Sitôt Osivel passé, le paysage se résuma à de longs champs entrecoupés de petits bois. J’eus l’impression que nous nous enfoncions au plus profond de la campagne. Les villages du lointain devinrent de vieilles fermes, les routes des chemins de cailloux et de terres et nous ne croisâmes plus aucune automobile. Tout au long du trajet, mes deux accompagnateurs demeurèrent muets. Je ne pouvais apercevoir que leurs mines fatiguées dans le rétroviseur. Seuls leurs bâillements interrompaient le grondement monotone du moteur.
Des milliers d’idées se bousculaient dans ma tête et j’étais prise d’émotions contradictoires. La joie d’enfin quitter le Château, la peur de l’inconnu, la tristesse de perdre Hinnes, la colère de n’avoir pu lui dire au revoir, la colère d’avoir été rejetée par Arèle, la colère d’être emmenée dans un lieu dont je ne savais rien. La colère, la colère, la colère. Cette dernière se dirigeait aussi contre moi. J’avais échoué à affronter la piscine, j’avais provoqué ce départ. Si j’avais été assez forte, je serais partie avec Hinnes.
Soudain, nous nous arrêtâmes sur le côté, éclaboussant les haies à cause des flaques. Je vis un faisan s’envoler. Le chauffeur sortit une grande carte en noir et blanc qui retraçait tous les chemins des environs. Il demeura perplexe quelques instants puis nous repartîmes à allure lente. Il tourna à droite peu après et nous fûmes bousculés au rythme des bosses d’un chemin entre deux champs de blé et de maïs. Il nous conduisit dans un dédale de sentiers étroits, s’arrêtant souvent pour regarder sa carte. Enfin, nous parvînmes au pied d’une pente pavée, que notre véhicule gravit avec difficulté.
En haut, il y avait une grille noire, tenue par un gros cadenas. L’homme du siège passager sortit de sa léthargie pour aller passer sa tête entre les barreaux. Comme il n’y avait personne et aucun moyen de se signaler, il commença à s’époumoner. Au bout de quelques minutes, un jeune garçon blond vint nous ouvrir en nous jetant un regard méfiant. La grille s’ouvrit dans un grincement et nous redémarrâmes. Après avoir traversé une pelouse fraîchement tondue, nous parvînmes au milieu d’un corps de bâtiments en briques. Quelques poules et un chat s’écartèrent quand nous nous garâmes.
Quand le moteur s’arrêta, j’attendis un geste de mes conducteurs, hésitant à sortir vers cet inconnu trop calme. Soudainement, ma banquette me paraissait confortable, le couvert du toit protecteur ; l’extérieur ne pouvait être que porteur de danger. Un de mes accompagnateurs vint cependant ouvrir ma portière et je n’eus d’autre choix que de le suivre. Le vent balaya mes cheveux sur mon visage et mes épaules et je regrettai de ne pas avoir de quoi les attacher. Alors que les deux hommes avançaient vers la porte principale, j’aperçus un regard espion.
Ce furent ses longs cheveux roux qui la trahirent. Elle se tenait cachée à l’intérieur d’une remise juste à droite de notre voiture, accroupie sur le sol sec. Elle avait la peau blanche et des yeux verts. Je n’avais jamais vu une couleur de pupille si étrange. Sa manière de m’observer me gêna, comme si la curiosité de la jeune fille avait quelque chose de malsain. Je m’en souviens encore, alors même que son nom s’est perdu dans les limbes de ma mémoire. Ce malaise ne me quitta que lorsque nous arrivâmes à l’intérieur.
Alors que nous n’étions plus qu’à quelques pas de la porte, elle s’ouvrit. Une grosse femme au crâne rasé apparut dans l’embrasure. D’abord méfiante, elle ne nous ouvrit le passage qu’à la vue de la carte présentée par le chauffeur. Elle nous invita à la suivre avec un agacement évident et nous entrâmes dans son entrée mal éclairée. La pièce était rustique mais décorée d’objets de porcelaine, de tableaux et de fleurs. Notre hôte nous conduisit jusqu’au pied d’un escalier où nous attendîmes quelques minutes, le temps qu’elle parvienne à le grimper. Arrivée à l’étage, j’eus un frisson en découvrant une tête de biche empaillée à l’angle du plafond. Nous tournâmes à droite et fûmes installés dans une petite pièce carrée.
