CHAPITRE 40
Extraits du Journal de Greg
Retranscrit ultérieurement.
29 août - 2:39 PM
Je n’en reviens pas. Max vient de me quitter en coup de vent.
J’ai appelé Tanner. Il ne m’a pas posé de question. En fait, je l’ai senti soulagé de ne pas avoir à venir. “On s’appelle plus tard, je suis à la bourre”.
Me voilà devant la table où les clefs de Max, les quittances de loyer et les carnets de vaccination des chats sont étalés.
Tempête intérieure. Impossible d’agir, de bouger presque.
Je sais à présent que, pour sortir de cet engourdissement, j’ai besoin d’identifier les émotions, les sentiments en moi.
Être en contrôle.
Faisons la liste.
Je suis en colère. En colère contre Max. Elle me jette dans ce monde inconnu, où des êtres semblables à des humains sont immortels.
Il me faut deux jours pour réaliser qu’elle n’est pas folle. Pour affirmer ma foi dans notre relation malgré tout.
Et elle me plante là. Je ne comprends pas.
Pourquoi ne m’a-t-elle pas prévenu que je devais garder le silence sous peine de la voir disparaître ?
Je ne connais pas les règles du jeu de son univers. Et elle a disparu sans me les apprendre.
Je suis aussi en colère contre moi. Pourquoi cette hâte à intervenir dans ce qui est, avant tout, le passé de Max ? J’aurais dû la convaincre, en plusieurs jours si nécessaire, au lieu d’agir à sa place.
Je suis un imbécile. Je dois tenir ça de mon père, cet inconnu, le Jamaïcain imbécile comme ma mère l’a appelé.
[A examiner plus tard : ma dispute avec Katherine la semaine dernière quand je lui ai dit que j’avais fait des recherches sur ses années de lycée sans voir de Jamaïcain dans sa classe. Elle m’avait dit que c’est comme ça qu’ils s’étaient rencontres. Elle était furieuse. “Ça ne te regarde pas, de toute façon." J’ai répondu : "Ça me regarde, c’est mon père." Elle : “tu as eu un père, mon père, Paul. Et mon frère, ton oncle, Georges. Deux pères. Qu’est-ce que tu veux de plus ?” On ne s’est pas bien quittés.]
J’ai peur. Peur d’avoir perdu Max définitivement.
Peur de me retrouver seul avec les deux chats, et tout le silence du monde, face aux reproches que je me fais à moi-même.
Reproches d’avoir causé le départ de Max.
Reproches de ne pas avoir protégé Jackson - alors que j’aurais pu être à ses côtés quand il a été attaqué.
Tout ça pour une soupe que je ne lui ai pas apportée. Il est mort de ma mesquinerie.
Le problème, c'est que je ne peux pas me faire confiance. Je fais un pas dans la bonne direction, et trois pas de travers.
J’ai besoin de parler à quelqu'un. Pas de la famille, mais proche. Ce silence, cette maison vide, j'étouffe.
4:30 PM.
Je suis allé voir Libby. Elle a ri d’un air gêné en répondant au téléphone. Vendredi est son jour de congé à elle aussi. Elle a souvent insisté sur l’importance du Sabbat. Quand je lui ai demandé si on pouvait parler, elle a admis qu’elle était à l'église. “Prise sur le fait”
Elle m’a dit de venir la rejoindre.
J’ai marché jusque-là. (Max a pris la voiture.)
Libby derrière son bureau. L'église est presque vide - vendredi est le jour de congé de beaucoup d’entre nous, qui travaillons le dimanche. Elle m’explique qu’elle ne travaille pas “vraiment”, elle lit un livre - un roman. Amy est à l’agence et Libby n’a pas envie d'être seule chez elle.
Je comprends ça.
Je m'assois en face d’elle, je commence à lui parler des révélations de Max, certain qu’elle va rire, ou montrer sa compassion devant ma crédulité, mais pas du tout. Elle se lève, s’assure que la porte de son bureau est bien fermée, et s’assoit en face de moi, sur l’autre chaise. Son visage est grave.
- Max dit vrai. J’ai rencontré quelqu’un comme elle en Ethiopie.
Soulagement immédiat. Pas besoin de la convaincre. Je lui raconte nos échanges, comment ma conviction a évolué, mon déjeuner avec ma grand-mère, et puis le jogging.
Libby sourit avec compréhension.
- Tu as fait une projection sur ce détenu français, on dirait… Tu t’es imaginé à sa place. D'après ce que tu me dis, il a avoué. A-t-il des remords ?
Je n’en suis pas sûr, à vrai dire. S’il a avoué, c’est qu’il regrette, je suppose ?
Je lis une inquiétude croissante sur son visage quand j’en arrive à mes appels téléphoniques. Puis la consternation quand elle apprend le départ de Max.
- Elle est partie quand ? me demande-t-elle aussitôt, en saisissant son téléphone.
Sans attendre ma réponse, elle l’appelle, puis me tend l’appareil pour que j’entende moi aussi le message indiquant que le numéro n’est plus attribué.
- Elle a jeté sa carte SIM ! déclare-t-elle. On ne peut plus la joindre.
Je regarde mon propre téléphone, toujours pas habitué à en avoir un. Je découvre un petit symbole sur l'écran.
- Elle m’a envoyé un message ! Une photo.
Nous découvrons ensemble la voiture dans le parking de l'aéroport. Max a dû l'envoyer pour que je la retrouve plus facilement, avant de jeter son téléphone - enfin la carte du téléphone. C’est compliqué ces trucs.
- Tu savais qu’elle allait à l'aéroport ? demande Libby.
- Oui… Je… Elle m’a dit…
Elle se met à crier. Je ne l’ai jamais vue en colère comme ça.
- Il fallait m’appeler ! M’appeler tout de suite ! Je serais allée à sa rencontre, à l'aéroport ! Je l’aurais coincée là-bas !
Quelques minutes plus tard, nous sommes dans sa voiture, direction Seatac. Je la regarde du coin de l'œil. Elle murmure des choses - pas en anglais, en Oromo peut-être ? Elle a vécu deux ans en Ethiopie et le parle couramment.
