CHAPITRE 41

CHAPITRE  41

Extraits du Journal de Greg (suite)

Retranscrit ultérieurement

 

 

Quand je revenais de Trinity à la fin de ma journée de travail, Max avait toujours quelque chose sur le feu ou dans le four.  C’était sa façon de m’accueillir. J’ouvrais la porte et une odeur de pain chaud, de poulet rôti ou de tarte aux mûres venait à ma rencontre.

Maintenant, ce sont des effluves d'agrumes, de pins, ou de lavande qui m'attendent. Depuis que Katsumi travaille sur le portrait de Jackson chez Maman, Akira est seul une grande partie de la journée. Il fait un ménage approfondi tous les matins. J’ai dû lui demander de ne pas passer l’aspirateur aussi souvent - ça traumatise les chats. Pour la lessive, il a insisté - en me suppliant, presque -de le laisser s’occuper de mes vêtements avec les leurs et il en profite pour repasser mes chemises.

En fin de journée, il s’occupe aussi du dîner. Parfois, il sollicite le congélateur. Le plus souvent, il commande des repas dans les restaurants de Tacoma et refuse que je participe à l'addition. 

- C’est notre loyer ! m’a-t-il dit un des premiers soirs, quand j’insistais pour payer ma part. N’aie pas de scrupules, je suis plein aux as, de toute façon.

Katsumi a confirmé ses propos d’un hochement de tête.

Une routine s’est instaurée. Akira m’envoie un SMS dans l'après-midi pour me demander ce que je veux pour le dîner. Que dire ? La mauvaise cuisine en prison, ce n’est pas une légende. Je ne suis pas encore habitué à avoir des exigences… L’autre jour, lors d’une réunion, je ne sais plus comment c’est venu, une de nos conseillères presbytérales a décrit ses découvertes gastronomiques pendant un voyage dans des îles exotiques.  Pour éviter de répondre une fois de plus “je ne sais pas” ou “comme tu veux”, j’ai texté sur un coup de tête “du requin et des pétales de fleurs”. J’aurais dû me douter… De retour à la maison, une pluie de pétales de fleurs et de rires m’a accueilli. C’est ce qui restait des fleurs décapitées, joyeusement lancées par mes deux invités. Et des pavés de requin au four. Pas simple à trouver, a convenu Akira.

Katsumi est végétarien et a tenu à nous informer, alors que nous étions à table, que les requins urinent à travers leur peau. Bon appétit ! a-t-il conclu. Akira a alors admis que nous étions en train de manger de l’espadon, le requin s'était révélé élusif à capturer.

- L’espadon doit faire pareil ! s’est exclamé Katsumi.

Je suis intervenu avec sérieux pour le contredire et décrire les urinoirs très bien organisés par les espadons, un fait connu de tous les marinologistes. Bon, tout ça ne volait pas très haut, mais nous avons beaucoup ri. Dans ces moments-là, j’ai l’impression d’avoir remonté le temps et de vivre à nouveau avec mes frères.

Akira ne s’occupe pas seulement du ménage et de la gestion des repas. Je suis rentré l’autre jour, et j’ai sursauté en entendant la voix d’un vieil homme s’exprimant - en allemand ? Akira, assis à la table avec des papiers devant lui, son ordinateur et deux téléphones portables, parlait dans un troisième avec une voix rauque qui ne semblait pas lui appartenir. La conversation terminée, il me sourit.

- Merci de ne pas avoir fait de bruit ! Je suis censé résider dans une maison de retraite de luxe quelque part en Suisse… et je m’appelle Wokhard won Graf.

- Impressionnant… mais pourquoi ?

- J’investis sur divers marchés - immobilier, actions, obligations… un peu partout dans le monde.  Mais je veux rester discret, hors de tout radar, sans volume notable de transactions.  Donc le plus simple : je suis - enfin, Max et moi sommes - plusieurs personnes qui chacune ont leur patrimoine.