Un mobilier imposant occupait la majeure partie de l’espace et nous peinâmes à aller nous asseoir, coincés entre la table et les armoires. Les chaises étaient matelassées et ornées de velours rouge. Un vase se trouvait juste devant moi et une puissante senteur de muguet m’envahit les narines. Cela apaisa un instant mon angoisse et je me laissai choir contre mon dossier. Les deux hommes échangèrent quelques instants à voix basse avec la femme avant de se retirer sans un au revoir. Ils ne m’avaient pas adressé une fois la parole. Ma nouvelle interlocutrice s’assit en face de moi en soufflant puis se présenta :
— Daawie. C’est moi qui gère la ferme avec ma femme. Il y a deux autres filles ici. La règle est simple : tu travailles comme les autres et tout ira bien. Compris ?
J’acquiesçai, troublée par le ton rude de mon interlocutrice. Même les adultes les moins agréables du Château feignaient la gentillesse et la douceur. Daawie ne s’en embarrassait aucunement. Elle siffla soudain, trois fois. Puis elle s’époumona :
— Givke ! Apporte un verre de lait !
Après quelques instants, un pas léger mais rapide gravit l’escalier. Une jeune femme aux tresses teintées de rose pénétra dans la pièce en bout de course. Elle haletait et quelques gouttes de sueur perlaient sur ses tempes. Givke s’approcha de moi sans me regarder, se prit le pied contre un pied d’armoire et lâcha le verre. Elle se pencha pour le rattraper mais il était trop tard. Le récipient se brisa à mes pieds, entourant ma chaise d’une flaque blanche. Daawie cria :
— Givke !
Sa voix grondait comme le tonnerre et ses poings s’étaient serrés, prêts à frapper. Sans sa condition physique, j’étais certaine que Daawie aurait frappé la fautive. Je me promis de ne me jamais me mettre à sa portée lorsqu’elle était en colère. Elle semonça Givke, qui avait levé les mains près de son visage, dans une protection bien inutile.
— Tu n’es vraiment qu’une bonne à rien ! Va chercher une serpillère et un autre verre !
La jeune fille s’exécuta aussitôt, me jetant seulement un regard triste avant de se retourner. Elle semblait avoir perdu toute colère, toute envie de rébellion : cette vision me terrifia. Qu’avait-on pu lui faire pour qu’elle accepte de subir une telle humiliation ? Était-ce ainsi que l’on traitait les enfants dans ma nouvelle maison ? Comment Arèle avait-elle pu permettre que l’on m’amène ici ? Voyant mon visage s’éteindre, Daawie se radoucit et se composa un sourire hypocrite.
— Ne fais pas attention à cette incapable. Elle n’a jamais été bonne à rien de toute façon. Dis-moi, d’où viens-tu ?
— Le Château, répondis-je, étonnée de la curiosité soudaine de mon interlocutrice.
— Ah. C’est où ?
— Je ne sais pas.
— Tu es venue comment ?
— En auto. J’ai fait quelques heures de route.
— Ah, je croyais que tu venais de plus loin. C’est vrai que tu parles bien pour une blanche.
Je ne répondis rien. En essayant de s’intéresser à moi, Daawie venait de me confirmer combien j’avais eu raison de la craindre. Lorsque Givke revint, elle lui jeta un regard noir et lui arracha le verre des mains pour me le tendre. Je bus doucement, souhaitant seulement fuir cet endroit malsain. J’eus beau chercher un brin de solidarité du côté de Givke, je ne pus rien obtenir de son regard imperturbable. Elle ressemblait à l’un des automates qui étaient exposés dans la galerie d’art privée en face du Château. Les adultes nous y emmenaient une fois par an, lorsque la collection était exposée gratuitement au public. Son état me désolait, mais je n’y pouvais rien.
J’avalai la dernière gorgée de lait avec soulagement, pressée d’échapper au face-à-face imposé par Daawie. Je ne m’y résolus qu’au bout de longues secondes de flottement, craignant d’être réprimandée. Elle ne dit cependant rien et je descendis l’escalier en respirant enfin à mon aise. Givke ferma la porte derrière moi. Je décidai d’aller au salon, pour me reposer sur un des fauteuils de cuir. J’y tombai en fermant les yeux, éreintée par cette journée de départ. Mes pensées se dirigèrent vers Hinnes, Eemke, Arèle. Je rejouai des dizaines de fois les scènes qui avaient décidé mon départ et je sentis ma colère grandir. Je n’aurais jamais dû quitter le Château, surtout pour arriver dans un tel endroit. Il fallait que je parte d’ici.