Et puis elle soupire et me dit qu’elle regrette de s’être emportée.
Elle explique qu’elle n’est pas neutre dans cette histoire. Amy est comme murée dans son deuil, ses amis se tiennent à distance, tous sauf Max. Et elle est toujours apaisée après avoir vu Max.
- Alors si je dois lui annoncer que Max a quitté la région… voire le pays…
C’est à mon tour de lui présenter des excuses pour la placer dans cette situation. Elle m’interrompt, me dit que tout ça, c’est de la faute de Max, pas la mienne. Max aurait dû m'informer, me prévenir. C’est elle qui a créé tout ce problème et ensuite, bien obligée, a dû laisser tout le monde en plan.
Je lui demande de m’expliquer sa fuite.
- Ce petit nombre de gens comme elle doivent rester totalement ignorés, anonymes, dit-elle en zigzagant entre les voitures sur l’autoroute à une vitesse alarmante. C’est ce que cet homme, en Ethiopie, m’a expliqué. Ils vivent dans la crainte d'être découverts, emprisonnés et soumis à des expériences médicales, pour trouver l’origine de leur longévité. Et si ça arrive à l'un d’entre eux, tous ceux qu’il connaît sont en danger. Il sera forcé, avec du pentothal au besoin, de donner les noms des autres. Ceux qu’il connaît. C’est le cauchemar de ces gens-là.
Un souvenir émerge… Max a parlé de quelque chose comme ça, juste avant son départ. Je ne sais plus.
Arrivés dans le parking, nous trouvons la voiture sans encombre. Libby se gare à proximité et m'entraîne dans l'aérogare. Je découvre que l’on ne peut plus marcher jusqu’aux portes d’embarquement. Les voyageurs passent par un contrôle de leur passeport et bagages à main, puis poursuivent seuls leurs parcours. On ne peut plus les accompagner. J’ai vécu le 11 septembre 2001 de ma cellule, je n’avais pas réalisé tous ces changements.
Nous ne voyons Max nulle part, mais se trouve-t-elle encore à l'aéroport, prête à monter dans un avion ? Libby prend une décision rapide.
- Je connais quelqu’un qui travaille ici et pourra m’aider. Mais il faut que je le voie seule. Au besoin, j'achèterai un billet pour passer la sécurité. Rentre chez toi. Je te tiens au courant.
J'obéis. Je suis encore dans la stupeur. Libby m’appelle quand j’arrive à Tacoma. Je me gare sur le bas-côté et décroche. Max a pris un avion pour le Japon qui décollait à peu près au moment où nous arrivions à Seatac. Nous l’avons ratée.
Libby cherche à me réconforter. Elle assure qu’on va trouver un moyen de la contacter.
Je suis effondré. Je passe en revue toutes mes actions de ces dernières heures et je suis accablé.
Je me suis arrêté dans un Starbucks pour continuer à écrire et retarder le moment de revenir dans la maison vide. Mais je n’ai plus d'échappatoires. C’est le moment d’assumer.
Plus tard
En entrant dans la maison, j’entends des voix, une conversation. Max est-elle revenue ? Avec quelqu’un ? Un homme ? La conversation, qui semble joyeuse et dynamique, provient de notre chambre. Je m’y rends, dans un état d’incrédulité complet.
Je pousse la porte de la chambre. Je n’imaginais pas, après les deux derniers jours, que je pourrais encore tomber des nues, mais si.
Deux jeunes hommes asiatiques, totalement nus, sautillent, plaisantent, rient. L’un d’eux, plus petit et plus jeune, a un bras en écharpe et des tatouages colorés sur son torse. Il saute sur le lit en riant comme un enfant puis, alors qu’il fait un dernier bond pour retourner à terre, il m'aperçoit. Son rire se transforme en un glapissement de surprise. Il essaie de dissimuler son pénis avec sa main valide et court jusqu'à la salle de bains.
L’autre se tourne vers moi. Lui aussi perd son sourire, son visage exprime surprise et contrition. Mais contrairement à son compagnon, il ne semble nullement gêné d'être nu. Il s’avance vers moi.
- Vous devez être Greg, dit-il, sans trace d’accent étranger.
Il tend son bras vers moi et nous nous serrons la main. Je ne réponds pas. Je suis sans voix. Il poursuit :
- Pardon pour cette invasion ! Nous ne sommes pas dans notre état normal. Il nous est arrivé… Enfin, nous sommes très soulagés d'être ici. Xavier… Max est avec vous ?
Il regarde par-dessus mon épaule, comme s’il espérait l’apercevoir dans le couloir.
- Non, Max n’est pas avec moi ! dis-je avec humeur. Je pensais qu’elle était avec vous ! Ou sur le point de l’être ! Elle est retournée au Japon.
Akira - car je devine que je suis en présence “du frère” - me regarde stupéfait.
- Oh oh… dit-il à mi-voix.
Il se lance dans une longue phrase destinée à expliquer la situation au petit jeune dans la salle de bains. Lequel pousse à nouveau un cri. Akira me demande des précisions sur le départ de Max.
- Elle est dans l’avion qui a décollé cet après-midi, dis-je sombrement.
Akira regarde son poignet, réalise qu’il ne porte pas de montre, reste songeur un court instant et me dit :
- Retrouvons-nous dans quelques minutes en bas, près de la cuisine. Nous pourrons mieux réfléchir.
C’est la première fois qu’on me donne rendez-vous à l'intérieur de ma propre maison.
Je suis assis sur un des hauts tabourets. Les deux intrus, cette fois vêtus de jeans et T-shirts, leurs cheveux attachés en man-bun, descendent me rejoindre.
Tous deux ont une expression grave et, arrivés à trois pieds de moi, ils s’inclinent dans un mouvement identique. Le petit jeune prend la parole en bon anglais, exprime ses profonds regrets et des excuses très élaborées. Puis il se tait, et Akira y va de ses propres excuses. Il remarque sans doute mon expression car il s'arrête au milieu d’une phrase.