Moment de silence pendant qu’Akira classe ses papiers. Je reprends :

- En tout cas, c’est généreux de ta part de tout partager avec Max…

Il sourit.

- Ce n’est pas généreux, c’est équitable. Max et moi avons créé cette fortune ensemble.

Il sifflote quelques notes de musique. Je reconnais la chanson sans peine et je le regarde. Il n’ajoute rien. Finalement, je dis :

- Tu n’es pas en train de dire que… Tu as écrit ça ?

- NOUS avons écrit ça. Elle et moi.

- Mais c’est une chanson de… Nat King Cole, non ? Ou Ben E. King ? Ils l’ont chantée en tout cas… Et … euh la dernière fois que je l’ai entendue, c’était sur une pub pour…

Je dois avoir l’air incrédule. Amusé, Akira se tourne vers son ordinateur portable et entre le titre de la chanson sur Google.

(A réfléchir plus tard : je n’ai plus utilisé le mien, d’ordinateur, depuis que j’ai appris que Carol avait lu mes emails en utilisant mon mot de passe. C’est irrationnel, évidemment, mais aller sur internet me donne l’impression de m’aventurer sur des sables mouvants.)

Il tourne l'écran vers moi. Un article sur Wikipédia est consacré à la chanson “She is Running Away”. La première ligne indique que ses auteurs sont “Diego di Angelo et Soon Lang”.

- Diego di Angelo, dit-il en pointant l’index vers sa poitrine.

- Et… Soon Lang ?

- C’est Max, évidemment. Juste après la guerre. La deuxième guerre mondiale (précise-t-il en voyant l’expression d’incertitude sur mon visage). Elle t’en a parlé? Elle était en France, dans la Résistance. Et puis elle a été arrêtée et s’est retrouvée à Buchenwald, dans un camp de concentration. Officiellement, elle est morte dans un hôpital de retour à Paris. Je l’ai retrouvée à ce moment-là. Je l’ai emmenée à New York, on a pris un paquebot. Elle s’appelait Solange Berthier pendant la guerre. Solange,  Soon Lang… .

Il clique sur un lien, et je vois une photo en noir et blanc. Diego di Angelo, petite moustache et sourire rêveur, un borsalino lui descendant sur les yeux, Soon Lang, joues creuses et air farouche, courts cheveux noirs, une frange rejoignant des petites lunettes de soleil rondes. De larges bracelets se chevauchent le long de ses bras croisés sur sa poitrine. Je passe un long moment à contempler la photo - c’est eux, je le vois bien, et en même temps, leur personnalité semble si différente…

[A quoi ressemble Max dans sa nouvelle vie ? Est-elle devenue autre que la femme que je connais ? que j’ai connue? ]

- Vous vous êtes noyés ? dis-je en lisant la légende sous la photo.

- Oui, la chanson a commencé à avoir un tel succès, elle nous a échappée. Ce n’était pas le moment de nous faire remarquer. Ce n’est jamais le moment quand on est…  comme nous. Donc on s’est arrangés pour disparaître, mais avant j’ai mis en place un système de sociétés écran - le tout parfaitement légal - pour que nos droits d’auteur continuent de nous parvenir sans qu’on puisse nous identifier.

Il fait un petit geste de la main, tout en rassemblant ses papiers, comme si tout ça était simple évidence.

Un autre soir, il s’est passé quelque chose avec Katsumi et le fait est, je suis tenté de le garder pour moi. C’est plutôt embarrassant.

Mais c’est la règle que je me suis donné, avec ce journal, de mettre en mots ce que je vis. Me comprendre et prévenir les tentations.

