Chapitre 4 : Ysalis - Rencontre

Ysalis ouvrit les yeux sans souvenir s’être endormie. Dormir ici, sur la corniche ? Quel risque inconsidéré ! Il faisait très sombre. La lune brillait à peine derrière de lourds nuages annonçant la pluie. La pluie ? La moindre goutte d’eau rendrait la paroi glissante, interdisant le retour. Ysalis se redressa d’un bond. Elle cria en constatant que la paroi bougeait.

La forme sursauta et le bond la fit plonger dans le vide. Ysalis cria de terreur avant de constater que la forme lévitait aisément, ses deux ailes noires déployées la portant sans difficulté. Elle ressemblait à une énorme chauve-souris. La forme fit volte-face, prête à disparaître dans la nuit noire.

- Attends ! cria Ysalis.

La forme se figea. Un nuage remuant paresseusement dévoila une partie de la lune. Ysalis aperçut un jeune garçon, sûrement aussi âgé qu’elle. Il portait un short léger. Ses jambes et ses pieds nus pendaient vers le sol. Son haut noir ne couvrait que son torse, laissant visibles ses épaules, ses bras et ses mains. Le regard d’Ysalis passa rapidement sur le poignet droit du jeune homme qui lui révéla, sans surprise, un épiderme net : pas de marque. Il s’agissait probablement de la première sortie du jeune homme.

- Tu dois voler qui ?

- Rouge-Mathias, indiqua la forme sombre.

Logique. Un fin de ligne pour un débutant. Aucun garde dans ce coin. Acte facile. Pourtant, le jeune homme semblait hésiter. Si Mathias tombait sur le gamin, il n’en ferait qu’une bouchée. Tous les rouges étaient rompus à l’art du combat et de la chasse. Ainsi, le propriétaire n’avait pas besoin de garde contre une petite frappe. Il s’en occuperait très bien tout seul.

- Reviens demain soir, et je te donnerai ce dont tu as besoin, promit-elle.

L’aile noire la fixa intensément avant de plonger, disparaissant dans les ombres. Ysalis sourit. Elle rejoignit le dortoir et dormit bien cette nuit-là. Le lendemain, en fin d’après-midi, une trompe appela au rassemblement. Ysalis rejoignit sa place, à l’extrémité droite de la ligne de gauche.

- J’ai besoin de douze volontaires pour la réception de ce soir, annonça Yvan.

D’habitude, c’était quinze. Ils seraient moins nombreux, cette fois, pensa Ysalis en espérant qu’Yvan l’accepterait. Elle s’avança d’un pas, tout comme six travailleuses à sa droite.

- Ysalis ! gronda Églantine. Qu’est-ce que tu fais ? Recule immédiatement !

Ysalis ne lui accorda aucune attention, restant à sa place, se tenant le plus droit possible malgré la douleur qui lui cisaillait le ventre. Une des cinq marques, la plus profonde, refusait de cicatriser. Du pus en sortait. L’infection grandissait. Ysalis s’en fichait. Elle comptait sur sa forte constitution pour gagner cette bataille.

Églantine sortit du rang pour attraper Ysalis par le bras et la tirer en arrière.

- Lâche-moi ! s’écria Ysalis en se débattant, consciente de ne pouvoir gagner contre son aînée.

- Églantine ! Lâche-la et retourne à ta place ! gronda Yvan.

La doyenne se figea en tremblant.

- Je ne plaisante pas, prévint Yvan. Obéis, Églantine !

La doyenne lâcha la petite et retourna sagement à sa place, les yeux baissés dans une attitude soumise. Yvan se tourna vers Ysalis qui avait repris sa place, un pas en avant de celle de départ.

- Tu es volontaire ? Tu es sûre ? demanda Yvan.

Ysalis hocha la tête.

- Tu es consciente qu’une attitude parfaite est attendue lors de ces réceptions ? Tu devras servir avec déférence et docilité, ne jamais rien refuser à tout ailé présent.

- Je sais, dit Ysalis.

- Tu te comporteras correctement ?