- En résumé, nous sommes très désolés.
- Ok, ok. Mais comment êtes-vous entrés dans la maison ?
- Max m’a donné les clés lors de sa visite. Nous faisons toujours ça. Elle a les clés de notre maison à Tokyo. Donc elle ira sans doute chez nous après avoir atterri. Elle ne trouvera personne - sauf peut-être les tueurs à gages qui nous ont attaqués.
- Oh.
Voilà, maintenant j’apprends que j’ai fait fuir ma fiancée vers des assassins professionnels.
- Ils ne vont pas la supprimer, assure Akira. Ils ne la connaissent pas, ils n’ont pas d’ordre la concernant donc aucune raison. Mais ils vont peut-être lui poser des questions sur nous. Ce ne sont pas des diplomates pleins de tact…
- Ils risquent d'être désagréables ? violents ?
Akira fait une petite grimace.
- C’est pour eux que je suis inquiet, précise-t-il. Max est une guerrière. Elle risque de leur faire mal. Je ne veux pas qu’elle aille en prison.
J’ai la tête qui tourne.
- Que faire, alors ?
Son compagnon vacille. Akira l’attrape par son bras valide, l’aide à s'asseoir devant la table. Je remarque sa pâleur.
- Vous voulez un verre d’eau ? Ou…
Akira intervient. Il pose sa main sur la joue du jeune, puis se tourne vers moi.
- Puis-je me servir de votre cuisine ?
Apparemment, c’est accès libre pour batifoler nu dans ma chambre mais il faut mon autorisation formelle pour approcher l'évier de la cuisine. Bon. Je donne mon accord.
Comment s’appelle-t-il, ce garçon qui souffre ? Max m’a parlé de lui mais son nom m'échappe. Il me fixe. Je m’assois près de lui :
- Je vois bien que vous passez un mauvais moment. Je suis désolé.
Il hoche la tête lentement et saisit ma main, la serre, comme pour avoir un soutien face à ce qu’il endure. Il ne me lâche pas, même quand Akira pose un verre d’eau devant lui avec des comprimés. Je demande :
- Ça va suffire ?
- Oui, c’est efficace, assure Akira. Quand Katsumi sautait sur le lit, tout à l'heure, il était en pleine forme, vous avez vu…
Katsumi ! Voilà le nom que j’avais oublié. Lequel Katsumi fait une petite grimace à ce souvenir.
- Je n'étais pas ‘en pleine forme’ ! J'étais ivre… Je le suis toujours. Il faut bien le dire, ça aide. Mais je n’aurais pas dû faire ça… Déjà, ce n’est pas mon lit…
Repentant, il tapote ma main et poursuit :
- J’ai été puni, ça n’a pas arrangé mon épaule…
- Je suis ivre, moi aussi, ajoute Akira. Mais je n’ai pas sauté sur le lit.
- Tu tiens mieux l’alcool que moi, soupire Katsumi.
- Ce n’est pas plus mal, sinon, je serais agrippé à l’autre main de Greg…
Ils sourient. Il faut revenir aux choses sérieuses, Max et les tueurs à gage. Je les ramène doucement vers leur venue aux USA.
- Donc, vous êtes ivres… souvent ? Ou vous aviez une raison spéciale ?
Les deux hommes échangent un regard. Akira prend la parole.
- Max vous a raconté, un peu, les antécédents de notre relation ? Le père de Katsumi…
- Oui, elle m’en a parlé. Vous vous êtes fait tabasser…
- C’est ça. Et menacé de mort si je restais avec Katsumi. Menace qui s’est concrétisée… hier ? Il y a deux jours… Nous marchions dans la rue tôt le matin, Katsumi les a vus avant moi. Il s’est interposé. Il a pris la balle qui m’était destinée.
Sans le regarder, il passe la main dans les cheveux de son compagnon, et reste silencieux un moment.
- C’était de la folie, évidemment, de faire ça, poursuit-il. Moi je cicatrise en un clin d'œil. Lui peut mourir en un clin d'œil.
- J’avais prévenu mon père, commente sombrement Katsumi. Si Akira meurt, je meurs.
Moment de silence. Je me lance.
- Vous êtes sûr que c’est votre père, le coupable ?
Ils échangent à nouveau un regard.
- Pouvez-vous élaborer ? demande Katsumi.
- Je pense simplement que… attaquer Akira est contre-productif si cela signifie votre mort. Et vous l’avez prévenu. Votre père espère vous voir rejoindre son entreprise, sa famille, je crois ?
Katsumi a un sourire étrange, peut-être dû aux calmants aussitôt avalés qui commencent à agir.
- Vous avez un autre suspect ? dit-il doucement.
- Je pense à votre sœur… Max m’a parlé d’elle. Votre sœur a pu chercher à vous faire disparaître. Elle a plus de raisons que votre père…
[A réfléchir plus tard : je ne sais pas qui est mon père, et vu l’attitude de ma mère, je ne le saurai jamais. En présence d’une histoire qui n’a rien à voir, qu’est-ce que je fais ? Je prends la défense du père…]
De nouveau, ils se regardent.
- Oui, nous avons pensé à Nobuko, admet Akira. D’autant plus que nous avons su, une fois Katsumi à l'hôpital, que la menace n'était pas levée. Nous avons des gardes du corps, ils n'étaient pas avec nous ce matin-là, mais ils nous ont rejoints. Ils ont toujours de très bonnes sources d’information. Ils nous ont prévenus. On est devenus un peu parano. Chaque fois qu’un médecin entrait, ou qu’une infirmière venait faire une injection, je craignais le pire - un assassin ayant revêtu une blouse blanche, par exemple, pour administrer une piqûre empoisonnée à Katsumi ou, à moi, par surprise à travers mes vêtements…
- Oh, moi je n'étais pas du tout parano, j'étais dans les vaps…
- C’était trop dangereux de rester… On a quitté l'hôpital en catimini, direction l'aéroport, pas d’escale. Nos protecteurs nous ont amené une valise - on n’est jamais retournés chez nous - et nos passeports. On a sauté dans le premier avion disponible - destination Seattle. On s’est dit : signe du destin. Et j’avais les clefs de Max… Bon, pendant le vol, Katsumi souffrait, moi j'étais sous le choc de ce qui venait de se passer, on s’est un peu défoulés sur les cocktails. Et nous voilà. Soulagés d'être en vie, et pas très sûrs d’avoir compris qui était la cible de ces attaques. Lui ou moi. Ou les deux…
Akira me demande la permission de s'occuper du dîner. Il est très à l'aise dans la cuisine, inspecte le congélateur et y trouve une sauce tomate mijotée par Max, quelques instants plus tard, il a un paquet de spaghetti à la main. Il va chercher des feuilles de basilic dans le jardin.
