Pendant dix-sept ans, les nonmages avaient été pour moi seulement synonymes d’ennemis et de menaces. Ma mère et les rares personnes qui, comme elles, s’étaient unies aux sorciers et savaient les regarder sans éprouver de haine, des exceptions. J’étais presque certain de pas en rencontrer d’autres avant Ethenne.
Pourtant, en marge de Karnag, un petit garçon et sa famille allaient me démontrer le contraire. En une seule soirée, Ajad nuança mon monde, ouvrit des possibles que je n’avais jamais envisagés sérieusement.
**
Baigné par les couleurs de l’aube, le monde entier s’ouvrit soudain à moi. La forêt secrète, tamisée et protectrice m’avait volé l’horizon. Sous le couvert des immenses arbres, impossible de voir bien loin, alors, la plaine qui s’étendait sous mes yeux m’emplit de ravissement. En ce début de printemps, les fleurs abondaient, blanches, mauves et jaunes sous le soleil matinal. Encore humides de rosée, endormies, elles offraient à mon regard un paysage insolite à perte de vue. Les cartes prenaient une autre dimension : à l’image de cette étendue d’herbe, Atharian me semblait plus grande que tout ce que j’avais pu imaginer.
En me retournant une dernière fois, je jaugeai la taille étourdissante de la forêt de mon enfance et mon cœur se serra. J’hésitai, perdu entre l’hier et le demain, immobile sur le seuil, en équilibre. Aliésin se plaqua davantage contre moi, frotta le bout de son museau contre mon menton et bondit de la selle en retrouvant son corps de fauve. Sa queue se balança de droite à gauche, ses oreilles pivotèrent alors que sa tête se dressait, aux aguets. Ici, nous serions à découvert, exposés. Nul endroit où se cacher des regards et des ennemis.
— Tu viens ?
Sinji mit Aykone au pas et Ewonda suivit sa compagne de voyage. J’essayais de ne pas songer à ce que je laissais derrière moi.
Bien que rase en comparaison de mon univers familier, la végétation dominait, partout, sauf aux abords du fleuve. Sur une bande stérile d’un mètre de large, rien ne poussait auprès de l’eau. J’avais cru cet état spécifique à la forêt et je fronçai les sourcils en constatant mon erreur. Pourtant, la vie foisonnait tout autour de mon ruisseau. Pourquoi cette mort sur les rives du Kézin ? Perplexe, je rattrapai mon parrain et le questionnai :
— Il y a des années que c’est ainsi, pour le Kézin, mais également le long d’une bonne partie du fleuve Loreun. Il paraît qu’il existe aussi, désormais, quelques zones purement terrestres où plus rien ne pousse.
— Mais pourquoi ? demandais-je à la fois surpris et troublé.
— Nous l’ignorons. Certains pensent que ça annonce de profonds bouleversements, sûrement la venue de l’Adjahïn, d’une grande guerre entre sorciers et nonmages. Ces derniers nous accusent, affirment que notre magie est en train de consumer l’île où que nous tuions la nature pour les affamer. Mais la vérité c’est que pour l’instant, nous ne savons pas ce qui se passe.
— C’est… dangereux ?
— Au bord de l’eau, pas directement en tout cas. On peut marcher dessus ou y galoper comme nous l’avons fait dans la forêt. Mais les animaux sauvages ont tendance à s’en éloigner, même si c’est sûrement à cause du manque de nourriture.
Je regardais malgré tout la zone avec inquiétude.
— Heureusement, ça ne s’étend pas vite : Le Kézin était déjà ainsi quand je suis né, alors, on a le temps de trouver une solution avant que ça ne devienne un véritable problème.
Ce n’était pas très rassurant et je ne pus m’empêcher d’observer régulièrement les rives stériles.
La plaine que nous parcourions descendait en pente douce avant de retrouver une certaine planéité. Un ciel gris, bas et chargé la recouvrait, comme s’il menaçait de lui tomber dessus. La lumière, vive par endroits, tamisée par d’autres, donnait à l’atmosphère une ambiance jaunâtre d’irréalité. La pluie nous rattrapa dès la mi-journée, mais elle n’arrêta pas plus les montures qu’elle ne les ralentit et Sinji les laissa aller jusqu’à ce que l’ombre des premières fermes apparaisse sur la rive opposée. Là, il se redressa et remit progressivement l’alezane au pas.
— Ce soir, nous dormirons à Karnag. Je vais te présenter à un vieil ami de l’homme qui m’a élevé et à sa famille. Ils ont beaucoup aidé Ethenne et tes parents, ils vont être ravis de te rencontrer.