- Oui, superviseur.

Il la déshabilla des yeux puis hocha la tête.

- Si c’est ce que tu veux… Tu peux y aller.

Ysalis sourit tandis qu’Yvan désignait dans la file à droite de la fillette les cinq travailleuses supplémentaires nécessaires parmi les non volontaires. Toutes acceptèrent sans broncher. Yvan s’éclipsa et les travailleuses s’égaillèrent dans les pièces voisines. Églantine se planta devant Ysalis.

- T’es une pute maintenant ? Tu me dégoûtes !

- Tu es consciente que les travailleuses offrent leur corps durant les réceptions ? intervint Amlis, les sourcils froncés.

- Évidemment qu’elle le sait, abrutie ! s’exclama Églantine. Tout ça pour un peu d’attention. Tu es pathétique, Ysalis. Va écarter les cuisses pour ses messieurs en quête de plaisir éphémère. Saisis l’occasion de te faire voir. Tu en crèves d’envie. Pauvre fille…

Églantine lui cracha dessus avant de s’éloigner.

- Pourquoi t’as fait ça ? demanda Amlis.

Ysalis leva le regard sur la travailleuse. À peine plus âgée qu’elle, elle était la seule à se préoccuper un peu d’elle, à lui adresser à peu près normalement la parole. Sa peau noire brillait au soleil. Ysalis la trouvait très belle, avec ses courts cheveux tout bouclés et ses lèvres pulpeuses.

- Ils ne demanderont pas mon corps, assura Ysalis. Je suis trop jeune. J’ai demandé parce que j’ai besoin d’air. Est-ce si surprenant que ça ?

- Je te souhaite d’avoir raison, murmura Amlis avant de rejoindre son poste.

Ysalis rejoignit les autres préposées à la réception. Les filles se préparaient, se lavant dans un bain chaud, se parfumant, se coiffant. Ysalis attendit patiemment qu’elles aient terminé avant de se laver à son tour. Elle passa la tunique bleue de service puis rejoignit ses compagnes.

- Viens, proposa l’une d’elle.

La travailleuse proposait une plastique superbe. Des seins rebondis, un ventre plat, des jambes longues et fines, elle ne devait avoir aucune difficulté à faire bander les ailés. Les travailleuses étaient sélectionnées selon des critères strictes. Ainsi, son visage ne montrait aucune dissymétrie. Le moindre défaut aurait condamnée la malheureuse à devenir une offrande aux dieux.

Ysalis s’approcha, désolée intérieurement de ne pas connaître son nom. Elle vivait pourtant là avant l’arrivée d’Ysalis. Les deux communautés ne se parlaient habituellement pas. Celle d’Ysalis jouissait de droit que l’autre ne possédait pas. Le principal étant que celles à gauche d’Ysalis n’étaient jamais choisies pour servir.

- Voici ton harnais. Tu vas devoir en prendre soin car il est à toi.

Nulle travailleuse n’était censée posséder quoi que ce soit de personnel. Ysalis prit l’objet avec circonspection. Des cordes pendouillaient. Qu’était-elle censée faire avec ça ?

- Je vais te montrer, dit la travailleuse.

Elle enroula adroitement les cordes autour du corps de la fillette, passant sur son dos, par-dessus les épaules, croisant sur le torse, revenant derrière pour passer entre les jambes, sur l’aine, de chaque côté avant de remonter.

- Aïe ! cria Ysalis alors que la travailleuse serrait le tout.

- Il faut bien le tendre, précisa la femme. Le moindre défaut peut briser tout l’ensemble et tu n’as pas envie de chuter de cette hauteur, n’est-ce pas ? Peut-être que le transporteur te rattrapera à temps, peut-être pas.

Ysalis frissonna.

- Le pire n’est pas une éventuelle chute, intervint une travailleuse plus âgée.