Bon, ça se passe en fin de journée, deux jours après le dîner requin. Quand je rentre de l'église, Akira n'est pas là. Katsumi assis à la table, grimace un sourire en me voyant arriver. Je reconnais son abattement : il souffre. Même s’il se sert de sa main gauche pour dessiner et peindre, son épaule blessée est sollicitée. Je sais qu’Akira lui a conseillé de raccourcir ses sessions de travail, il a besoin de repos. Mais Katsumi est ravi de se retrouver un crayon à la main et il aime la compagnie de ma mère, alors…

Mais là, ce soir, c'est clair qu’il en a fait trop. Il me dit qu’Akira est à Seattle. (Je leur laisse la voiture.)  Son ami médecin, arrivé en ville, a appelé Katsumi qui lui a décrit sa blessure et ses douleurs. Il va lui faire une ordonnance et Akira rapportera les précieuses pilules.

- C’est un Africain. Un médecin Africain. Et il est semblable à Akira, donc il a des siècles d'expérience… J'espère qu’une pharmacie américaine du 21eme siècle pourra remplir son ordonnance… Comment il s’appelle ? Milo. Milo quelque chose.

Je m’assois près de lui. Il est pâle, et il se tient presque courbé.

- Ne te laisse pas faire par ma mère. Travaille à ton rythme… Elle sait que tu es blessé, elle peut comprendre.

- Ta mère est très gentille, elle est la première à m'encourager à faire des pauses. On se parle beaucoup… Et j’ai rencontré ta grand-mère hier. Tu sais, j’aimerais faire un portrait des deux ensemble, Katherine et Vilma. Ces deux beaux visages, si différents, mais qui se ressemblent aussi…  Et puis, pour le portrait de Jack, j’ai réfléchi.

- Jackson. Jack, c’est le chat.

- Oui, Jackson. Alors je pense à un triptyque. Au centre, je le vois… assis, pensif… J’aime beaucoup son sourire, mais je voudrais capturer le moment où il est inspiré, en train de créer, tu vois dans cette autre dimension, l’imaginaire. Et sur les deux autres panneaux, ses enfants, Alexandra d’un côté, et Greg de l’autre.

Je remarque alors un dossier sur la table.

- Ce sont des photos de lui. Certaines que Katherine m’a prêtées, et d’autres que j’ai prises pendant des vidéos de son spectacle. Je cherche laquelle choisir pour le dessin initial. Donne-moi ton avis…

Utilisant sa main gauche avec précaution, il ouvre le dossier. Des dizaines de photos de Jackson se répandent sur la table. C’est comme si je recevais un coup de poing. Ces derniers temps, j’avais surtout Max en tête. Jackson était présent dans mes pensées, mais pas vraiment lui, plutôt mes regrets. Soudain, son visage est partout, il me fait face.  La douleur m’assaille.  Il me manque tellement. Les lettres qu’il n’a jamais cessé de m’envoyer en prison - quand il était enfant, avec des dessins.  Ses visites. Le jeune adulte qui m’attendait à la porte de la prison avec un sourire heureux. On s’est embrassés. Surprise : il était plus grand que moi.

Tout ça arrive trop vite pour que je puisse contrôler mes émotions. Katsumi glisse un kleenex devant moi sans me regarder. Quand je reprends mon souffle, je parle, un fleuve de mots. Je termine avec l'évidence - que c’est moi qui aurais dû mourir. Et puis je me mouche et je n’ajoute rien. Je regarde les photos et j’en sélectionne quelques-unes. Katsumi tapote mon bras de sa main valide.

- Je suis désolé de ton chagrin, dit-il doucement. Mais Greg (il prononce G’ig, il a parfois du mal avec les R) ce n’est pas toi qui décides qui vit et qui meurt. Tu n’es pas Dieu. Tu ne pouvais pas savoir.

Je reste silencieux, dans l'espèce de torpeur qui suit ce genre d'émotions. Il poursuit :

- Tu sais, Greg, ça va te paraître bizarre, sans doute… mais je t’envie.

Ça me paraît bizarre, oui. Je me tourne vers lui sans comprendre.