Pourtant, personne n’était venu nous voir à part Sinji. Peut-être que mon père ne se contentait pas de nous réapprovisionner lors de ses visites à Karnag… Sinji guida Aykone et la plaça à la hauteur d’Ewonda.
— Galeb et Maza ont huit enfants : tu vas pouvoir rencontre des gens de ton âge.
— Huit ?
Cela risquait de faire une foule conséquente pour une première confrontation avec le monde. Sinji sourit.
— Seulement six vivent encore avec eux. Les familles nonmages sont nombreuses dans ces régions. Tu feras également la connaissance d’Alaina et de Galnor. Ils ne sont pas en très bon terme, alors, évite de te mettre entre eux…
Nous allions chez des nonmages ?
— Alaina a un sacré caractère et une détermination à toute épreuve. La mission de Galnor était de l’escorter jusqu’à son parrain, mais elle en a décidé autrement et il a été forcé de l’accompagner.
Il grimaça, mais j’étais trop occupé à m’interroger sur cette étrange relation entre une famille de nonmages, celle de Sinji, la mienne et Ethenne pour m’intéresser à la mission du dénommé Galnor. Je me demandais si, par hasard, je pourrais avoir un quelconque lien de parenté avec ces êtres dénués de magie et pourtant conciliants à l’égard des sorciers. Sinji reprit la parole alors qu’une cabane grossissait de notre côté de la berge et je n’eus pas le temps de poser ma question.
— Le parrain d’Alaina est le Gardien de l’épée, elle porte autour du cou le seul moyen de la localiser efficacement. Peut-être… Pourrions-nous profiter de devoir la conduire à lui pour examiner l’arme…
J’oubliai aussitôt mon questionnement sur les nonmages et lui jetai un regard atterré.
— Pour quoi faire ?
— Voir quels pouvoirs elle possède. S’il s’avère qu’avec elle, l’Adjahïn peut offrir la magie aux nonmages, alors, ça voudrait dire que la solution à la guerre n’est pas morte avec Zorren. C’est l’occasion rêvée de vérifier ton idée.
La sienne ne me plaisait pas, même si j’étais bien incapable d’expliquer pourquoi elle m’inquiétait autant.
— C’est l’arme de l’Adjahïn, il ne se produirait sûrement rien…
— Dans ce cas, tu n’aurais peut-être même plus à passer les tests du sage à Ethenne.
— Aucun de nous n’évoqua la seconde possibilité, et comme la construction se précisa devant nous, il était sans doute trop tard. Il s’agissait plus d’une modeste remise que d’une cabane et elle accusait le coup des intempéries. Aucune fenêtre, une unique porte, et de chaque côté de celle-ci, un imposant mât paraissait s’enfoncer profondément dans la terre. Plusieurs cordages passaient au travers d’anneaux en acier insérés dans les troncs avant de traverser le fleuve. Sinji mit pied à terre et tira fermement sur le lien le moins épais. Il réitéra son geste plusieurs fois. Sur l’autre rive, enfin, une silhouette quitta sa maison pour nous adresser de grands signes ; elle se mit au travail.
Plus l’embarcation approchait, plus je doutais de sa fiabilité : comment quelque chose d’aussi frêle pouvait-il espérer résister au courant ? Pourtant, le passeur semblait confiant, au contraire d’Aliésin. Le félin partageait mon inquiétude et s’accrocha plus fermement à moi, me plantant ses griffes dans le dos à travers le tissu de ma capuche.
— Ça va pouvoir nous transporter avec les chevaux ? Sans couler ?
Si les cordages rompaient, le modeste esquif serait emporté en un rien de temps.
— Ne t’en fais pas, c’est prévu pour.
Et comme pour le prouver, le passeur nous rejoignit en quelques minutes. Une fois sur la berge, il s’exclama :
— Salut l’ami !
Sinji glissa quelques pièces dans sa main tendue et il les empocha après un bref signe de tête. Le regard de l'homme s’attarda sur moi et ajouta à mon malaise.
— Votre gamin ? demanda-t-il à Sinji.
— Celui de mon frère.
Sinji guida Aykone vers le ponton et je lui emboîtai le pas en silence. Le passeur rabattit la passerelle juste derrière nous.
Je retins mon souffle tout le long de la traversée, à chaque grincement du bois. Mais le bateau au fond plat résista à la puissance de l’eau et l’installation prouva son efficacité. Une fois de l’autre côté, je respirai plus sereinement malgré les regards en biais dont je faisais l’objet. Après un dernier geste d’au revoir au passeur, Sinji me chuchota qu’il vaudrait mieux ne pas s’attarder trop longtemps dans les environs et je ne pus que hocher la tête.