Ysalis l’estima proche de l’âge de fin de service. Le jour où cela se produirait, elle serait égorgée sur un autel divin. Cela non plus n’arrivait jamais aux travailleuses de la communauté d’Ysalis. Églantine avait largement dépassé l’espérance de vie maximale de l’une de celles-là. La jalousie exacerbait les tensions, qu’Yvan réprimait sévèrement. De ce fait, les deux communautés s’évitaient au maximum, créant une ambiance lourde mais sans heurt.

La vieille travailleuse, probablement appréciée pour son expérience, poursuivit :

- Le pire sont les brûlures dues aux frottements si la corde est trop lâche.

- Ou la paralysie, intervint une jeune femme au corps fin et aux yeux en amande.

Ysalis ouvrit de grands yeux.

- Si la corde se déplace, expliqua celle qui lui attachait son harnais, la traction peut te blesser. Parfois, un membre – jambe ou bras – ne répond plus. Il devient tout mou et refuse de bouger.

- Souvent, ça revient le lendemain.

- Parfois, ça ne revient jamais et c’est direction l’autel direct.

- Pas pour elle. Elle est privilégiée.

- Visiblement pas.

- Elle était volontaire !

- Je te parie combien qu’ils ne la toucheront pas !

- J’espère bien ! Regarde-la cette mocheté ! Encore heureux qu’ils nous préféreront à ça !

Ysalis écouta les échanges, muette, tétanisée. Elle avait l’habitude d’être rejetée des siens. Qu’elles aussi la méprisent la blessa profondément.

- Aïe ! cria-t-elle alors que la manipulatrice serrait encore un peu.

- Chochotte ! s’exclama une travailleuse.

- Ton ventre saigne ! se rendit compte la manipulatrice.

- C’est le fouet, expliqua Ysalis. Je ne suis pas encore guérie.

Un grand silence suivit la déclaration.

- C’est clair qu’ils ne la choisiront pas. Ils aiment les corps parfaits.

- C’est vrai qu’elles ont le droit au fouet, elles.

- C’est parce qu’elles sont désobéissantes. Des saletés même pas capable de suivre un pauvre ordre.

- Tu lui as fait quoi, à Yvan, pour le mettre dans une telle rage ?

- Je ne l’avais jamais vu aussi énervé !

- T’as dû mettre le paquet, ricana une travailleuse.

- Laissez-la tranquille, ordonna la manipulatrice. C’est qu’une gamine.

- Une saleté de rebelle. Yvan a eu raison de la punir sévèrement. Elle ne mérite pas mieux.

- J’espère que tu ne nous feras pas honte ce soir.

- Sinon, je te jure qu’on te le fera payer !

Ysalis secoua la tête sans pouvoir retenir les larmes sur son visage. Le harnais la blessait mais elle ne se plaignit pas.

- J’espère que tu as bien retenu comment j’ai fait parce que je ne compte pas te le mettre à chaque fois, prévint la manipulatrice.

- Parce que tu crois qu’elle se reproposera ? ricana une autre femme.

- Puisse-t-elle le faire. Ça évite ce labeur à l’une d’entre nous, rappela la manipulatrice.

Les travailleuses grimacèrent. Elles soupirèrent puis s’éloignèrent en bavardant, délaissant la nouvelle.

- Ça ira ? Tu sauras le refaire ? demanda la manipulatrice.

- Oui, assura Ysalis. Merci beaucoup.

La manipulatrice fronça les sourcils puis se redressa en haussant les épaules. Elle passa son propre harnais puis Ysalis la suivit jusqu’à l’esplanade centrale. Douze transporteurs attendaient.

Ces hommes et femmes aux ailes vertes, oranges, violettes ou mauves, étaient sélectionnés pour leur robustesse, leur endurance et leur force. Pour devenir transporteur, il fallait prouver être capable de voler en portant son propre poids sur une courte distance, en portant la moitié de son poids sur une longue distance et de s’envoler sans élan.