Un cri brisa ma bulle de rumination. La voix de Givke. Puis un autre, de Daawie cette fois. Une chaise se renversa et je crus saisir le claquement d’une gifle. Il y eut des pleurs. C’était glaçant. Je me serrais en boule contre mon dossier, à défaut de trouver le courage de fuir. Un nouveau cri de Daawie fit taire les sanglots et j’entendis son pas lourd descendre les marches. Mon cœur s’emballa : qu’avait-elle fait à Givke ? qu’allait-elle me faire ? Par bonheur, elle m’ignora, se dirigeant vers la cuisine. J’entendis des bruits de vaisselle pendant quelques minutes puis elle sortit dans la cour. Dans le silence, j’osai enfin me lever. Je grimpai les marches, curieuse du destin de Givke.
Je vis ses tresses roses dépasser de l’embrasure avant d’arriver à l’étage. J’entrai sur la pointe des pieds, ignorant le comportement à adopter dans de telles situations. La jeune femme au pantalon élimé et au tablier noir de saleté s’était enroulée autour de ses jambes. D’un pas vers elle, je fis grincer le plancher. À ce bruit, Givke se redressa soudain, pleine de colère :
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je t’ai rien demandé ! Laisse-moi tranquille !
Choquée, je reculai aussi vite que possible et revint sur mes pas sans trop savoir que penser de ce qui était arrivée. Qu’avais-je fait pour mériter un tel traitement ? Une fois au pied de l’escalier, j’allai m’assoir contre un mur, cachée dans l’ombre d’une armoire de chêne. J’y demeurai le regard perdu dans le vide jusqu’à ce que Daawie hurle mon nom. À regret, je quittai cette cachette éphémère pour aller affronter ces gens que je détestais déjà.
Une douce odeur d’épices me chatouilla les narines alors que j’avançais vers le salon. Un couvert sommaire avait été installé sur une nappe brune, éclairée de quelques ampoules. Je retrouvais Daawie et Givke. La fille au yeux verts était absente. Au centre de la table, une place demeurait libre. J’y avançais sans un mot, espérant ne pas faire remarquer. Je ne m’étais pas encore assise que la voix de Daawie me reprenait :
— Pas là ! C’est la place de Gretja ! Va au bout !
Je m’exécutai sans résistance, pour ne plus avoir à entendre le son perçant de la voix de Daawie. Par faiblesse, j’acceptai cent fois pire que ce que j’aurais toléré au Château. De ma place, je pus attraper un morceau de pain noir aux céréales et un bol de potage. Quand je l’eus fini, je fus surprise de voir Givke me tendre une part d’omelette avec du riz jaune. Je peinai à comprendre comment celle qui m’avait si durement repoussé pouvait me témoigner une telle attention.
Le repas s’effectua dans un calme effarant, où tous les convives auraient voulu se trouver à mille lieux de là. Pourtant, les plats que Daawie fit apporter à Givke ; viandes, poissons et légumes aux étranges couleurs, dépassaient en qualité tout ce que j’avais pu connaître au Château. Si tout mon être était tendu par l’ambiance lourde, mon corps se rassasia de tout ce qui lui était offert. Je pris les forces que je devinais nécessaire pour affronter le quotidien de la ferme. Je ne pouvais faire meilleur choix. Tandis que Givke apportait un plateau de fruits biscornus, une voiture se gara près de l’entrée. Sans doute la fameuse Gretja, enfin venue nous rejoindre. Je choisis une poire molle qui me trempa les mains après seulement deux coups de couteau. La porte s’ouvrit.
La femme de Daawie était plutôt mince mais plus grande qu’elle. Elle avait de longs cheveux noirs, un maquillage nourri et de nombreux bijoux. Elle ressemblait aux nombreuses passantes que l’on croisait sur la place d’Osivel. Voir une femme à l’apparence si ordinaire me surprit au vu de mes précédentes rencontres. Elle vint directement vers nous, puis tendit les bras. Givke se leva pour lui enlever son gilet et Gretja s’assit en soufflant.
— Quelle journée !
— Il y avait beaucoup de clients aujourd’hui ? demanda Daawie sans se préoccuper de me présenter.