Nous quittâmes le sentier principal alors qu’à notre droite, une pancarte indiquait Karnag. J’avais rêvé de visiter le village toute mon enfance et une part de moi le souhaitait toujours, mais ce ne serait pas pour cette fois. La pluie redoubla de violence et le chemin étroit et bordé de buissons se changea en boue sous le pas des chevaux. Le premier éclair fendit le ciel au moment où nous arrivions au centre d’une large cour cernée par trois bâtiments regroupés en forme de « u ».
— Attends-moi ici.
Mais il quittait à peine le dos d’Aykone que la porte de la maison centrale s’ouvrit à la volée. Trois silhouettes accoururent, celles de deux hommes et d’un enfant. Dans ma capuche, Aliésin gronda sourdement et je cherchais à apaiser le félin tout en calmant mes propres émotions : si mon parrain faisait confiance à ces gens, je n’avais aucune raison d’être inquiet.
— Sinji ? Tu es seul ? Où sont Cédow et les autres ?
Le plus massif des hommes s’arrêta face à mon parrain et regarda tout autour de nous. Un guerrier. Une épée battait le long de sa jambe droite et ses cheveux noirs regroupés en une natte étroitement serrée témoignaient de sa fonction. Un charisme et une force certaine se dégageaient de lui malgré l’inquiétude que je devinai dans sa voix. Sinji lui répondit d’un ton si ténu que je dus tendre l’oreille pour percevoir ses propos.
— Céd a dû partir de son côté, je t’expliquerai. Quant aux autres que tu évoques… J’ai bien cru apercevoir deux d’entre eux, mais malheureusement, ils n’ont su nous porter aucun secours. Ni moi non plus.
De qui parlaient-ils ? Mis à part les niou-hans, je n’avais croisé personne d’autre dans la forêt. Avaient-ils fait des rencontres lors de sa brève absence ? Il ne m’avait rien dit à ce sujet.
— Je te la confie, Ajad ?
Sinji offrit les rênes d’Aykone au garçon. Il ne semblait pas être beaucoup plus jeune que moi, mais je devinais les apparences trompeuses. Sans rien de concret à quoi me raccrocher, me fiant aux enseignements de mon père, je lui donnais une dizaine de printemps. Il était brun, du peu que je parvenais à voir à travers le rideau de pluie, et des taches de son parsemaient son visage. J’en déduisis l’identité de son géniteur. Le fermier à la tignasse auburn portait les mêmes marques de rousseur que son héritier et il le poussa légèrement dans le dos pour le faire réagir. Je réalisai que j’étais toujours en selle et m’empressai de descendre.
— Ne restons pas là : la situation s’est passablement compliquée depuis ton départ. Actuellement, il grouille sans doute autant de niou-hans dans ce village et ses abords qu’à Jiféra.
Intimidé face à ces nombreux inconnus, plus que je n’en avais jamais rencontré au cours de toute mon existence, je suivis mon parrain et le reste du groupe, confiant Ewonda à un enfant aussi mutique que moi. Adopter le pas vif des adultes me contraignit presque à courir et dès le seuil franchi, une nouvelle voix s’éleva, achevant de me figer sur place.
— Mais vous êtes trempés comme des souches ! Donnez-moi vos capes : on va mettre tout ça près du feu.
Elle me retira la mienne comme si j’étais un chaton de sa propre portée et Aliésin, délogé de son abri, bondit souplement au sol avec un feulement mécontent. Il grandit aussitôt, se posta devant moi et dévoila ses crocs. Avec Sinji, il s’était montré conciliant : même si leur rencontre remontait à plusieurs années, il le connaissait. Mais qu’une parfaite inconnue ose me toucher sans même s’être présentée dans une pièce chargée d’odeurs insolites…
La fermière cria, eut un large mouvement de recul et lorgna en direction du bébé assis à l’autre bout de la cuisine sur une couverture pliée en quatre. Le petit battit joyeusement des mains, répétant le mot « chat », totalement inconscient du danger.
Je posai la paume sur le fauve, le caressai et le priai de garder son calme. Il resta collé à ma hanche, bloquant partiellement l’accès à ma personne.
— Vous n’avez rien à craindre d’Aliésin, Maza, rassurez-vous.
L’intervention de Sinji ressemblait beaucoup trop à un vœu et la fermière serra davantage ma cape humide entre ses doigts. La réaction du fauve avait attiré l’attention sur moi.
— Ainsi c’est toi ? Le fils de Cédow ?
Le guerrier se pencha et m’observa. Avec le cou aussi proche d’Aliésin, juste à la bonne hauteur, je le sentais sur ses gardes, prêt à assurer sa propre sécurité au moindre mouvement. Alors qu’il me fixait sans retenue, ses yeux s’agrandirent un instant, comme sous l’effet de la surprise, mais il se reprit. La dénommée Maza profita de cet intermède pour s’éloigner davantage du fauve.