- Toi, tu as une famille autour de toi. Ton frère - il te manque. Ce n’est pas un sentiment que je connais, avec mes proches. Ou quiconque depuis la mort de ma mère.  Mon père s’est arrangé pour faire le vide autour de moi. Je ne l’ai compris que tout récemment, grâce à Akira. Et toi, tu as tant de gens qui t’aiment, ta mère, ta grand-mère, tes frères… Tu pleures Jackson et c’est si beau. Je n’ai personne à pleurer sauf Akira, s’il me quittait. Enfin, et toi maintenant. Je serais vraiment triste si tu mourais.

Je le regarde, il baisse la tête d’un air embarrassé. A mon tour, je tapote son bras - celui qui n’est pas blessé. Je le remercie pour ses paroles, et il serre ma main, comme il l’avait fait le premier soir. Son épaule déjà. Et tout le reste.

….

Vendredi matin.

Mon jour de congé.

Je descends l’escalier, un peu plus tard que d’habitude. Katsumi a fini son petit-déjeuner, je suis surpris qu’il soit encore là. Je me sers du porridge préparé par Akira, à présent assoupi sur le divan devant la TV.

- Est-ce que tu es quelqu’un de jaloux ? demande Katsumi alors que j’en suis à ma deuxième cuillerée.

Je suis pris au dépourvu, d’autant que Katsumi arbore un air grave, presque solennel. Je réponds sur un ton léger :

- Un peu, comme tout le monde, j’imagine… ?

- Si tu voyais Max avec un autre homme, tu le prendrais comment ?

Pourquoi me fait-il ça ? C’est peut-être ce qui est en train d’arriver, pour ce que j’en sais, Max poursuit sa vie sans moi. Toute mon énergie passe à ne pas me mettre en tête des images qui me feront souffrir sans que je ne puisse rien y faire. Katsumi semble déterminé à obtenir une réponse.

- Quand tu nous as trouvés dans ta chambre, à notre arrivée, si ça avait été Max et un homme, est-ce que tu aurais voulu le tuer ? Le jeter par la fenêtre ?

- Ça fait pas mal d'années que j’ai pris la résolution de ne plus tuer personne, dis-je froidement.

- Oui mais…

Je repousse mon assiette et je me lève, soudain exaspéré.

- Qu’est-ce que tu veux me faire dire ? Tu cherches à me tourmenter en me parlant de Max ? Je ne sais pas si tu as remarqué, mais elle n’est pas là, Max. Elle sait où je suis, elle connaît mon numéro de téléphone, mais elle ne revient pas et elle n’appelle pas. Alors c’est quoi, ces questions sur ma jalousie ? 

Katsumi se lève à son tour, fait un geste pour s’incliner devant moi (veut-il s’excuser ?) s’interrompt avec une petite grimace de douleur.

- Non, non, Greg, ce n’est pas ça ! Je veux juste dire… Ne la regrette pas ! On est mieux là, sans elle, tous les trois ! Je voudrais qu’on reste ensemble. Juste nous. Ce que tu dois comprendre, c’est qu’ils nous mentent, tous les deux, Akira et Max.

- Qu’est-ce que tu racontes…

- Ils disent qu’ils sont comme frère et sœur, mais ce n’est pas vrai. Je l’ai bien vu quand Max était chez nous. D’abord, ils s’embrassent tout le temps. Sur la bouche.

Katsumi se rend compte que je ne suis guère impressionné.

- Et la nuit, toutes les nuits, il va la rejoindre dans son lit. Je pouvais les entendre s’embrasser et se parler. Pendant des heures ! Je ne suis pas un expert, mais je ne crois pas que les frères et les sœurs se conduisent comme ça !