— Tu l’as dit ! Ils veulent tous se faire beaux pour l’été… Enfin, ça fait du chiffre, on ne va pas se plaindre.
Les deux femmes conversèrent ainsi jusqu’à la fin du repas, sans prendre compte que trois adolescentes se trouvaient avec elles. Ce ne fut qu’au moment du débarrassage que Gretja sembla enfin se rendre compte qu’elle ne m’avait jamais vue.
— Hildje ?
— Oui, c’est moi.
— Tu te lèveras tôt demain, il faut que je te voie.
J’acquiesçai en redoutant ce qu’elle pouvait me préparer, tout en me questionnant sur la teneur de ce rendez-vous. Lorsque la table fut lavée, je me retrouvai désorientée, sans savoir où se trouvait ma chambre. J’attendis sagement les instructions de Daawie mais elles ne vinrent jamais. Les deux femmes allèrent s’assoir sur un canapé l’une contre l’autre, après avoir éteint les lumières. Craignant leur réaction, je n’osais les déranger. Heureusement, Givke me chuchota :
— Viens.
Je la suivis dans l’escalier, montai jusqu’au deuxième étage. Elle me conduisit dans une pièce rectangulaire entièrement en bois avec deux lits et deux chaises, me désigna le premier. Une petite fenêtre avec un rideau rouge m’offrait une belle vision des champs qui entouraient la ferme à perte de vue. Seule une voie ferrée coupait cet horizon champêtre. Il n’y avait ni haies, ni barrières mais j’étais prisonnière. Mon objectif était évident : je devais partir. J’ignorais cependant où.
*
Lorsqu’on bourrina à ma porte, je m’étonnai de me réveiller reposée, dans une chambre baignée d’une chaleur écarlate. Je m’arrachai douloureusement à la douceur de ma couette et me redressai contre l’oreiller de plume encore marqué par ma nuque. Givke pénétra dans la pièce sans attendre et vint secouer mon bras.
— Dépêche-toi ! Gretja va se lever !
J’offris un visage interloqué à la jeune fille, ne sachant que comprendre de ces mots si inquiets.
— Il faut que tu t’habilles, que tu viennes en bas ! Il ne faut jamais qu’elle descende avant toi !
Comme Givke se baissait, ses cheveux se glissèrent sur son épaule gauche, dévoilant une nuque brûlée de plusieurs petits points circulaire. Je voulus croire à un accident. Devant son empressement, je lui obéis. J’enfilai le chemisier aux rayures bleu et blanches et le tablier posés sur le tabouret au pied de mon lit pendant la nuit. Il me semblait avoir vu la fille aux yeux verts porter la même tenue la veille. Il y avait aussi de laids mocassins, usés et sans lacets. J’enfilai ces chaussures trop serrées avec peine en observant les tâches de peinture et marques d’outils sur le cuir. Je compris que mon quotidien à la ferme n’aurait rien à voir avec celui du Château.
Je descendis en m’accrochant à la rampe pour ne pas glisser sur les marches. Au salon, Givke dressait déjà la table en sifflotant. Elle se tut dès que j’entrai, termina de disposer quelques assiettes de porcelaine puis me dit :
— Apporte le reste.
Elle décampa sans un mot, me privant de la seule compagnie que j’aurais pu désirer dans cette maison. Après une courte hésitation, j’avançai dans la cuisine. Elle était entièrement tapissée d’un gris terne avec d’imposantes armoires remplies d’ustensile. Deux casseroles chauffaient sur un réchaud au gaz à l’odeur d’huile d’olive. Une mixture à base de céréales et de morceaux de pommes se trouvait au centre, juste à côté de quelques œufs au plat. Il me fallut plusieurs minutes de manipulation pour comprendre comment les éteindre. Je me brûlai le doigt sur le manche d’une casserole en tentant de regarder derrière le réchaud. Je finis par trouver un petit levier doré qui éteignit les flammes. Je regardai la peau de mon index rougir quand un pas résonna de l’escalier. Je me dépêchai d’apporter les plats à table : Gretja arrivait.
Je peinai à la reconnaître tant elle s’était maquillée. Ses lèvres étaient devenues violettes, ses joues rouges et le dessin de ses cils noirs s’allongeait jusqu’à sa nuque. Tous les bijoux de la veille avaient été remplacés par des plus colorés. Sa perruque rousse mal enfilée trahissait son crâne rasé. Elle ne me jeta pas un regard, s’asseyant seulement sur la plus belle chaise. Après s’être servie, elle commença à me parler, sans même lever la tête.