— Pas l’ombre d’un doute : j’ai l’impression de contempler un fantôme.
Il me tendit sa large paume d’un geste trop cérémonieux, mais non dénué de chaleur. Je ne ressemblais pas suffisamment à mon père pour m’entendre qualifier de spectre, et le terme, maladroit, me décrocha une grimace.
— Galnor, chef des gardes-mages d’Ethenne.
Après une brève hésitation, je lui rendis la politesse. J’aimais la franchise et la simplicité brute qui se dégageait de lui. En son absence d’Ethenne, pourtant, je me demandais qui commandait la garde. Mais je n’osais pas poser la question.
— Maylan-Jord.
— Je sais : j’ai connu ton père alors qu’il n’était pas beaucoup plus grand que le petit Yaden assis là-bas. J’espère que le sage te reconnaîtra : nous ne pourrions pas rêver meilleur Adjahïn qu’un enfant de la lignée de Torel.
Un frisson me parcourut des pieds à la tête et j’entrouvris la bouche avant de la refermer. Il aurait sûrement été malvenu d’avouer que j’étais loin de partager son espoir. Indulgent, il se redressa sans s’offusquer de mon silence.
On nous conduisit dans une autre pièce, plus étroite, plus intime. Sur la table s’étalaient plusieurs cartes et la jeune fille qui les consultait releva la tête. De très longs cheveux blonds ondulaient jusqu’au bas de son dos et un regard vif d’intelligence se tourna vers moi. Le temps suspendit sa course alors qu’un discret sourire étirait ses lèvres. Belle, mais aussi affûtée qu’une lame, elle quitta sa chaise et avança vers moi. Elle bougeait avec la grâce d’un chat, semblant à peine toucher le sol ou déplacer l’air autour d’elle. La jeune fille, que je devinai aussitôt sorcière grâce au noir caractéristique de ses yeux, m’offrit deux étranges signes de ses doigts élégants, en posant deux, tour à tour, sur son front et son menton avant de les pointer dans ma direction.
— Je suis Alaina-Siméana.
Il y avait une certaine autorité dans son ton, une force qui dénotait avec son apparence juvénile et sa voix claire.
— Féline, approuva le fauve en se frottant contre mes jambes.
— Maylan-Jord.
Son signe de tête me répondit tout autant que ses yeux rieurs, lui redonnant l’espace d’un bref instant son âge véritable. Elle regagna sa place alors que je restais planté dans le passage et Sinji dut m’entraîner par l’épaule pour que je reprenne contact avec la réalité. Il me tira un siège entre lui et le garde, un peu à l’écart de la jeune sorcière.
— Dis-moi, Galeb.
Le fermier s’éclaircit la gorge et grimaça.
— Ils sont arrivés à peine plus d’un jour après ton départ, nombreux : à croire qu’ils ont réquisitionné une partie des niou-hans du comté. Dès que nous avons entendu dire qu’ils avaient envoyé du monde écumer la forêt, nous t’avons fait parvenir du renfort, mais apparemment, ils ne t’ont jamais rejoint… C’est un certain Épée de Feu qui les dirige, et comme ils tiennent à rencontrer tous les enfants de plus de dix ans, il n’est pas bien difficile de deviner ce qu’ils recherchent. La question, c’est de savoir comment ils ont compris qu’il y avait un potentiel dans les environs et qu’il passerait bientôt par ici.
— Ça explique l’intérêt du passeur pour Maylan, répondit Sinji. Les niou-hans ont atteint la clairière avant moi. Cédow va bien, rassura-t-il aussitôt, mais c’est peut-être bien lui qui détient un début d’explication.
Il sortit de son vêtement la lettre que mon père lui avait écrite et la leur tendit. Un grand silence et d’intenses réflexions suivirent leur lecture avant que le garde ne prenne la parole.
— Ce n’est pas logique : si ces hommes voulaient Maylan, ils n’avaient aucun intérêt à ébruiter son existence et leurs soupçons sur sa présence dans les environs. De plus, leur échec prouve bien que Djénak avait raison : l’arbre a embrouillé leur esprit, les a détournés de lui. Ça aurait dû fonctionner aussi avec les niou-hans. Plus longtemps en tout cas.
J’avais du mal à suivre la conversation, à me concentrer sur autant de choses et de personnes à la fois. Trop accoutumé à un seul et unique interlocuteur, j’assistais, un peu perdu, à la conclusion de mon parrain.
— La protection d’Andoss a peut-être cédé progressivement, alors que Maylan se rapprochait du demi-âge…
Le fermier soupira, posa son doigt sur l’un des points de la carte.
