Chapitre 5 : Arya - Priae

Arya lisait dans le jardin principal. Cachée derrière des arbustes, elle goûtait la paix de cet endroit. Le docteur Daryl lui répétait d’être invisible. Ici, nul ne pouvait la voir. Il se reposait après une opération particulièrement longue et difficile, menée par Samuel. Arya avait assisté les deux chirurgiens. Samuel avait fini par lui permettre d’entrer. Les apprentis et apprenties qu’on lui imposaient tournaient de l’œil, vomissaient, tremblaient, lui donnaient le mauvais matériel ou ne comprenaient tout simplement pas quand il parlait. Certains ne venaient même pas.

Arya, au contraire, était toujours à l’heure. Elle restait bien éveillée, répondait aux besoins des chirurgiens voire les devançait. Elle observait, écoutait, lisait, apprenait.

Les leçons avec Rouge-Géraldine avaient été rudes. La pure ne cachait pas son déplaisir de devoir enseigner à Arya, qu’elle considérait comme une impure. La rouge s’était montrée intraitable, intransigeante et exigeante. Arya avait connu des moments difficiles mais elle avait tenu bon pour finalement savoir lire et écrire en un temps record.

Désormais, c’était elle qui écrivait les rapports du docteur Daryl sous sa dictée. Elle se permettait même des propositions que le docteur étudiait sérieusement pour majoritairement les accepter.

Arya avait même eu le droit d’opérer elle-même : des travailleurs d’abord, pour se faire la main. Puis des impurs, sur des opérations simples et toujours sous haute surveillance. Les pures, elle n’avait pas le droit de les approcher. Lors des opérations de pures, Samuel grimaçait de déplaisir de la voir présente. Il ne pouvait cependant pas refuser. Ça serait priver le pur d’une excellente probabilité de réussite. Arya était un véritable atout.

Sauf qu’Arya portait toujours une tunique mauve et elle doutait de plus en plus d’avoir un jour le droit au violet. Elle n’était personne. Elle n’était même pas pure. Sans lignée, elle ne pourrait jamais accéder au titre suprême.

Elle n’en voulait pas au docteur Daryl de lui avoir donné cet espoir, pas vraiment. Après tout, il croyait sincèrement qu’elle l’obtiendrait un jour, que son talent lui offrirait la reconnaissance. Arya savait, au plus profond de ses tripes, que cela ne se produirait jamais. Elle garderait la tunique mauve toute sa vie. Elle soignerait des humains et des impures. Elle assisterait les chirurgiens reconnus sur les pures et cela s’arrêterait là. Jamais on ne lui confierait d’opérations cruciales.

Elle soupira. Ce n’était pas bien grave. Pouvoir vivre ici, à la clinique, dans ce cadre fantastique, boire de l’eau claire, manger à sa faim de la nourriture de qualité, soigner des gens qui n’avaient habituellement pas accès à des soins, cela lui convenait. Elle s’en satisferait très bien.

Des éclats de voix la sortirent de son livre et de ses pensées. Elle referma son ouvrage et se leva pour s’approcher de la source sonore. Sur la plateforme d’atterrissage, zone herbeuse coupée court et dénuée de chardons, se tenaient cinq rouges. Des soldats, vu leurs vêtements et leurs épées au côté. Quatre, debout, entouraient leur compagnon, allongé sur le sol, ventre à terre, les ailes grandement déployées s’étalant de part et d’autre de son corps.

Son dos se soulevant indiqua à Arya qu’il respirait. C’était déjà une bonne nouvelle. Elle ne voyait nulle trace de sang. Qu’avait donc le pauvre homme ? Arya s’approcha pour voir partir en courant une tunique mauve. Nul doute qu’il allait chercher un médecin. Ne voulant pas laisser ces tourmentés seuls, Arya s’avança.

- Bonjour, dit-elle poliment.

Elle n’avait pas le droit de regarder des purs, encore moins de leur dresser la parole. Quant à les toucher, c’était inimaginable. Cependant, elle sentait leur angoisse. Cela aurait été une faute impardonnable de laisser des patients seuls dans cette situation.