- Vous êtes déjà venu ici ? lui dis-je. Vous semblez savoir où tout se trouve…
Il sourit en mettant une casserole d’eau salée sur le feu.
- Je ne connais pas la cuisine. Je connais la cuisinière… Elle a ses habitudes…
Après le dîner, nous parlons de la nuit à venir - je les convaincs de rester dans notre chambre. Je n’y dormirai pas sans Max de toute façon, même en leur absence.
11 PM
Assis à mon bureau, dans ma petite chambre… L’endroit où je me sens le plus moi-même, en somme. La chambre à coucher appartient à Max, elle l’a meublée avant que nous ne soyons ensemble, j’ai participé au montage de son lit sans la connaître encore et sans imaginer que je le partagerai avec elle. Enfin, si, ça m’a traversé l’esprit, elle me plaisait déjà. Mais c’était évident : Jackson était sous le charme, c’est Jackson qui y dormirait avec elle, dans ce lit.
J’ai donné des draps propres à Akira, ils se sont retirés dans la chambre. Les chats m’ont rejoint ici, Alpha n’est pas contente. Elle me regarde, indignée. J'ai fait fuir sa personne, et des intrus ont pris sa place.
J’entends soudain l'écho d’une conversation - une dispute vraiment - entre les deux hommes.
Colère d’un côté,
refus calme de l’autre,
exaspération qui grandit,
persistance dans le refus
exigence martelée
Le refus vacille et se défait.
Silence pendant un long moment. Je laisse ma porte entrouverte, discret mais disponible à quiconque veut s'épancher. Finalement, j’entends des pas puis un petit bruit - un effleurement du bout des doigts a peine audible sur la porte. Akira se tient là, et attend que je lui dise formellement de me rejoindre à l'intérieur.
Je lui fais signe de s'asseoir sur le lit, et fais pivoter le fauteuil du bureau pour lui faire face.
Akira pourrait facilement être intimidant. Il a une grande confiance en lui, j’ai pu le constater quand il était nu et pris au dépourvu. Mais maintenant, il est visiblement épuisé. Après tout, il s’est fait tirer dessus, a traversé l'océan Pacifique, a bu copieusement et ce soir, s’est occupé de son boyfriend blessé, nous a nourris, vient de faire un lit, et en conclusion, il s’est disputé avec son compagnon.
- Bon, j’ai eu une idée, me dit-il en passant la main sur son visage. Ça m’est venu pendant qu’on te racontait ce qui nous est arrivé. Le but est d’arriver à joindre Max pour la prévenir. Elle a jeté son téléphone, donc on n’a plus son numéro. Et évidemment, quand on a fui, on a fait pareil pour ne pas être suivis à la trace par nos agresseurs. Du coup elle ne peut pas m’appeler non plus. Alors voilà ce que j’ai fait : j’ai demandé à un de nos gardes du corps de l’attendre à l'aéroport et de l’intercepter. Et au cas où il la rate, un autre garde du corps va faire le guet près de chez nous. Si elle se présente, il l'empêchera d’aller plus loin et lui parlera. Qu’en penses-tu ?
Son idée me semble parfaite, je suis vraiment soulagé. Je le lui dis et il sourit, tout en effleurant le dos d’Alpha qui vient de se poser près de lui et le considère avec une curiosité circonspecte. Akira reprend la parole.
- Alors, dis-moi… Max t’a parlé de notre… notre bizarrerie congénitale. Et elle avait l’impression que tu prenais les choses plutôt bien. Ce n’est pourtant pas quelque chose de facile à accepter… Est-ce que je peux te demander… Pourquoi est-elle partie comme ça, d’un seul coup ?
La question allait forcément venir à un moment ou à un autre. Peut-être est-ce le meilleur moment pour en parler, quand le ‘grand frère protecteur’ est fatigué et encore un peu ivre. Je lui dis tout, du début à la fin, presque sans reprendre souffle, et j'attends sa réaction.
Il ne change pas d’expression, hochant la tête au fur et à mesure de mon récit, comme s’il reconnaissait les étapes d’un processus familier. Je pensais qu’il allait m’interrompre sur la fin, comme Libby. Mais ça n’a pas été le cas. Il reste silencieux. C’est moi qui reprends la parole et dit ce que je pensais qu’il allait m’assener.
- Tout ça c’est de ma faute. Elle aurait été là à vous accueillir tous les deux si je n’avais pas insisté pour…
Akira lève la main pour m’interrompre.
- Écoute, toute cette histoire - l’histoire des gens comme elle et moi - c’est déroutant et bizarre… Ne t’accable pas. Je ne connais personne qui ait bien réagi en l’entendant pour la première fois. D’ailleurs…
Il s’interrompt. Nous entendons Katsumi tousser violemment dans la chambre. Akira se lève aussitôt, fait un geste irrité de la main.
- Voilà. Il a insisté pour boire un dernier verre en se couchant - je l’ai prévenu que ça le rendrait malade. Mais il sait mieux que moi évidemment ! Il va vomir partout maintenant.
Il sort de la pièce, se retourne vers moi au dernier moment.
- S’il vomit, je nettoierai tout, ne t'inquiète pas.
Je lui souris.
- On nettoiera ensemble.
- Non. Mais merci de le proposer.