— D’après mes sources, le groupe initial s’est scindé en trois à Zolar. Une partie est encore sur place, apparemment, vous en avez croisé en route et le reste est ici. Ils cherchent à encercler la forêt : le comté se transforme en un véritable filet.
Muet d’effroi, je m’accaparai la carte dès que le fermier la délaissa. En partant du centre de ma forêt, je retraçai l’itinéraire le plus logique de mon père pour rejoindre Ethenne. Son chemin passerait forcément par Zolar avant de traverser le désert. Ma main trembla.
— Non, dit le garde.
Il posa sa paume sur la mienne et nous ramena au point de départ. Autour de nous, les voix s’essoufflèrent.
— Nous avons étudié auprès du même maître et jamais Cédow ne prendra seul par le désert. Il évitera coûte que coûte les grandes villes et fuira Zolar comme il se doit.
Il guida mon index vers Lounia.
— Ce n’est pas le chemin le plus court, mais au moins, il arrivera à destination. Les montagnes de Marainés abritent une véritable fourmilière et il y restera caché jusqu’à la pointe est. De là, il longera la côte avant de remonter vers la forêt de Nélozis. Il la traversera en entier et fila à travers Limnah pour atteindre Ethenne.
Il me relâcha, sourit d’un air confiant.
— Il ne croisera pas les niou-hans, il arrivera sain et sauf.
— Et c’est pour t’en assurer que tu le rejoindras, Galnor.
La voix cristalline d’Alaina trancha avec celle beaucoup plus rude du garde. Ce dernier releva la tête, la dévisagea, mais lorsqu’il entrouvrit la bouche, elle lui coupa la parole et l’air se chargea en électricité.
— Par adoption, Cédow-Nars est aussi un membre de la famille royale et un conseiller dont Ethenne a dû se passer trop longtemps : nous ne pouvons pas nous permettre qu’il tombe entre les mains ennemies, surtout s’il s’avère être le père de l’Adjahïn.
La mâchoire du garde se serra et Aliésin gronda sourdement sur mes genoux.
— Ma mission est de te protéger.
— Je sais me défendre seule. J’aurai Sinji et je retrouverai mon parrain dans les montagnes. Cédow aura davantage besoin de toi.
Le garde se redressa, sa chaise racla contre le plancher et ses poings se crispèrent sur la table. Je frémis rien qu’en imaginant un tel regard braqué sur moi, mais elle, elle ne broncha même pas.
— De quel droit ! Tu n’es ni reine ni héritière et demi-âge depuis seulement quelques mois !
Parfaitement calme, Alaina se mit à jouer avec le couteau à la poignée entièrement gravée qu’elle détacha de sa ceinture. Elle le faisait passer d’une main à l’autre sous les yeux incandescents du garde.
— Tu n’es qu’une… maudite gamine insolente !
Elle se leva, totalement dénuée de colère, ferme, calme.
— Je suivrai Maylan-Jord et tu escorteras son père.
Comme pour donner un caractère définitif à sa décision, elle quitta la pièce en refermant doucement la porte derrière elle, coupant ainsi court à toutes protestations. Mais le garde ne l’entendait pas de cette oreille.
— Je te laisse gérer le reste, Sinji.
Il disparut à son tour et je repris enfin mon souffle.
Leur départ jeta un grand froid et me laissa des plus perplexe. Pourtant, Sinji et le fermier le prirent comme un comportement normal et conclurent que la jeune sorcière obtiendrait gain de cause. À ma sidération, ils commencèrent à établir les plans selon le souhait d’Alaina. Mais qui était-elle ? À quel rapport de force venais-je d’assister ?
Le fermier s’éclaircit la voix.
— Je vous ai préparé des vivres et Galnor pourra franchir le fleuve à cet endroit.
Il pointa les berges du Kézin à environ une journée à cheval de Karnag.
— C’est l’ancien bac. Il n’est plus en fonction depuis qu’un courant particulièrement dévastateur s’est mis à sévir sans qu’on ne puisse en déterminer la cause. Il était plus proche de la route de Jiféra, mais le danger a incité les passeurs à naviguer plus en aval. J’ai un voisin qui parcourt régulièrement la zone pour ses essaims. D’après lui, si on savait dominer la folie du fleuve, le bac serait toujours à peu près en état de fonctionner…
Sinji approuva, semblant juger comme minime, pour le garde, la menace pourtant clairement évoquée par le fermier.
— L’embarcation ne pourra pas porter beaucoup plus qu’un homme à cheval, mais si Galnor parvient à ne pas s’emmêler dans les cordages, ça devrait faire l’affaire. Mieux vaut ne pas repasser par le bac de Karnag si votre présence a déjà éveillé la suspicion.