Peut-être espérait-il que j’allais le rejoindre dans l’indignation ? Je ne sais pas trop quoi penser de ses "révélations". J’ai vu Akira nu dans ma chambre, et imaginer Max l'accueillir dans son lit ne me fait pas plaisir. Pour le reste…

- Mais qu’est-ce que ça peut faire… dis-je d’un ton las. Max m’a quitté. Akira, lui, est toujours là.  Quoi qu’il existe entre eux, il choisit d'être avec toi, non ? C’est ça qui compte…

Katsumi accueille ma réponse d’un hochement de tête, et le visage fermé, sans me regarder, quitte les lieux pour rejoindre l’autre moitié de la maison où son chantier l’attend. Je soupire, les yeux sur la porte d'entrée, encore décontenancé par ce dialogue. La douleur d’avoir perdu Max devient si intense qu’une pensée me traverse, incongrue, sournoise, tentante. Les calmants puissants prescrits par ce Milo, où sont-ils? Dans l’armoire de toilettes de leur salle de bains ? Si je subtilisais un ou deux comprimés, s’en rendrait-il compte ? Dans quel état cela me mettrait-il ? Ça m’assommerait, probablement… Tout plutôt que cette douleur que rien n’apaise…

Je me tourne et je sursaute : Akira s’est redressé silencieusement du divan, et il se tient à présent face à moi. Son visage est grave.

- Mon vieux, il faut qu’on parle.

 

Plus tard

En route avec Akira. Il était prêt à conduire, avant qu’il se souvienne que, au fait, ce n’est pas sa voiture. Je m’assois au volant. Il m’a dit :

- Allons près de l’eau, une plage, les vagues…

Nous allons à la plage de Titlow. Galets, mouettes et cormorans, le pont suspendu vers Gig Harbor en toile de fond.

Il faut que je parle à Akira de cette tentation que je n’ai pas vu arriver. Je sens déjà la honte en moi, l’envie de dissimuler, après tout c’était juste une pensée… Mais je sais que cette pensée allait devenir une impulsion. En parler, c’est la désamorcer. Akira me prend de vitesse.

- Écoute, Greg, j’ai entendu votre conversation. C’est terrible, je me plante à tous les coups avec Katsumi. En général je sais ce que je fais dans la vie. Mais je ne prends pas de bonnes décisions quand ça le concerne… Ce qu’il dit est vrai, j’allais rejoindre Max la nuit. Rien de romantique ou de sexuel là- dessous. Mais je sentais en lui une telle tension, une contrariété chaque fois que je m’adressais à Max. J’ai pensé l'épargner en attendant qu’il dorme pour aller la retrouver. Je n’avais pas idée qu’il s’en rendait compte.

Je le crois immédiatement. Il n’ajoute rien. Nous arrivons à Titlow, je me gare sur le petit parking. Akira soupire profondément et reste immobile dans la voiture.

- J’ai l’impression d’un tel échec avec lui…. murmure-t-il. Max avait raison. J’aurais mieux fait… je ferais mieux de vivre ce que je ressens, au lieu d’anticiper ce que Katsumi en pensera… C’est de la lâcheté, en fait. Ça me fait trop mal de le voir souffrir.

Il tire un paquet de cigarettes de la poche de son jean.

- Est-ce que tu fumes en cachette, toi aussi, ou c’est juste moi ?

Je me mets à rire et tends la main pour qu’il m'en donne une. Je réponds :

- Ce n’est pas seulement toi. C’est si difficile, de nos jours ! On ne peut plus fumer nulle part. Et tu as remarqué ? Les sigles avant les films, pour prévenir qu’il y a de la violence ou des scènes de sexe…. Maintenant, si les acteurs fument, ils ajoutent “smoking”. Attention spectateurs :  préparez-vous au choc, vous allez voir des cigarettes !  Le tabac, j'étais dans l'idée que c’était moins pire que le reste… C’est légal… ça m’a permis de tenir bon en prison, quand je n’avais rien d’autre. Je ne me cherche pas d’excuse. Enfin si peut-être… Maintenant je veux arrêter mais je n’y arrive pas. Mais je le cache parce que c’est tellement mal vu, dans ma famille en particulier. Mon père… Mon grand-père Paul est mort d’un cancer du poumon.