— On m’a dit que tu étais une fille violente, que tu n’allais plus à l’école.
Ce n’était pas une question. Je ne répondis rien.
— J’ai vu passer des dizaines de gamines comme toi, venues de toute la région. Je sais que tu as souffert, que tu es en colère. Je sais ce que tu veux. Tu veux t’enfuir d’ici, partir à la ville en espérant y être libre. Tu ne veux plus voir d’adultes comme ceux que tu as côtoyés depuis ton enfance. Tu te berces d’illusions, imaginant que la vie est meilleure ailleurs qu’ici. Je veux te prévenir : c’est faux. À l’extérieur, il y a des personnes mauvaises et dangereuses, comme celles qui ont fait que tu es arrivée ici. Quand on est une fille comme toi, ces personnes on les attire.
Gretja cessa de parler pour croquer dans une galette abondamment beurrée. J’étais étonnée de son discours : jamais on ne m’avait parlé aussi directement. Où voulait-elle en venir ? Elle leva enfin la tête, me regarda froidement et j’eus la sensation qu’elle pouvait lire en moi. Elle mâcha en tapant sa cuillère sur le bord de la table, avant d’enfin reprendre :
— Je te conseille de rester sagement à la ferme, de travailler sérieusement. Ici, il n’y a que cela qui compte. Si tu fais les choses bien, tu n’auras pas de problèmes avec moi. Retiens seulement une chose : oublie tes rêves. Ils font du bruit quand ils se brisent.
*
Les mots de Gretja avaient apporté le doute dans mon esprit. Ils avaient ébranlé ma conviction, mon envie de fuir. Tout ce que j’avais vécu jusqu’à ce jour confirmait ses croyances sur le monde extérieur. Il n’y avait qu’avec Hinnes et parfois avec Arèle que je m’étais sentie en sécurité, à l’abri du Château. Lors des nuits suivantes, je cauchemardais de la vision qui m’avait prise à la piscine, avec les ombres meurtrières, la mort des gens autour de moi. J’y repensais aussi parfois en bêchant le potager ou en nourrissant les canards.
Chaque jour qui passait atténuait un peu plus ma volonté de combat ou de résistance. Malgré leur rudesse, leur méchanceté avec Givke, Gretja et Daawie me nourrissaient tous les jours, me laissaient dormir dans une chambre spacieuse et confortable, me laissaient utiliser l’eau chaude chaque soir pour me laver. Je me pris aussi à apprécier le rythme de vie soutenu du travail manuel, dicté par le soleil. Réveil aux aurores, travail jusqu’à ce que la chaleur devienne insupportable, repas, travail jusqu’au rougissement du ciel. Bien que pénibles, je préférai la sueur de mes nouvelles tâches à l’ennui qui m’avait habité pendant tant d’années.
Au début, Hinnes me manqua. À l’heure où j’aurais dû me trouver avec lui, j’abandonnai quelques instants ma tâche en l’imaginant près de moi. La douceur de ces illusions était bien éphémère, brisée par un cri de Daawie ou l’aboiement des chiens. Dans les instants qui suivaient, je ressentais un sentiment désagréable de solitude qui me poussait à me remettre au travail avec une ardeur renouvelée.
Je trouvai de nouveaux compagnons. Ils n’avaient ni l’intelligence d’Hinnes ni sa répartie mais ils partageaient sa douceur. Isister la chatte blanche qui se couchait au pied de la gouttière tous les matins, attendant que je lui apporte un peu de lait. Saven, Adris et Copéa, les perruches de la volière à l’entrée du jardin. Ased, le chiot que je vis naître et grandir jusqu’à m’atteindre le genou. Odis, la plus grosse cane du poulailler, qui pondait autant d’œufs que l’ensemble de ses compagnes. Mon favori demeurait cependant Didion, le vieil étalon dont la tête dépassait dans la cour de ferme. Je pouvais le voir du couloir de ma chambre par la fenêtre. Il ne bougeait jamais, se contentant de regarder devant lui avec un regard épuisé par le temps. Gretja le possédait depuis plus de vingt ans.