Malgré mon maigre savoir, je ne pouvais qu’abonder dans ce sens-là.
— Il s’en sortira : l’eau, c’est le domaine de Galnor. Merci Galeb, pour tout.
— Pas de quoi, mais ne me laisse plus jamais ces deux-là : cette gosse à plus de tempérament qu’un cheval sauvage et lui, il le lui rend bien. Je crois que Maza est à deux doigts de les assommer avec ses poêles et pourtant, l’agitation, elle en a l’habitude.
Le fermier me tendit sa large paume ; avec tout ça, nous n’avions pas encore trouvé l’occasion de nous saluer.
— Ravis de te rencontrer, petit, et surtout, bonne chance.
Je grimaçai.
*
Je me sentais plus étranger que jamais, assis sagement à la place qu’on m’avait attribuée, perdu dans un flot de convives dont je ne retenais même pas les noms. Dix personnes : tout un pays pour moi. Que pouvais-je bien faire ici, au milieu de tous ces inconnus ? Aucun ne me ressemblait, mais je n’osais pas prendre la parole pour m’assurer de l’absence de lien. Dans ce brouhaha, de toute façon, personne ne m’aurait entendu. Je mangeai peu malgré une cuisine excellente et donnai presque tout le contenu de mon assiette à Aliésin. Il attirait les regards tout comme moi, sinon plus, il amusait les petits autant qu’il effrayait leur mère. Pourtant il ne grondait plus puisqu’on ne me touchait pas, et les jeunes éveillaient moins sa méfiance que leurs aînés.
Coincé entre Alaina qui m’observerait ostensiblement sans tenter de se faire entendre et le garçon rencontré au moment de notre arrivée, je m’exhortais à prendre mon mal en patience, plus sauvage encore que l’animal blotti entre mes bras. Quand une voix cria plus forte que les autres, je me tournai vers elle.
— Jad ! Tu veux bien aller nous chercher une autre bouteille, s’te plaît ? Emmène donc Maylan avec toi, fais-lui visiter un peu.
J’hésitais entre maudire le fermier et lui sauter au cou. Le gamin se leva avec un grand sourire, m’agrippa par le bras et m’entraîna à sa suite. Aliésin bondit sur mon épaule dans un grondement, je vis blêmir la fermière du coin de l’œil.
Je respirais mieux loin du tumulte et je mourais d’envie de m’appuyer contre le mur pour reprendre ma contenance. L’enfant ne remarqua pas mon soulagement, mais il lâcha enfin mon bras.
— Je m’appelle Ajad. Mais tout le monde, dit Jad, ça va plus vite.
— Maylan-Jord, « May ».
Il sourit de toutes ses dents et me tendit la main de la même manière que les adultes un peu plus tôt. La situation devait lui sembler parfaitement naturelle et ce geste, comme je le compris très vite, suffit à faire de nous des amis. Il m’indiqua le couloir, marcha à côté de moi dans la pénombre seulement chassée par sa bougie.
— Tu n’as pas l’air de ressembler à Alaina… Elle est comme ma grande sœur : elle fait la toute gentille, souriante et serviable, mais au fond c’est une peste. Je l’ai vue éplucher des pommes de terre pour se faire bien voir de ma mère. Tu le crois, ça ? Et le pire, c’est qu’elle savait faire !
Je ne compris absolument pas son étonnement. Pensait-il les sorciers incapables de leurs dix doigts ? En tout cas son opinion d’Alaina ne me rassurait pas pour la suite du voyage.
— Tu n’es pas un bavard…
Le rouge me monta aux joues, il eut la décence de ne pas se moquer. Nous arrivions à un coude et il en profita pour faire une pause.
— Dis, tu crois que tu l’es, l’Adjahïn ?
Je grimaçai et secouai la tête. Il eut l’air déçu.
— Peut-être que tu te trompes. J’aurais bien aimé l’être, moi : comme ça, je pourrais faire en sorte qu’Axim revienne et qu’on ait le droit d’être ami.
Face à mon regard interrogatif, il reprit sa route et expliqua :
— Axim c’est mon ami. Il a dû partir. Ils ont piqué tous les enfants avec une aiguille pour vérifier leurs yeux. Sa famille s’est sauvée juste à temps, mais je ne le reverrai sans doute jamais.
— Tu étais ami avec un sorcier ?
Que sa famille aide les nôtres me semblait déjà des plus surprenant, mais que lui-même fût capable de se lier d’amitié avec un ennemi naturel et rêve d’être l’élu pour le retrouver me sidérait. Il s’arrêta une nouvelle fois et salua ma première intervention d’un regard ravi.