Il ne le sait pas, mais lessiver après un jeune homme blessé et ivre, ce n’est pas un problème - tout plutôt que d'être seul chez moi la nuit qui suit un jour comme aujourd’hui.
31 août
Max a disparu. Lorsque son avion a atterri, les gardes du corps étaient en place mais ils ne l’ont pas vue, ni à l'aéroport, ni près de la maison de mes invités.
Akira m’a prévenu le lendemain. Je ne comprends pas.
- Mais alors où est-elle ? Elle était dans cet avion, pourtant ?
- Oui, elle était sur le manifeste, d'après les renseignements que tu m’as donnés. Alors, elle est arrivée, elle a vu notre homme avec son affichette portant son nom… et elle l’a évité, quel qu’en soit la raison. Elle a compris qu’il nous était arrivé quelque chose, donc elle n’est pas allée chez nous. Ne fais pas cette tête, il n’y a pas de raison de s'inquiéter…
Il voit Max comme une sorte de ninja quasiment invincible, apparemment. Il me dit qu’ils suivent de très près les actualités de Tokyo et rien n’indique le moindre incident concernant une jeune Européenne débarquant de Seattle.
J’ai tout raconté à Libby et elle a cherché à me rassurer elle aussi.
- Écoute, elle a forcément vécu au milieu de grands dangers au cours des siècles… Elle a de l'expérience. Fais-lui confiance.
Elle a conclu avec le célèbre “let go and let God”, qui encourage à se désengager d’une situation en faisant confiance à Dieu. Nous avons prié pour elle. Je persiste à l'imaginer menacée, prisonnière quelque part… Elle est si loin.
J’aimerais parler plus longuement avec Akira, qu’il me raconte comment il a rencontré Max, et tout ce qu’il sait à son sujet, pourquoi il persiste à l'appeler Xavier, un prénom français masculin… Mais on dirait qu’il m'évite.
Tous deux se lèvent très tôt. Quand je descends, prêt à partir pour l'église, Akira a fait le café, préparé un petit-déjeuner, qu’il a servi à Katsumi et qui est aussi pour moi. Quand j’arrive, nous bavardons quelques minutes mais rapidement, d’une façon ou d’une autre, il se soustrait à la conversation. Il s’assoupit sur le canapé, regarde la TV, ou remonte dans la chambre… Et je reste en tête à tête avec Katsumi.
Matin après matin, j’apprends à mieux le connaître. Il est plutôt attachant. Mais il a une façon de me sourire, un peu par en-dessous, qui donne l’impression qu’il veut me charmer. C'est peut-être sa façon de créer des liens avec d’autres, la séduction ? Il est très beau, objectivement, même si les mecs ne sont pas du tout ma cible.
Mais ça le distrait un peu de sa douleur, probablement. Son épaule le fait souffrir et les comprimés s'épuisent.
- Akira dit qu’un de ses amis médecin va arriver, m’examiner… et me faire une ordonnance.
- Pourquoi ne pas aller aux urgences ? Toi, tu es euh…
- Normal, oui. Mais quand on est blessé par balle, ça attire les questions, le médecin doit prévenir la police… Et quand on n’est pas américain, ça se retrouve sur Interpol, où les yakuzas ont des contacts.
Pendant que nous parlons, il se met à griffonner de la main gauche, sa main valide. Il a un crayon et un bloc de papier blanc. Il se sert de son bras en écharpe pour maintenir la feuille. Il me jette des regards rapides.
- Tu fais mon portrait ? dis-je en souriant.
- C’est mon métier, ça me manque… Tout mon atelier est resté là- bas… Attends, baisse la tête un tout petit peu, comme tu étais il y a un instant.
- Tu es gaucher ?
- Oui, ça tombe bien…
Un moment de silence. Il tourne la tête vers Akira, assoupi sur le divan, devant la TV et je vois un des tatouages que j’avais aperçu sur son torse, mais celui-là sur son cou, sous son oreille. C’est un oiseau, une espèce exotique, dans les tons verts et jaunes, qui prend son envol. Le dessin est superbe. J’ai vécu entouré de gens tatoués, évidemment. Celui-ci est exceptionnel. Précision, détails, couleurs… Quand il me fait face à nouveau, Katsumi voit la direction de mon regard, et il s’avachit imperceptiblement. Il devine la question qui va venir. Je ne peux pas faire semblant de ne pas avoir vu mais j'hésite dans le choix de mes mots.
- Cet oiseau sur ton cou… Il est extraordinaire…
Il soupire et, puisqu’il porte une de ces chemises japonaises qui se ferment par deux pans croisés, il l’ouvre pour me montrer sa poitrine, celle d’un homme jeune qui fait du sport, traversée par un envol d’oiseaux de paradis. Superbe. D’une façon générale, ceux qui choisissent de se faire tatouer montrent leur épiderme avec fierté, en tout cas satisfaction, même si leur projet n’est pas encore abouti, tout le contraire de l’air sinistre de Katsumi.
Nous restons silencieux un moment, je comprends qu’il n’a pas envie de raconter. Je suis sur le point de me lever pour partir travailler quand il se met à parler d’un air détaché, tout en continuant à griffonner mon portrait. Son récit :
A 20 ans, il a fait un long voyage en Europe, première fois hors du Japon.
Il reste plusieurs mois en Espagne. Il aime les paysages, la chaleur, la décontraction des gens… Il envisage même de s’y installer - il a rencontré un artiste célèbre, connu et admiré pour les tatouages qu’il dessine. On vient de toute l’Espagne - de toute l’Europe - pour recevoir son encre. D’abord, fasciné (il vient d’un pays où personne ne se fait tatouer, à moins de faire partie de la mafia) Katsumi tombe amoureux de lui. Première fois de sa vie. “Je n’imaginais pas que ça soit si puissant, dit-il gravement, presque de l’hypnose”.
Le célèbre artiste se sent inspiré par Katsumi et lui parle abondamment de cette fresque d’oiseaux qu’il imagine sur son corps.