Quand Max était au Japon, je fumais dans la chambre d’amis, parce que, de notre chambre, l'odeur du tabac serait parvenue de l’autre côté de la maison. La cloison est commune. C’est comme ça que l’idée m’est venue d’en faire un espace à moi.

Au moment d’allumer la cigarette donnée par Akira, j'hésite un moment.

- C’est la voiture de Max…

Il rit.

- Oui, je suis sûre que, quelque part en Asie, elle se réveille en sursaut au milieu de la nuit, indignée : “Ils fument dans ma voiture !”

Je ne peux m'empêcher de rire aussi et je me penche vers lui pour qu’il allume ma cigarette en même temps que la sienne. Il inspire lentement puis, après avoir expire la fumée, reprend :

- Tu sais, Max, ce n’est pas son genre de jeter la pierre. Elle était une grosse fumeuse dans les années 50. Elle vivait en Italie avec ce journaliste, Mezzogiorno. Ils fumaient sans arrêt tous les deux. Elle a arrêté quand elle a réalisé qu’elle commençait à perdre son sens du goût. Moi un peu plus tard, j’ai appris les dégâts que le tabac fait sur l’entourage même s’ils ne fument pas. Je ne fume plus qu’en solitaire. Ou avec un co-conspirateur.

Quand je pense que j’ai refusé de montrer ce qui est devenu ma chambre à Max quand elle est rentrée du Japon… C’était la raison : l’odeur du tabac. Je n’avais pas suffisamment aéré. J'ai vu sa tristesse. Ça m’a fait mal.

Nous passons un moment détendu à fumer dans la voiture, puis nous allons marcher sur les galets. Le ciel est couvert avec des trouées de lumière. Le soleil essaie de percer.

- Bon, dit Akira en se posant sur une pile de galets qui forment une sorte de muret, j’ai un truc à te dire.

Je m’assois près de lui, curieux, presque inquiet. 

- Max m’a appelé hier dans la nuit. Elle a eu du mal à trouver mon nouveau numéro… Finalement des amis communs ont pu la renseigner.

J’ai tant attendu, espéré, craint ces mots.

- Comment va-t-elle ? Ou est-elle ?

- Elle va bien. Elle est à Bangkok. En Thaïlande.

- Qu’est-ce qu’elle fait là-bas ?

- A ton avis ? Elle cuisine… Bon, c’est plus compliqué que ça.

Il commence une saga : Max dans un marché de Bangkok, cuisant du saumon au chalumeau pour aider une famille en détresse.

Je n’y tiens plus, je tapote sa main.

- Est-ce qu’elle a parlé de moi ?

Akira, qui semblait perdu dans sa narration, sursaute presque.

- Oui ! Oui, pardon, elle a parlé de toi, elle m’a tout de suite demandé comment tu allais… Elle pensait que tu étais soulagé de son départ. Toute cette histoire compliquée qui disparaît de ta vie… Ce n’est pas mon impression, je le lui ai dit.

Il me sourit gentiment.

- Tu lui manques terriblement. Elle veut revenir. Mais il y a deux problèmes. D’abord, est-ce que tu veux encore d’elle ? Tu peux te décider en connaissance de cause, cette fois. Elle comprendrait que tu préfères ne pas reprendre votre histoire.

Je réagis mais dans ma précipitions, au lieu de mots, c’est une sorte d’exclamation inarticulée qui sort de ma bouche. Akira en comprend le sens et poursuit :

- L’autre problème, c’est que… Si jamais tu veux bien qu’elle revienne dans ta vie, Max ne peut pas le faire si…si tu risques à nouveau d’alerter les autorités à son sujet. Elle a une responsabilité vis-à- vis des autres Sembables, les gens comme nous. Et si elle…

Je l'interromps.