— Il y a longtemps que j’ai compris qu’à part les yeux et la magie, il n’y a pas grand-chose qui change. Il venait souvent m’aider pour les corvées, Axim, et papa l’a même fait passer pour notre frère, un jour, pour échapper à une patrouille.
Décidément, la tolérance de ces nonmages frôlait l’exploit.
— Mon père et celui de Sinji, ils sont copains depuis avant ma naissance, mais moi je ne l’ai jamais vu, c’est vieux. Là, c’est la réserve.
Il se souvenait tardivement de sa mission et j’hésitai à tenter ma chance alors qu’il posait sa main sur la porte.
— Jad ?
Il se retourna aussitôt.
— Et ma famille à moi, tu la connais ?
— Ouais. Ton père, il passe presque tous les ans et il reste quelques jours avec nous. On lui donne des vivres, tout un tas de trucs et des courriers. En échange, on est toujours gâté : c’est un marché avec votre roi, mais je ne devrais pas en parler, c’est dangereux, surtout ces derniers temps.
— Et, ma mère ?
Son regard s’assombrit un peu, il venait de comprendre le but de ma question.
— Non. On ne l’a jamais vue, elle, et la seule chose que je sais, c’est qu’elle n’était pas d’ici. Désolé.
Il poussa la porte et ne mit que quelques instants à trouver l’objet de notre parenthèse. Le trajet du retour, bien plus calme, s’acheva rapidement, mais juste avant de rejoindre les autres, il s’arrêta une dernière fois.
— Dis, tu sais, que tu sois l’Adjahïn ou pas, tant pis. Mes grands frères, ils ont préféré devenir meuniers et tailleurs de pierre, alors un jour, c’est à moi qu’elle sera, la ferme. Si tu veux repasser ici plus tard, tu seras toujours le bienvenu.
Il me fit presque monter les larmes aux yeux, me réchauffa le cœur comme jamais depuis mon départ.
— Merci, Jad, je n’y manquerai pas.
Le bonheur sur ses traits en cet instant, jamais je ne l’oublierais.
Je regardai l’assemblée d’un nouvel œil après ça, et je réalisai sa richesse. J’avais cru que l’animosité entre nos deux peuples constituait une barrière presque infranchissable. Mais si je m’étais trompé, si nous pouvions nous côtoyer, nous parler sans nous détruire, nous entendre, devenir amis ; peut-être restait-il véritablement un espoir. Il existait au moins en Atharian, huit enfants nonmages capables de différencier la magie du mal, de reconnaître nos similitudes. Huit, mais pour combien d’autres ?
*
Au matin, Sinji me tira du sommeil et je me redressai en essayant de ne pas réveiller les garçons. Nous avions dormi tous ensemble, dans le même lit, et pour moi qui n’avais jamais vu d’autres enfants il s’agissait d’une première mémorable. Mon parrain mit son doigt sur sa bouche et je me frottai les yeux avant de me lever en chancelant.
— On va avancer un peu à l’aveugle le temps de dépasser Karnag, mais j’ai déjà envoyé Woln prévenir ton père d’attendre Galnor à Lounia. Ce sera plus calme après son départ.
Il me tapa sur l’épaule, fit jaillir une flamme bleu pâle au creux de sa paume pour éclairer notre chemin et m’entraîna au sein de la maison silencieuse.
— Je ne comprends pas vraiment… Il est censé la protéger et il semble sous ses ordres ; pourtant, il est quelqu’un d’important.
— Elle aussi, en quelque sorte. Cette fois c’est particulier, mais les conflits entre Alaina et Galnor ne datent pas d’hier : il a passé la moitié de son enfance à lui courir après.
— Le chef des gardes ?
— Elle est la fille du roi Korlim, Maylan. Je croyais que tu le savais.
Je m’arrêtais net, sidéré. Quel idiot, je n’y avait même pas songé ! Pourtant, je savais que le monarque sorcier avait une enfant, et mon père avait sûrement dû m’apprendre son prénom, mais la royauté magique était différente de celle des nonmages et je l’avais oublié. Voilà en tout cas qui expliquait une bonne part de leur relation, quoique… Bien que fille de roi, Alaina n’était ni princesse ni héritière, et cela n’avait aucun rapport avec son sexe. Ça n’avait pas d’incidence chez les sorciers : son statut aurait été le même si elle était née garçon et il ne lui donnait aucune autorité, du moins, pas pour l’instant. Ce serait le peuple qui élirait le successeur de monarque des magiciens, et parmi tous ces élèves, dont seulement un de ses enfants pouvait faire partie. Mais dans ce cas, comment se faisait-elle obéir du chef des gardes ?