Katsumi est flatté mais refuse avec persistance. De tout l’entourage de l’artiste, il est le seul dont l'épiderme soit nu. Une sorte d’exception, d’anomalie, qui révélait (pensait-il) l’attachement de l’artiste.
Un lendemain de fête, tard dans la journée, il émerge groggy et découvre les oiseaux sur son torse. “Il m’a fait boire, il m’a drogué, je ne sais pas. Il ne m’a jamais dit.”
L’artiste célèbre et son entourage s’extasient sur l'œuvre d’art et l’invitent à se joindre à l'enthousiasme ambiant. “Je ne savais pas quoi penser. C’est comme si je ne savais plus penser.”
Katsumi quitte l’Espagne et le tatoueur.
Il se tait et continue de griffonner. Je crois qu’il est en train de dessiner mes yeux.
- Et qu’est-ce que tu penses de cette expérience, maintenant ?
- C’est un mauvais souvenir. J’essaie de ne pas y penser, qu’est-ce que ça peut faire, dans le fond…
- Tu n’as pas été tenté de les faire effacer ?
- Si… Mais ça prend beaucoup de temps, ça coûte très cher… et ça fait mal.
Nous restons silencieux un moment. Il faut que j’aille travailler. Une vague de colère me prend par surprise. Je lui dis, sur une impulsion :
- C’est une agression, ce que tu as subi, tu le sais, n’est-ce pas ? Cet homme t’a transformé en objet. Objet d’art, peut-être, mais objet. C’est comme ton père, en fait. Tu es la pièce d’un jeu d'échecs pour lui. Il décide de l’endroit où tu dois être placé. Et face à ces hommes puissants, célèbres, qui t’ont traité comme un objet, un pion, tu as résisté, et tu es resté toi-même. Tu as continué ton propre chemin et tu es devenu l’artiste que tu es. Tu te rends compte de ta force ? De ton courage ?
Katsumi lève les yeux vers moi. Il a l’air surpris, gêne presque de ma déclaration et j’en mesure la maladresse. Je lui ai parlé comme s’il venait d’arriver à St Quentin, qu’il avait besoin qu’on lui remonte le moral. Qu’est-ce que j’imagine lui apprendre ? Il sait ce que je viens de déclarer. Embarrassé, je me lève et je prends mes affaires. Départ pour l'église.
Plus tard
Je marche vite. Je n’ai pas pris la voiture, j’ai besoin de me dépenser. Je bouillonne de colère, ça part dans toutes les directions. J’essaie de rythmer ma démarche et d’organiser mes pensées. Pourquoi l’histoire de Katsumi me met-elle dans cet état-là ?
D’abord, je suis en colère contre celui, ceux qui lui ont fait ça. Il était si jeune, isolé, loin de son pays et de sa culture. Et ce toréador de pacotille en a profité pour planter son drapeau sur lui comme sur le sommet d’une montagne. L’image que je vois, c’est Katsumi sans connaissance, et le toréador lui marche dessus.
Et je ne comprends pas la passivité de Katsumi ! Ça me met en colère, ça aussi. Il n’a jamais confronté le tatoueur, prêt à le croire. “Peut-être que j'étais d’accord, sur le moment. Il m’a dit que j'étais d’accord.” J’aurais dû lui dire : si quelqu’un dit non, jour après jour, et brusquement consent au milieu d’une party, alors qu’il est ivre… la chose décente à faire est d’attendre qu’il soit sobre, le lendemain avant d’en parler à nouveau.
Akira est aux petits soins pour lui - évidemment, avec son épaule, il a besoin d’aide à tous moments. Et il n’est pas toujours très… il est désinvolte et pas très aimable parfois. Mais ce prédateur qui le marque comme s’il était du bétail, il est prêt à lui trouver des excuses.
Enfin, il l’a quitté quand même.
Ça m'exaspère qu’il ait gardé ces oiseaux. Comme s’il acceptait de rester sous la domination de cet homme, à distance. Certains de mes amis ont fait effacer des tatouages, je me demande si je pourrais organiser une rencontre, qu’il ait des témoignages de personnes qui ont pris cette décision.
Je fais une pause près d’un banc où je m’assois parfois, proche de l'église mais en contre-haut, avec une percée d'où on voit le Sound, et la montagne les jours de grand beau temps.
C’est le cas aujourd’hui. Voilà, ça devrait être mon modèle, le Mont Rainer. Volcan actif mais très calme depuis longtemps, avec même une bonne couche de neige éternelle sur le sommet. Moi j’érupte dès que je rencontre quelqu’un que je veux aider à toute force avant même d’être sûr qu’il ait besoin de moi.
Quand je suis en colère, je devrais utiliser des techniques de respiration profonde apprises avec le yoga. Je le fais parfois. Mais la réalité (que je ne crie pas sur les toits) est différente.
Quand je suis en colère, je revois l’uppercut parfait qui a fait dégonfler comme une baudruche un des pires types que j’ai connu de toute ma vie. C’était au centre de détention de Cushman, avant mon transfert à St Quentin. Ce type était solide et violent. Mais je guettais… J’attendais mon heure. J’avais mes raisons personnelles de le haïr. C’était avant que je m’engage à ne plus me battre.
Arrivée d’un nouveau détenu, à peine 16 ans, semblant en avoir 14, il pouvait à peine respirer tant il avait peur. Il se retrouvait parmi les adultes par manque de place chez les mineurs. Avec deux autres gars en qui j’avais une certaine confiance, on s’est regardé. On allait le protéger.
Et puis, l’ordure a commencé à tourner autour de lui. J’ai vu l’ouverture, la possibilité d’agir. Les surveillants étaient occupés ailleurs.
Je l’ai frappé avant même qu’il ne réalise ce qui lui arrivait. Chaque coup, salué par une clameur d'approbation de tous ceux qu’il avait humiliés, battus ou autre, m’apportait une vague de satisfaction. Finalement, mes amis m’ont pris chacun par un bras et forcé de m'écarter de lui.
