhémence des mots.

Je m’affalai sur le sol de pierres gelées, les bras enroulés à mon ventre.

— Retrouve cette audace, et je m’assurerais de fermer ta bouche. Ta seule vue est déjà une insulte pour mon rang, pour mes efforts. Je ne laisserai pas une provinciale marcher dans mes pattes. Je hais que ma mère te préfère à moi. Lananette si grâcieuse, Lananette danse dans des chaussons troués à la perfection, Lananette fait tellement mieux... Je te déteste ! Et cela ne se tarira pas.

Solène me dévisagea de haut en bas et s'éloigna, comme si elle me volait le droit de me défendre. Elle me laissa seule avec son aveu.

Je me redressai maladroitement luttant contre une brusque envie de pleurer.

Je quittai l’ombre du couloir et disparus dans un autre. Solène ne me lâcherait pas. Je n’avais pas l’intention de faire ce qu’elle voulait.

— Lananette !  

Dans l’allée, la voix d’un garçon m’interpella. Je me pivotai et posai mon regard sur un jeune homme des classes supérieures. Il s’approcha de moi avec assurance. On aurait dit qu’il voulait me manger.  

Je reconnus Séverin.

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