— Je ne sais pas, même si ça a sans doute à voir avec ce couteau qu’elle manipule dès qu’il essaie de la remettre à sa place. Quelque chose me dit qu’il faudra attendre Ethenne pour espérer comprendre.
Nous quittâmes la ferme après maints aux revoir et remerciements. Une jeune fille s’était levée pour serrer une dernière fois Alaina dans ses bras, sûrement la grande sœur dont Ajad m’avait parlé. Savait-elle à qui elle faisait ses adieux ? Je comprenais mieux maintenant, l’étonnement de l’enfant quand il m’avait raconté que la jeune sorcière avait aidé en cuisine : ce n’était pas ainsi que les nonmages voyaient la fille d’un roi. Trop tardivement, je regrettais de ne pas avoir aussi tiré mon nouvel ami du sommeil pour lui dire un dernier au revoir. Je songeais au minuscule cheval de bois sculpté qu’il m’avait offert en gage d’amitié avec un sourire. Je l’avais rangé dans l’étui qui protégeait le portrait de ma famille, une place de choix pour mon trésor.
Le garde menait la marche et Sinji la fermait, ce qui me laissait à côté d’Alaina et de sa jument immaculée. La jeune sorcière se tourna régulièrement vers moi, mais impossible de parler dans ces conditions et j’aurais été trop intimidé pour dire quoi que ce soit. Silencieusement, nous nous élançâmes tous les quatre dans la nuit, coupant à travers champs pour contourner le hameau endormi.
Je croyais que le Galnor remettrait les chevaux au trot une fois le danger passé, mais au contraire, il maintint l’allure une bonne partie de la matinée. La pause nous permit seulement de manger, à Aliésin, de se dégourdir les pattes et aux animaux de souffler, mais très vite, nous reprîmes notre course effrénée. Le garde était méfiant, plus que Sinji : il prit soin d’éviter les chemins et les abords directs du fleuve, craignant que les sabots des bêtes ne tracent une piste trop évidente dans la terre humide. Il y gagna le respect d’Aliésin et se fit attribuer le surnom de « Chasseur », compliment immense venant du fauve.
Les regards que le garde jetait régulièrement en arrière, sans doute involontaires, éveillaient en moi un sentiment de menace et je m’attendais presque à voir surgir des uniformes à l’horizon. Efficace, mais plus rude que Sinji, il ne prenait pas la peine de nous préserver, et avec Alaina, je doutais qu’il en ait eu besoin. Mes yeux tombaient de fatigue quand il consentit à s’arrêter pour la nuit.
Un silence poli s’installa sur le campement, mais le garde le rompit en tentant une nouvelle fois de convaincre Alaina qu’il vaudrait mieux qu’il nous accompagne. Je ne compris pas tout de leurs échanges, mais le ton monta très rapidement et je me réfugiai auprès de Sinji.
Le garde dominait la jeune sorcière de toute sa taille et à sa place, je me serais liquéfié. Sa détermination à elle prenait pourtant le pas sur sa force et je me demandais lequel des deux m’effrayait le plus.
— J’informerai ton père qu’il s’agit de ta seule volonté et si tu rentres un jour, tu devras t’expliquer toi-même et lui restituer cet objet.
Il désigna le couteau à sa ceinture, elle sourit.
— Avec plaisir, Galnor. Mon père comprendra alors, comme toi-même, et il sera ravi d’avoir pu retrouver son frère sain et sauf.
Un léger doute traversa les yeux du garde qui se leva après un dernier geste rageur, et s’éloigna.
— Si un jour elle devient reine, me souffla Sinji, je crois qu’Ethenne a du souci à se faire.
Il lui faudrait sans doute dompter son caractère avant, sans quoi, il y avait peu de chance que la capitale la choisisse.
— Aller ! Au lit ! dit Sinji. Demain, nous perdrons un grand sorcier, mais nous gagnerons énormément en bien-être…
Je le regardai se diriger vers son abri d’un air incrédule.
— Ces deuxpas…
Tu as des phrases vraiment magnifiques pour décrire le paysage : j'ai vraiment beaucoup aimé le premier paragraphe.
Le trouble du garçon au milieu de tout ce monde montre à quel point il n'est pas habitué. C'est vraiment bien trouvé.
J'ai juste une petite remarque : parfois tu mets un article devant un nom propre comme dans "le Galnor" est-ce que c'est voulu ?
Alaina est... Alaina... J'avoue que je la déteste régulièrement, mais bon, on fait la paix. ^^
Je viens de le relire et c'est vrai que parfois, j'écris de jolies choses, quand même. Parfois... ^^
Merci. :) Là; c'est vraiment lui qui m'a guidé, j'avoue.
Ah non, ça, ce n'est pas voulu.... :'( Et mince. ^^