- Arrête maintenant, tu risques de le tuer. Tu peux espérer la conditionnelle un jour, ne bousille pas tes chances pour lui…
Evidemment, ça m’a coûté un long séjour au trou. Peu importe. C'était un moment parfait. Il avait perdu des dents au passage, ça lui donnait une voix zozotante de dessin animé, et il répétait qu’il se vengerait en postillonnant du sang. Je riais. Tout le monde riait.
Son nom évoquait un gargouillement intestinal - tout était répugnant chez lui. Burglow? Burlow? Burgow?
J’ai beaucoup changé depuis le jour de cette bagarre. Mais revoir mon coup de poing initial, si efficace, et l’affaissement du salaud qui en résultait, oui, ça m’apaise quand je suis en colère.
Je me sens déjà mieux rien que de l’avoir écrit.
Téléphone. Je ne suis toujours pas habitué à ce qu’on puisse me joindre partout. C’est très intrusif en fait. Katherine.
- Qui sont ces gens qui habitent chez toi ? J’ai sonné, je pensais que tu n'étais pas encore parti travailler, j’avais besoin d’une boite de Meow-Mix pour Jack…
- C’est la famille de…
- Oui, l’un d’eux m’a dit qu’il était le frère de Max. On ne peut pas dire qu’il lui ressemble, mais bon…
- Ils sont adoptés, Maman…
- Et Max ? Où est-elle ? Sa famille est là, mais pas elle ?
Je soupire. Je pourrais lui dire que Max dort encore, mais je n’ai pas envie de mentir… d'autant que je ne sais pas ce qu’elle a pu apprendre dans la conversation avec Akira.
- Tu sais, Maman, ce que ta locataire fait, et où elle va…
- Je suppose que tu vas me dire que ça ne me regarde pas… soupire-t-elle aigrement.
Evidemment, c’est ce qu’elle m’a dit à propos de mon père.
- Elle n’est pas que ma locataire, tu le sais. Et même, en tant que locataire… si quatre personnes vivent là, et non une ou deux, ça fait une différence, quand même. Electricité, eau…
- Maman…
Dieu qu’elle est irritante mais j’ai aussi envie de rire. Je réprime tout ça.
- Ils ne vont pas rester longtemps.
Brusquement, elle change de ton.
- Tu as vu le dessin de toi qu’a fait ce petit jeune homme ? C’est étonnant, quand même.
- Oui, c’est son métier.
- Il a un métier ? Il a l’air d’avoir à peine 20 ans !
- Il en a 32, je crois, et des années d'expérience.
- Oh… Et il est le frère de Max ?
- Non, c’est l’autre, le frère de Max, Akira.
- Alors, qui c’est, lui ?
- Le compagnon d’Akira.
Elle reste silencieuse un moment.
- Quand j’ai vu son dessin, et maintenant que tu me dis que c’est son métier… Je me demande… Je ne sais pas si ça l’intéresserait…
- Tu te demandes quoi ?
- S’il accepterait de faire un portrait de Jackson. J’ai plein de photos, mais aucune dont je me dis “c’est lui, c’est complètement lui.”
- Pourquoi pas ? Tu devrais lui demander. Mais je ne sais pas s’il peut travailler. Il n’a pas de carte verte.
- Oh ça, on peut s’arranger. Je vais y réfléchir.
Fin du coup de fil. Oui, c’est une bonne idée. Un portrait de Jackson, le fils parfait, celui qui lui a fait des petits-enfants et dont elle avait tant de raisons d'être fière…
Une fois de plus, le tourment de ne pas l’avoir sauvé, de ne pas être mort à sa place.
Vendredi
Cela fait une semaine que Max est partie. Jusqu’à hier, je l’imaginais en danger, enlevée par des forces obscures. C’était si difficile de vivre une journée normale dans ces conditions.
Hier matin, une conversation avec Akira m’a rasséréné, dans un sens. Mais la souffrance est toujours là, elle a juste changé de nature. Je buvais mon café, tandis que Katsumi se préparait à passer la journée avec Katherine et ses souvenirs, en préparation du portrait de Jackson.
- Ta mère est si intimidante ! m’a-t-il dit avec enthousiasme.
Et puis j’ai vu Akira me faire signe du jardin. Je l’y ai rejoint, ma mug a la main.
- Tu as une idée de ce que ça fait là ?
Il me montre deux vases ronds, le long du mur de la maison, où une douzaine de fleurs sont entassées sans aucune recherche d’harmonie. La plupart fanées mais certaines encore épanouies, un assemblage de roses, lys, dahlias – enfin, de grosses fleurs décoratives.
- Aucune idée !
- Le reste du bouquet - les tiges, les feuilles… tout est dans la poubelle, encore dans sa cellophane. Et on a l’impression que quelqu’un les a piétinées. Ça te dit quelque chose ?
Devant mon silence abasourdi, il ajoute :
- Je me disais que ça pouvait être une des raisons du départ précipité de Max… Quelqu’un lui a apporté un bouquet qui l’a beaucoup contrariée.
- Akira, non. Elle est seulement partie à cause de… ce que je t’ai raconté. Elle ne m’a rien dit qui concerne… (je fais un geste vers les vases). Y avait-il, je ne sais pas, une carte avec le bouquet ?
- Non, rien…
Katsumi frappe sur le carreau et nous fait signe qu’il va rejoindre Katherine.
- Il est fasciné par ta mère, s’amuse Akira, Je le suis aussi, d’ailleurs ! C’est une femme remarquable, sexy et tellement… (il fait un geste de la main, comme un tourbillon) pleine d’esprit, tu vois… pétillante. Enfin, tu la connais, je n’ai pas besoin de la décrire !
Je souris. Akira s’accroupit pour saisir les deux vases.
- Ça ne t’ennuie pas si on les ramène à l’intérieur ? Je peux faire un bouquet avec celles qui restent…
- Non, vas-y…
- Katsumi m’a dit qu’il te trouvait encore plus attirant depuis qu’il connaît ta mère…
Les prétendues tentatives de séduction de Katsumi sont devenues une plaisanterie entre nous trois. Quand nous regardons un film ou un documentaire le soir, après le diner, Akira s’assoit toujours entre nous pour me ‘protéger’ de la proximité de Katsumi qui s’amuse à se pelotonner contre moi d’une façon un peu trop câline.