- Bonjour, répondit un des soldats.

- Qu’est-ce qu’il a ? demanda Arya.

L’homme la dévisagea puis répondit :

- Cela fait quelques temps qu’il se plaint d’une douleur à l’aile droite. Aujourd’hui, il est tombé en plein vol. Nous avons tenté de freiner sa chute mais il s’est quand même pris le sol de plein fouet. Nous l’avons porté jusque-là.

Arya s’accroupit devant l’homme allongé.

- Où avez-vous le plus mal ? demanda-t-elle.

- Je crois que j’ai dû me casser quelques côtes sous le choc, répondit l’homme qui haletait.

Qu’il puisse parler démontrait qu’il ne se portait pas trop mal.

- Je pense avoir une blessure au ventre car je sens du chaud.

Arya passa sa main entre le corps et l’herbe pour la ressortir rouge de sang. Ça, par contre, ça n’était pas bon signe.

- Mais ce n’est rien comparé à la douleur dans mon aile droite, indiqua l’homme. Ça lance ! Si j’essaye de la bouger, la douleur me paralyse et j’ai la nausée.

Arya essuya sa main sur son mouchoir avant d’observer la magnifique aile dépliée. Elle ne voyait rien de particulier. Tous les os étaient intacts et dans la bonne position. Aucun tendon ne semblait altéré. Elle caressait l’aile pour trouver la source du mal. Si Daryl ou pire, Samuel ! la voyait faire, elle serait privée de vol pendant une lune, peut-être même deux !

Voler, son seul plaisir, permis seulement la nuit, quand les couleurs disparaissaient, et seulement si Arya avait réalisé une bonne journée. Daryl était intraitable. Une mauvaise réponse, une attitude déplacée, un mot de travers et l’interdiction tombait. Réaliser ce diagnostic lui coûterait peut-être même une année entière de vol.

Elle s’en fichait. Elle détenait enfin la possibilité de montrer sa valeur. Et puis, sauver un pur ! Quelle fierté ce serait !

Sauf qu’elle ne trouvait pas. Cette satanée aile n’avait rien. Rien de rien. Arya remonta vers la jonction entre l’aile et le dos, au niveau de l’omoplate. Il grogna lorsqu’elle toucha la zone proche de la colonne vertébrale. Une alarme résonna dans l’esprit d’Arya. La palpation confirma sa supposition et elle blêmit.

- Ne bougez pas ! ordonna-t-elle. Ne bougez surtout pas ! Restez totalement immobile, le plus possible.

- D’accord, accepta le rouge. Pourquoi ? J’ai quoi ?

Elle ne pouvait pas le lui dire. Elle devait… minimiser, le rassurer, lui promettre que tout irait bien. Elle n’y arrivait pas. Il était en phase terminale. Il pouvait encore être sauvé mais la moindre erreur lui coûterait la vie.

La tunique mauve, un jeune homme proche de recevoir le violet, apparut, accompagné de son mentor.

- Bonjour messieurs, lança le médecin qu’Arya ne connaissait pas.

Elle n’avait jamais croisé d’autres résidents de la clinique que les trois chirurgiens – Daryl, Samuel et Esmeralda – et leurs apprentis et apprenties, partant en courant dès le temps de stage minimal atteint.

- Vous êtes blessé au ventre ! dit le médecin en voyant le rouge s’étalant sur l’herbe. Retournez-vous.

- Elle vient de me dire de ne surtout pas bouger ! répliqua le rouge, un peu perdu.

Le médecin leva les yeux sur Arya. Et voilà, finie l’invisibilité. Daryl allait la tuer, sans aucun doute. S’il ne le faisait pas, un prêtre s’en chargerait sur un autel dédié aux dieux.

- T’es qui ? demanda le médecin. Je ne t’ai jamais vu à la clinique.

- Arya, j’assiste le docteur Daryl, indiqua la jeune femme.