Ysalis imita les autres femmes qui collaient leur dos contre le torse d’un transporteur. La fillette s’approcha de celui qui restait. Il sourit en la voyant, probablement ravi de porter un poids plume comme elle. De gestes assurés, il lia son propre harnais à celui de la fillette. Celui de l’ailée était en cuir, avec des lanières fines d’excellentes qualités et des attaches légères mais solides en métal. Voilà qui devait être très confortable. Tout le contraire de ce filet de cordes rêches et agressives.

Premier vol.

Ysalis grimaça. Bramamm était de retour. La jeune fille aurait préféré qu’elle continue à bouder.

Et rater ça ? Aucune chance. Je me souviens de mon premier vol. Quel enchantement !

Le transporteur s’éleva d’un coup d’aile puissant. Ysalis hurla de terreur. Voir ainsi le sol s’éloigner, ne rien contrôler, subir les montées, les descentes, les virages.

- Arrête de bouger. Tu rends mon vol difficile. Calme-toi !

- J’ai peur ! hurla la gamine, les yeux révulsés.

- Je sais ce que je fais, assura le transporteur. Tu es légère. C’est très facile. Tu ne risques rien.

Ysalis s’accrocha à ce qu’elle put. Le transporteur ne lui tint pas rigueur de serrer sa chemise à s’en faire blanchir les phalanges. À peine arrivée, Ysalis vomit tout le contenu de son estomac sous le soupir désabusé du transporteur.

- Tu peux me lâcher, assura-t-il.

Ysalis ouvrit difficilement son poing, la main douloureuse.

- C’est atroce, geignit Ysalis.

C’est parce que tu subis. Je t’assure qu’il n’y a rien de plus merveilleux que de voler.

- Ysalis ! Service ! gronda Yvan.

La fillette se redressa pour se rendre compte que les travailleuses avaient disparu. Yvan lui désigna la direction à prendre. Il l’accompagna. Sur une terrasse à ciel ouvert, une douzaine d’ailés rouges bavardaient, riaient, échangeaient. Trois ailées bleues jouaient de la musique sur les abords.

- Tu apportes les verres et la nourriture. Tu fais en sorte que tous les invités aient toujours à boire et à manger. Les musiciennes font partie des gens que tu sers. Tâche de ne pas les oublier.

- Comment se répartit-on entre nous ? demanda Ysalis en observant les autres femmes.

- Elles vont rapidement changer de type de service, grimaça Yvan.

Ysalis constata que l’une des travailleuses venait déjà d’être happée par un invité.

- Tu vas avoir du boulot. Va et ne me déçois pas.

Ysalis hocha la tête. Elle attrapa un plateau et se promena habilement entre les fauteuils rembourrés, se déplaçant avec aisance et souplesse. Aucun verre ne tomba jamais. Aucune goutte ne fut renversée. Les invités ne lui accordèrent qu’une attention très limitée. Ysalis put servir nourriture et boisson en toute quiétude, un peu gênée d’assister à des actes sexuels un peu partout autour d’elle.

Certes, elle connaissait le principe de la reproduction et avait accès, via Bramamm et les autres, à quelques souvenirs d’actes sexuels mais rien qui ressemblât à ça. Les positions, les actes, les caresses, Ysalis ne put s’empêcher de s’empourprer à chaque regard.

Elle observa une rousse. La travailleuse faisait partie des désignées d’office par Yvan. Pourtant, elle souriait et semblait réellement heureuse d’être là. Ysalis reconnut être épatée. Les travailleuses faisaient un travail formidable. Tous les ailés rouges – uniquement des hommes - souriaient de contentement. Seuls des râles de plaisir montaient, entrecoupés de bruits de mastication et de boisson dévalant des gorges.

Alors que la lune était haute dans le ciel, Yvan passa de fille en fille, posant une main sur leur épaule et murmura quelque chose à leur oreille. Les travailleuses terminèrent leurs actions en cours puis s’éloignèrent, disparaissant avec grâce. Les invités prirent congés, un à un, avec discrétion. Yvan posa sa main sur l’épaule d’Ysalis et annonça :

- Fin de service.

- Par Ham’y’yel ! À boire ! réclama Mathias, le maître des lieux.