- Écoute. J’ai agi impulsivement et j’ai eu le temps de le regretter, tu peux me croire. D’autant plus que je me suis renseigné sur celui qui a été arrêté, ce Michel. Il ne regrette rien et ne cesse de se vanter de son crime ! Je veux que Max revienne, je ne veux que ça. Elle n’a rien à craindre de moi. Elle me manque tellement, je…

Là, je dois faire une pause pour éviter de me laisser submerger par ce que je ressens. Max me semble soudain si proche, comme si elle était assise avec nous sur les galets. Je crains d’autant plus de dire ou faire quelque chose qui la fasse s'éloigner à tout jamais.

Akira semble satisfait, il se redresse et me tend la main pour que je me lève à mon tour. Nous marchons.

- Je lui dirai. Elle sera ravie !

- Dans combien de temps penses-tu qu’elle sera là ?

Il fait une petite grimace.

- Difficile à dire… Elle a peut-être des choses à terminer à Bangkok. Mais elle est impatiente de te revoir, donc le plus tôt possible.

J’en ai presque le tournis. Akira continue de parler, se demande si Katsumi a entendu sa conversation nocturne et deviné l'identité de son interlocuteur, ce qui a peut-être motivé ses questions bizarres ce matin… Ça m'est égal. Je regarde les vagues et j’imagine Max à mes côtés. Dans mes bras.

Je vais la revoir. Je n’y croyais plus. L'immensité de la chance qui m’est offerte me donne presque un sentiment de culpabilité vis à vis de la dureté du monde. Mais la joie est trop forte pour que je m’y arrête.

 

Mercredi

Bon d’accord, elle a des trucs à régler. Mais ça fait cinq jours.

Et je ne suis toujours pas en contact avec elle. Pourquoi ? Akira aurait pu la rappeler sur le champ devant moi, à Titlow. Ou elle aurait pu m’appeler ensuite. N’est-elle pas impatiente de me parler ?

Revient-elle pour voir Akira ou pour me retrouver ? Je me sens un peu sur la touche.

Chaque jour qui passe, mon espoir devient plus strident - et ma crainte d’apprendre que je ne la reverrai jamais, pour une raison que je ne peux pas imaginer.

La perdre alors que j'espère la retrouver, ce serait si douloureux.

Je ne sais pas comment je pourrai y faire face. Je ne sais pas si je pourrai y faire face.

 

Vendredi

Elle n’est toujours pas là. C’est mon jour de congé, vais-je le passer à attendre en vain?

Je suis descendu boire un café, juste pour apercevoir Akira, a-t-il du nouveau ?

Katsumi me regarde douloureusement. Il sait qu’elle va revenir et il se lamente déjà à l'idée que nous ne serons plus “tous les trois”. Il n’a pas de mal à deviner ma fébrilité.

- Tu vois, elle n’est pas encore revenue et elle te fait déjà souffrir… me souffle-t-il,

Je n’ai même pas le temps de réagir, il quitte la pièce et va continuer son portrait de Jackson. Akira me fait un signe de la main sans me regarder, il est devant la TV.

Je remonte me mettre au lit. Certains jours, il n'y a rien d’autre à faire.

 

Plus tard

Le bonheur est comme une bulle de savon, un petit miracle d’arc-en-ciel et de perfection…

Qu’est-ce que je raconte… Je ris tout seul devant mon cahier. Elle est là. Elle dort dans notre futon conjugal. Quel merveilleux moment, ces retrouvailles. Je ne me lasserai jamais d’aimer cette femme.

Quand elle se réveillera, je lui demanderai de lire ce que j’ai écrit pendant mon absence. Nous devons mieux partager ce que nous ressentons. Et puis je veux qu’elle vive à travers mon regard cette drôle de période où elle n’était pas là.

 

Akira est venu me secouer, on était en début d'après-midi. Je ne pensais pas me rendormir, juste rester au lit et ressasser mon impatience, mais j’ai sombré. Le sommeil des nuits précédentes a été bref et haché.

- Elle arrive. Elle est dans un taxi, qui vient de l'aéroport. Elle sera là dans 10 minutes.