Je pousse un soupir de soulagement exagéré.
- Ah bon. Tout va bien, alors.
Akira redevient serieux.
- Tu sais, si ça t’ennuie à force, tu peux lui dire… Il t’entendra. Nous ne voulons pas que tu sois mal à l’aise dans ta propre maison.
- Je ne suis pas mal à l’aise. J’aime bien Katsumi. Il sait que je ne suis pas… intéressé, de cette façon-là.
- C’est dommage, dans un sens…
Akira sourit, me regarde du coin de l’œil, un vase dans chaque main. Est-il sérieux ? Il poursuit :
- S’il y avait en toi l’ombre de… une étincelle d'interet sensuel pour les hommes, et que tu avais la curiosité d’explorer… Ça lui ferait le plus grand bien !
Je le regarde, ne sachant pas trop s’il plaisante ou pas. Je dis :
- Bon, il n’y a pas d’étincelle ou d’ombre. Donc pas d’exploration en vue. Tu cherches à te débarrasser de lui, tu veux lui trouver un nouveau boyfriend ?
- Non, non, pas du tout. Nous sommes dans du long terme, lui et moi. Mais ça n’empeche pas d’avoir aussi des amis…
- Tu n’es pas jaloux… ou… ?
- Non, pas jaloux. Ce n’est pas dans mon tempérament. Et j’ai confiance dans ce que nous avons…
Nous revenons dans la maison. Je le regarde arranger les fleurs dans un seul vase.
- Ce n’est pas évident, marmonne-t-il. Avec cette toute petite tige qui leur reste… Qu’est-ce qui a pris à Max…
Max, sa sœur, dont il est si proche, soi-disant. Je suis son fiancé. Pourquoi me pousse-t-il dans les bras d’un autre ? Il dit qu’il n’est pas jaloux… mais elle ?
Brusquement, je comprends. Je vois la situation dans sa perspective. Il sait qu’elle a tourné la page. Elle m’a rendu sa bague. Elle est quelque part en Asie, et elle commence une nouvelle vie. Je ne peux pas la contacter, mais elle connaît le numéro de mon portable. Elle ne m’appelle pas. Elle fait la connaissance de ses voisins, où qu’elle soit. Elle est partie la semaine dernière mais c’est seulement maintenant que je comprends que notre histoire est finie.
Alors, je suis célibataire à nouveau. Seul et disponible. Il me pousse vers Katsumi pour me changer les idées, amortir le choc.
Pour la première fois, je cesse de penser qu’elle est en danger, et c’est un soulagement. Et une autre douleur s’installe. Le deuil de cette relation.
Un chapitre vraiment pas facile à lire pour moi, qui ai tant apprécié Greg et sa relation avec Max. On sent d'abord la colère du début puis l'acceptation qui s'installe progressivement. La présence d'Akira aide à faciliter le deuil. C'est super bien écrit, avec une vrai sensibilité. Ce que je n'aime pas dans ce chapitre, c'est qu'il semble confirme l'impossibilité d'un retour en arrière. J'attends quand même le pdv de Max pour en savoir plus (en espérant la revoir au plus vite).
Tu gères très bien la première personne de Greg, avec des différences par rapport à Max, des petites anecdotes et réflexions qui donnent de la matière au personnage.
J'ai beaucoup aimé le passage sur le coup de poing, qui rappelle d'où vient Greg. Je trouve ça plutôt réaliste qu'il se souvienne de la satisfaction de cet événement.
Pressé de découvrir la suite,
A bientôt !
Merci de ton commentaire ! A bientot !
Les diverses pensées sont souvent profondes – ça fait presque « essai » à certains passages –, les anecdotes aussi (le portable intrusif, la relation au père), l’humour fonctionne toujours parfaitement… ( «j'ai marché, Max a pris la voiture », le «ninja quasiment invincible »…).
Merci encore pour ton commentaire !
Trop contente de lire ce nouveau chapitre, en plus y a du changement puisqu'on est du point de vue de Greg pour la 1ère fois. J'aime bien parce qu'on sent que ce n'est pas le style de Max, que ce n'est pas elle qui parle, et c'est intéressant d'avoir son point de vue à lui, d'autant plus que dans le dernier chapitre, j'étais vraiment immergée dans le point de vue de Max sur la raison de son départ: genre j'étais triste qu'elle parte, mais je me disais que sur le coup, Greg avait eu tort; maintenant je me dis davantage que les torts sont partagés. Et c'est vraiment beau d'apprendre à connaître Greg plus en profondeur avec toutes ses félures (notamment avec le passage sur le coup de poing, et tous ses doutes sur lui-même).
Bon, par contre c'est rageant le fait que Akira et Max se soient croisés (même si c'est intéressant de voir Akira depuis les yeux de Greg) parce que on est vraiment, comme Greg, dans l'ignorance totale de ce que devient Max. Et tu m'as brisée avec la fin là, quand Greg réalise que c'est terminé, je suis en monde: "nooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooon"!!!
Petite réserve: j'ai un peu de mal à croire que c'est ce que Greg écrit. L'écriture passe très bien en récit lambda, mais y a des choses où je me dis que c'est bizarre qu'il ait écrit ça dans son carnet. Cela passait mieux du point de vue de Max car elle avait d'emble présenté ça comme un roman/une histoire, ce qui est très différent d'un carnet où tu notes tes pensées (si je me souviens bien de l'usage dudit carnet). Je te mets ça là, tu en fais ce que tu veux ! ;)
J'ai juste relevé une petite coquille:
- « Il a l’air surpris, gêne presque » → gêné
Hâte de lire la suite !!!!!!!!!!
Merci d'avoir trouve cette coquille, comme j'ecris sur un clavier americain, il faut ajouter tous les accents et c'est vraiment utile de savoir ou on les a oublies!
Le chapitre suivant ne devrait pas tarder. Merci encore de ton commentaire !