Ysalis s’apprêta à aller le servir. Yvan l’arrêta d’une main ferme sur le torse.

- J’ai dis : fin de service. Tu retournes dans tes quartiers. Ton transporteur t’attend.

- Mais il veut…

- Va-t’en, Ysalis, insista Yvan.

Ysalis observa Mathias. Le propriétaire des lieux se balançait d’avant en arrière. Le regard vitreux, il marmonnait dans sa barbe, lançant parfois des sons forts à une personne invisible. Ysalis comprit qu’il était ivre. Elle hocha la tête puis rejoignit l’esplanade. Son transporteur était seul et visiblement très mécontent d’être le dernier. Il la boucla avec lui sans tendresse.

- Soyez doux au décollage, s’il vous plaît, murmura Ysalis d’une voix tremblante.

- Je suis trop brutal ? grogna le transporteur. Soit. Voyons si tu préfères…

Il s’approcha du bord de la plateforme et sauta dans le vide.

- La chute libre ! s’écria le transporteur en explosant de rire.

Ysalis hurla de terreur. La plateforme des travailleuses se rapprochait à toute vitesse. Alors qu’elle se voyait morte, écrasée sur le sol, les fines ailes de peau orange se déployèrent, ralentissant la vitesse jusqu’à un atterrissage en douceur sur la plateforme réservée aux travailleuses. Ysalis vomit de nouveau tandis que le transporteur explosait de rire. Il la détacha de lui et s’en alla rejoindre sa propre maisonnée, laissant Ysalis au sol, sanglotant misérablement.

- T’aime pas voler, sale pute ? ricana Églantine qui l’attendait à l’arrivée. Fallait pas demander à servir. Au fait, inutile d’aller au réfectoire. J’ai donné ta part de nourriture à une travailleuse, une vraie, pas une qui écarte les cuisses pour ces connards colorés.

Ysalis se retrouva rapidement seule sur la plateforme. Elle retira le harnais qui la blessait puis rejoignit sa corniche d’intimité. Elle s’y blottit et pleurnicha.

- Ça ne va pas ? lança une petite voix.

Ysalis leva les yeux vers le vide. Une forme sombre à peine visible se découpait devant elle.

- J’ai ce dont tu as besoin ! s’exclama-t-elle en bondissant sur ses deux pieds, un immense sourire sur le visage, essuyant ses larmes d’un revers de la main.

De sa poche, normalement destinée à recevoir ciseaux, couteaux, fils, aiguilles, savons et brosses, elle sortit une broche représentant un dragon rouge. Les écailles de rubis et les yeux de diamant brillaient sous la lune.

- Comment t’as eu ça ? demanda-t-il, les yeux ronds.

- Son propriétaire était occupé ailleurs, lança Ysalis en haussant les épaules.

Mathias baisait avec fougue la travailleuse. Ysalis avait passé la soirée à être parfaitement invisible, servant avec discrétion. Son geste était passé totalement inaperçu. Nul n’aurait imaginé qu’une travailleuse volerait une broche. Qu’aurait-elle à y gagner ? Elle ne pourrait rien en faire et n’aurait nulle part où cacher son bien dans le dortoir commun où même posséder sa propre couche était interdit.

L’aile noire, toujours en vol stationnaire devant Ysalis, attrapa la broche en clignant des yeux.

- Pourquoi fais-tu ça ?

- Pourquoi pas ? répliqua Ysalis. Ça m’amuse. Je m’ennuie.

- Merci, dit l’aile noire.

- De rien. Je m’appelle Ysalis. Tu reviendras me montrer ton tatouage ?

L’aile noire la transperça du regard avant de s’en aller sans un mot. Ysalis grimaça. Elle n’aurait pas dû demander ça. C’était intime. Elle s’en voulut. Elle l’avait fait fuir. Elle soupira puis retourna au dortoir.

Le lendemain, Yvan la réclama dès le repas terminé. Venait-il se plaindre d’elle ? Un invité avait-il été insatisfait de son service ? Le transporteur était-il allé chouiner ? Yvan n’était pas seul dans son bureau. Un homme inconnu aux cheveux grisonnants l’accompagnait.