- Chirurgie ? s’étrangla le médecin. Et tu te crois capable de réaliser un diagnostic ? Reste donc dans ton domaine de prédilection et soigne-le une fois que j’aurai déterminé ce qu’il a.

- Il a le Priae, dit Arya.

- Le Priae ? répéta le médecin avant d’exploser de rire. N’importe quoi !

- En stade terminal, précisa Arya. Il ne doit surtout pas bouger sans quoi le…

- Le Priae n’est qu’une fable ! s’énerva le médecin. Cet homme se vide de son sang par le ventre. Il faut le soigner au plus vite. Retournez-le ! ordonna-t-il aux soldats.

La tunique mauve disparut de nouveau. Arya n’y prêta pas attention. Elle se tourna vers les gardes.

- Vous êtes des patrouilleurs, n’est-ce pas ? lança Arya. Vous volez souvent au-dessus des marécages et il y a trois lunes environ, votre compagnon s’est retrouvé au sol.

- En effet, dit un des quatre soldats. Alors que nous patrouillions, nous avons cru voir un ailé noir au sol, très proche de la cité. Rouge-Bastien est allé voir. C’était un piège. Les ailes étaient fausses mais elles encadraient un crocodile. Rouge-Bastien a été saisi à la jambe. Nous avons tué l’animal mais Rouge-Bastien a bien failli y perdre la jambe droite. Une chirurgienne de la clinique l’a sauvée. Comment pouvez-vous le savoir ?

- Elle était présente lors de cette opération ! proposa le médecin.

Arya ne se souvenait pas avoir assisté aux soins aux jambes d’un rouge trois lunes plus tôt. De plus, elle n’assistait jamais Esmeralda, la chirurgienne préférant travailler seule.

- Non, dit Arya. Je n’ai jamais vu cet homme. Rouge-Bastien s’est donc retrouvé les jambes blessées plongées dans l’eau des marais ? C’est là qu’il a attrapé le Priae.

- C’est quoi, le Priae ? demanda le blessé.

- Ça n’existe pas ! répéta le médecin.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda le docteur Daryl en apparaissant aux côtés de la tunique mauve.

L’apprenti sentant la colère de son mentor était allé chercher celui d’Arya.

- Arya ? gronda Daryl en constatant la scène.

- Votre apprentie me tient tête ! s’exclama le médecin. Cet homme est blessé au ventre. Il doit absolument se retourner afin que je puisse…

- Il ne doit surtout pas bouger ! insista Arya, coupant ainsi la parole au médecin.

Tout le monde frémit. Le médecin lui lança un regard explicite : il lui aurait volontiers arraché la langue.

- Il a le Priae ! En stade terminal ! Il faut l’opérer de toute urgence. Sa blessure au ventre attendra.

- Le Priae ? répéta le docteur Daryl.

- Douleur à l’aile droite telle qu’il a perdu le contrôle. Il s’est écrasé. Il y a trois lunes, il s’est retrouvé blessé dans l’eau des marais, résuma Arya.

Le docteur Daryl frissonna. Il s’accroupit près de Rouge-Bastien et apposa ses mains au même endroit qu’Arya, entre l’omoplate droite et la colonne vertébrale.

- Il faut immédiatement l’amener en salle d’opération, en conclut le docteur Daryl. Il ne doit surtout pas bouger. Portez-le avec le plus de douceur possible. Je vais aller me préparer. Arya, va chercher Samuel. Il doit être en train de dormir alors réveille-le. J’ai besoin de lui.

- Je peux terminer, se proposa Arya.

- Va chercher Samuel, ordonna Daryl en hachant ses mots.

Arya s’inclina puis partit en courant vers le bureau du docteur. Son apprenti du moment regardait vivre quelques coccinelles, son livre loin de lui. Comment pouvait-on ainsi perdre son temps ? Arya ne comprenait pas.

- Il dort ! prévint l’apprenti mais Arya entra tout de même.

- Docteur Samuel ?