Tous les soirs, je lui rendais visite pour l’aider à boire et se nourrir. Je passais ma main sur son poil et son dos à la douceur extrême. En le voyant, je repensais toujours au vieux cliché en noir et blanc affichait dans le salon, où une Gretja jeune cavalière galopait avec lui sur l’eau. Ses muscles saillants avaient fondu, laissant sa peau pendre. Sa crinière avait perdu de son lustre et les mouches l’assaillaient à longueur de journée. J’évitais de regarder ses pattes arrière, avec leurs sabots fendus par une vieille chute.
Le matin, la fille aux yeux verts m’imitait, restant avec Didion jusqu’à son départ à la ville. Elle y travaillait jusqu’à la nuit. Je crois qu’elle l’aimait encore plus que moi et je n’aurais osé la déranger pour rien au monde. Ce fut en passant dans la cour lors de l’un de ces moments que j’entendis pour la première fois le son de sa voix. J’avais fini par la croire muette et je crus d’abord à l’arrivée d’une étrangère à la ferme. Je m’étais approchée pour la découvrir assise sur la terre, à parler avec Didion d’une voix morne. Je reculais, ne voulant l’épier mais j’entendis cependant une question dont je me souviens encore après tout ce temps :
— Toi non plus, tu n’as plus envie de vivre ?
Je n’aime pas, j’adore.
Tu as un autre personnage, tu ne l’as pas nommé. C’est le décor.
Tout semble figé, sauf l’angoisse qui, elle, monte crescendo.
Bravo !
Content que tu sois impliqué eheh Promis, la tension ne va pas redescendre tout de suite^^
Merci de ce passage encourageant !
A très vite !
C'est tres bien ecrit et decrit. On suit Hidje pas a pas dans ce cauchmar, prete a abandonner tout espoir... Il en resulte un peu un sentiment de redite entre le Chateau et la Ferme. Un peu lugubre, quand meme?
Bref, je vais poursuivre l'histoire et j'espere trouver de l'inattendu et du vivant, une pointe d'espoir qui sait...
Pire je ne sais pas mais en tout cas clairement pas le refuge espéré.
"Bref, je vais poursuivre l'histoire et j'espere trouver de l'inattendu et du vivant, une pointe d'espoir qui sait..." Promis, il y en a ! Je me note qu'il faut peut-être ajouter un peu plus de "bons" moments plus tôt dans l'histoire pour ne pas désespérer le lecteur, c'est pas du tout l'objet du personnage d'Hildje.
Merci beaucoup de ton commentaire !
C'est marrant que le travail ait l'air d'apaiser Hildje finalement. Mais c'est crédible, carrément.
Sur le fond c'est toujours aussi intéressant et prenant. Sur la forme j'ai été un peu moins convaincue que pour les chapitres précédents, mais pour des raisons pas très compliquées à corriger :
- j'ai bien aimé le regard vide de Givke quand elle se fait engueuler par Daawie, comme si elle se réfugiait ailleurs en se montrant soumise. Mais j'ai trouvé que le reste de son comportement n'était pas forcément cohérent avec ça. Ca forme un ensemble un peu surprenant. Par exemple, elle est accueillante avec Hildje et lui donne des conseils. C'est très cool pour Hildje mais c'est étonnant. Ou alors il faudrait donner un aperçu de ses motivations ?
- J'ai trouvé que tout ce qui concernait l'autre fille était un peu flou. Est-ce qu'elle mange à table avec les autres ou pas ? Est-ce qu'elle travaille à la ferme ou avec Gretja ? Pourquoi Hildje ne sait pas son nom ? (Ça je le comprendrai peut-être ensuite).
- J'ai trouvé qu'on ne sentait pas la colère de Hildje. Elle en parle (très bien d'ailleurs), mais à aucun moment elle n'essaie de se rebeller. Elle ne semble même pas tentée de le faire. Face au comportement de Daawie avec Givke, par exemple, ou lorsque elle se fait la réflexion qu'elle est prisonnière. On dirait plutôt qu'elle a peur et que ça la rend apathique.
- enfin, j'aurais bien aimé en savoir un peu plus sur le travail qu'elle fait. Une petite description des tâches qui lui sont demandées seraient peut-être un plus pour l'ambiance ?
Bon, tout ça est très subjectif, mais on est là aussi pour ça ;) Tu fais ce que tu veux de mes remarques, bien sûr.
En tout cas, je suis vraiment très enthousiasmée par ton histoire.
A très vite !