- Aya m’a dit que ta blessure au ventre saignait toujours, indiqua Yvan. J’ai fait venir un médecin pour toi.

Ysalis resta tétanisée de stupeur. Yvan sortit du bureau pour laisser l’aile jaune avec sa patiente. Bien sûr, dans la pièce, le médecin avait replié ses excroissances de peau fine sous sa tunique mais Ysalis savait que tous les guérisseurs du monde possédaient cette couleur d’aile.

- Montre-moi, proposa gentiment l’aile jaune.

Ysalis secoua négativement la tête en reculant. Montrer son ventre ? À ce médecin ? Surtout pas ! Il verrait… Il constaterait… Il comprendrait… Il la dénoncerait… Le médecin fit la moue avant de sortir. Ysalis colla son oreille à la paroi pour écouter.

- Elle refuse de soulever sa tunique pour me montrer sa blessure. Je n’ai pas le droit de toucher une travailleuse sans son consentement et encore moins de la blesser. Je suis déjà surpris que vous ayez cette permission.

Yvan savait. Il comprendrait pourquoi Ysalis refusait.

- Pouvez-vous réaliser un baume sans voir la blessure ?

- Oui mais il sera générique et pas adapté à son cas particulier.

- Faites au mieux. Si elle ne veut pas vous montrer son ventre, c’est son choix. Je n’irai pas à l’encontre de sa volonté.

- Comme vous voulez, répondit le médecin.

Ysalis soupira d’aise. Yvan la soutenait. La porte s’ouvrit et le superviseur lui fit signe de sortir. Le médecin tendit un pot en argile à la fillette.

- Trois fois par jour. Tu nettoies d’abord bien la blessure. Tu retires tout ce que tu peux. Ensuite, tu mets ça dessus, en grande quantité, ne lésine pas. Si ça ne va pas mieux dans deux jours, il faudra que je revienne et cette fois, Ousouk m’en soit témoin, il faudra que je vois de mes propres yeux.

Ysalis hocha la tête. Le médecin déploya ses ailes d’un jaune pur et s’envola, envoyant un souffle d’air tiède au visage de la jeune fille.

- Prends soin de toi. Tu dois être guérie dans deux jours, rappela Yvan avant d’entrer dans son bureau en fermant la porte derrière lui.

Ysalis ouvrit le pot et respira à pleins poumons.

C’est pas avec ça que tu vas enrayer l’infection.

C’est pas si mal.

Comme il l’a dit, c’est générique. Il faudrait rajouter de la calmédia et du gentymin. Là, ça aiderait.

- Je pourrais peut-être en demander à Yvan.

On ne trouve pas ces trucs-là dans les marchés classiques. C’est interdit.

Ysalis grimaça.

- Je peux en mettre quand même ?

Ça ne va pas te faire de mal, mais pas de bien non plus. C’est neutre. Par contre, continue à bien nettoyer la blessure et à faire sortir un maximum de pus.

Ysalis agit comme préconisé, nettoyant sa blessure avec soin mais sans mettre le baume, inutile de toute façon. Elle réalisa ensuite sa journée de travail. Lorsqu’elle croisa des travailleuses de sa communauté, « pute », « putain » et « sale pute » se rajoutèrent aux insultes habituelles. Ysalis laissa glisser. Ces mots-là ne l’atteignaient pas. Elle savait n’avoir fait que servir à boire et à manger. Elle doutait carrément que, même une fois devenue adulte, les ailés la touchent. Les travailleuses du sexe proposaient des corps et des compétences qu’elle ne possédait pas.

Les autres femmes ne lui accordaient pas plus d’attention. Elles l’ignoraient autant qu’avant. Ysalis se retrouva isolée. Elle écrivit de nouveau pour Yvan qui s’annonça satisfait. Ysalis avait envie de lui faire bouffer son fouet mais elle se savait impuissante et fit le dos rond, se promettant un jour d’obtenir sa vengeance.

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