Il grogna dans son hamac. Ses ailes jaunes pendaient de part et d’autre, magnifiques, légèrement scintillantes. De vraies beautés. Arya les voyait pour la première fois.

- Docteur Samuel ? Le docteur Daryl vous réclame. Une opération en urgence ! Un rouge a le Priae. Le docteur Daryl a besoin de votre assistance.

Samuel ouvrit péniblement les yeux.

- Arya ? ronchonna-t-il avant de ranger ses ailes et de sauter hors du hamac.

Il lui lança un regard noir. Il n’appréciait pas du tout qu’elle ait pu les voir. Elle ne comptait pas s’excuser.

- Le Priae ? Vraiment ?

Arya hocha la tête.

- Nous n’avons pas vu ce truc depuis des siècles ! Je croyais que c’était une légende. Enfin, nous allons vite savoir si les rumeurs sont vraies ou pas. Daryl, tu fais chier.

Il sortit, Arya sur les talons.

- Tu restes là, ordonna-t-il à son apprenti avant de partir vers la salle d’opération.

Daryl était déjà prêt à leur arrivée. Arya et Samuel se préparèrent, prenant soin de se laver et de passer des blouses propres. Lorsqu’ils arrivèrent près de Daryl, Rouge-Bastien, profondément endormi, était déjà ouvert avec précision le long de sa colonne vertébrale.

- Il existe vraiment ! s’exclama Samuel. C’est ignoble !

Arya confirmait. Des trucs moches, elle en avait beaucoup vu en chirurgie mais ce scolopendre d’un blanc immaculé le long de la colonne vertébrale de ce patient faisait froid dans le dos. Vu sa taille, il était presque mature. Rouge-Bastien n’aurait pas passé la nuit.

Arya observa les trentaines de pattes agrippées à l’os. Sa tête restait cachée, bien à l’abri dans la chair. Il fallait le faire sortir. Pour cela, rien de plus simple : il suffisait de caresser son dos de la main. Le scolopendre se défendrait en mordant. Pour ce faire, il sortirait de son trou et il suffirait à l’appât de tirer doucement. Le scolopendre se détacherait de la colonne vertébrale. Il ne resterait plus qu’à le tuer pour libérer la proie, puis à refermer Rouge-Bastien.

Arya observa Daryl. En charge de l’opération, c’était à lui d’offrir sa main au parasite. Pourtant, il ne bougeait pas, restant pétrifié. Arya sentit que Daryl ne le ferait pas. La douleur de la morsure du Priae était réputée absolument atroce. Elle entraînait une paralysie de la main et du bras. Certains s’en remettaient. D’autres jamais.

Arya leva les yeux vers Samuel. Il était clair que ce chirurgien au sommet de sa gloire ne prendrait aucun risque. Le Priae remua, preuve qu’il allait frapper. Dans un instant, il remonterait le long de la colonne pour enfoncer ses crocs dans le cerveau de sa victime, le plongeant dans une douleur sans nom, permettant au scolopendre d’en prendre le contrôle. L’ailé se rendrait dans les marécages, dans le meilleur lieu de reproduction pour un Priae, et se suiciderait. D’habitude, le Priae s’attaquait à des crocodiles, des ratons laveurs, des ragondins voire parfois des cerfs ou des buffles venus boire un peu trop loin dans les marais. Tomber sur un ailé était une aubaine pour lui.

Arya prit sa décision en un instant. Elle caressa le dos du Priae. Se sentant menacé, il se contorsionna, son corps se mouvant avec une facilité déconcertante, et en un clignement d’œil, il se trouva face à sa proie et lui sauta dessus.

Arya n’avait jamais ressenti une telle douleur. Un instant, elle fut paralysée.

- Arya ! Recule afin qu’il se décroche complètement de Rouge-Bastien !

La jeune femme n’aurait su dire si Daryl ou Samuel venait de prononcer ces mots. Elle tomba à genoux et s’effondra sur le sol, l’esprit en miettes, des charbons ardents dans les poumons, de la lave parcourant ses veines.

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