Tu as enchaîné, ça fait plaisir ! Content que tu aies apprécié la nuance de la famille d'accueil d'Hildje, que je pense encore accentuer.
Je note tous ces petits retours. Je me questionne sur le personnage de la fille aux yeux verts, sur le garder ou non ? Je me dis que ça peut être chouette de développer davantage Givke.
En tout cas merci pour ce commentaire, je le garde bien au chaud pour une relecture à froid (#figuredesyle^^)
Merci beaucoup de ton retour !
Un bon chapitre :)
Les personnages de Daawie et Gretja sont très nuancés, j'apprécie ça. Elles ne sont pas aimantes envers les filles qu'elles gardent, on constate une maltraitance envers Givke... mais elles les "protègent" de l'extérieur tout de même, les nourrissent, leur donne un semblant de vie.
J'ai l'impression d'y voir une sorte d'esclavagisme infantile quand même, mais je ne pourrais pas les qualifier de fondamentalement mauvaises si je me base sur ce que l'extérieur réserverait aux adolescentes. Sous réserve d'en savoir plus sur Givke, qui me paraît quand même moins bien lotie.
Concernant la rousse... Cette réplique finale, je ne suis pas certaine d'à quoi l'associer, donc je verrai en suivant !
- "puis nous repartîmes à allure tente." -> lente ?
- "deux autres filles ici. La règle est simple ici" -> double ici
- "vas chercher le balai" -> va. Aussi, le balai pour le lait, je ne suis pas sûre. Je proposerai plutôt une serpillère ?
- "pouvait me faire une telle attention." -> me témoigner, plutôt que "faire" ?
C'est juste une toute petite remarque, mais je note qu'Hildje tique sur la couleur des yeux de la rousse, mais les cheveux roses de Givke ne la trouble pas. Est-ce courant ?
Aussi, Givke était privée de repas mais assiste quand même au dîner. Je ne sais pas si c'est involontaire, ou si je dois y voir un signe que Daawie n'irait pas jusque là... Les marques de brûlure en sus encore une fois.
À bientôt :)
Je suis content que tu apprécies la nuance de ces personnages. Elles sont clairement pas "aimables" ou admirables mais je voulais pas non plus des clichés de maltraitance.
Oui, tu me diras par la suite ce que tu penses du développement de ce perso.
Bien vu pour les petites remarques, j'ai corrigé tout ça.
Merci de ton retour (=
A très vite !
Bon... quand on touche le fond, on ne peut que remonter, non? Personne n'a de pelle pour se mettre à creuser, n'est-ce pas?
De manière plus 'analytique', c'était un très bon chapitre. Du point de vu de la narration, j'ai toujours cette vie de la Servante Écarlate. Cette rage résignée, au point qu'elle donne une apparence d'apathie. Hâte de lire la suite!
P.S: bon, ça m'aura pris quatre chapitre, mais j'ai cessé d'espérer l'arriver miraculeuse d'un psy. Je suppose que ce rêve là a fait du bruit en se brisant (extrêmement bien trouvé de ta part, et tout bonnement glaçant à entendre d'un adulte, cette phrase)
Euh... Mais où est le fond ?
Content que tu apprécies ce sentiment de rage sourde qu'Hildje ne sait pas exprimer. Je n'ai pas encore lu la Servante écarlate, tu me donnes envie de me lancer ahah
Oui la mission psy se complique mais peut-être un de ces jours ?
Merci beaucoup de ton retour !
Il y a une ambiance vraiment mystérieuse dans ce chapitre, même si on comprend facilement en quoi consiste la nouvelle vie d'Hildje. Le passage : "Retiens seulement une chose : oublie tes rêves. Ils font du bruit quand ils se brisent." est vraiment glaçant mais super bien trouvé !!
J'aime beaucoup le passage sur les animaux et les relations qu'entretient Hildje avec eux. J'ai hâte d'en savoir plus sur la fille rousse. Et je me demande pourquoi avoir la peau pâle semble plutôt mal vu dans cet univers... Pas mal de mystère à élucider !
Hâte de lire la suite !!
Que trouves-tu mystérieux dans ce chapitre ?
Content que tu aies apprécié ce passage, j'ai aussi beaucoup apprécié l'écrire. Oui, cet enjeu sera exploré par la suite.
Merci beaucoup de ton retour, c'est hyper encourageant !
A bientôt (=