Tétanisé par la surprise, il m’a fallu un moment pour bouger. Finalement, quand je suis sorti de ma chambre, encore dans mon bas de pyjama et kimono, je l’ai vue arriver, par-dessus la rampe d’escalier.

Akira la guettait et ouvre la porte d'entrée - elle n’a plus de clef de la maison.  Vu de haut, elle paraît menue, ses cheveux désormais uniformément sombres, en mèches courtes autour de son visage. Elle porte une sorte de bermuda et un T-Shirt clair. Sa peau est plus sombre qu’avant, elle a dû être au soleil en Thaïlande.

Elle laisse tomber son sac et lâche la poignée de sa petite valise. Elle tombe dans les bras d’Akira. Ils s'étreignent puis se regardent longuement, sans se dire un mot. On dirait qu’ils se parlent par télépathie, c’est étrange. Finalement, ils s’embrassent. Eh oui, sur la bouche, comme Katsumi le disait. C’est un peu agaçant, je ne vais pas mentir.

Finalement, ils s'éloignent l’un de l’autre. Elle regarde autour d’elle avec le sourire, comme si elle n’avait pas vu sa maison depuis très longtemps. Et puis elle lève la tête et me voit.

Elle avance dans ma direction, une expression de joie et d'appréhension mêlées sur son visage. Je ne sais pas si j’ai descendu les escaliers ou si j’ai sauté par-dessus la rampe, mais je suis devant elle.

Nous nous sommes dit les mêmes choses, en même temps.

Tu m’as tellement manqué.e

Je suis désolé.e.

Tout est de ma faute.

Et puis nous nous sommes retrouvés dans ma chambre. Ce qui a suivi :

Je lui donne la bague à nouveau, cette fois dans les formes, à genoux. Elle rit et elle dit oui.

Nous nous promettons de mieux communiquer à l'avenir. Nous écouter. Nous sommes tous les deux émotifs et très (trop) sensibles. Envahis d'émotion, nous n’entendons plus /moins bien ce que dit l’autre. Nous présumons. Nous projetons.

Ça a bien dû nous prendre trente secondes.

Et ensuite le délice de l’embrasser à nouveau.

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Edouard PArle
Posté le 06/06/2023
Coucou Annececile !
Yesss, ça régale ce chapitre !
C'est hyper intéressant de voir la relation entre Greg, Katsumi et Akira se développer. L'absence de Max leur laisse plus d'espace pour s'exprimer et pour que le lecteur puisse les découvrir plus en profondeur.
Le retour de Max est aussi soudain que son départ, ce qui n'est pas une mauvaise chose. Je comprends ce qu'Aryell veut dire en disant qu'elle revient peut-être un peu trop vite, j'espère que tu continueras de développer les relations de Greg avec ses amis japonais parce que je pense qu'il y a encore des choses à raconter.
Les retrouvailles sont très touchantes. Je suis très pressé d'avoir le point de vue de Max pour voir ce qu'elle a pensé de cette histoire, comment s'est passé son aventure loin de Greg.
J'imagine que cette courte séparation va avoir des conséquences sur leur relation et l'histoire. Est-ce que ça va les rapprocher ? Les éloigner ? Très curieux de voir comment tu comptes développer tout ça par la suite.
Un plaisir comme toujours,
A bientôt !
annececile
Posté le 08/06/2023
Oh ca me fait vraiment plaisir que tu trouves la relation entre Greg et les deux japonais interessante! Comme tu le dis, il fallait qu'ils soient ensemble sans Max pour se connaitre - d'ou la necessite de l'envoyer au loin. Mais il faut qu'elle revienne pour que l'histoire se poursuive, elle est la narratrice quand meme ! ;-)
Je compte bien continuer a developper les relations entre Akira, Katsumi et Greg et je compte sur toi pour me dire si ca correspond a ce que tu esperais ou pas!
Merci pour ton commentaire et a tres bientot!
Aryell84
Posté le 06/02/2023
Coucou!!!!
Alors la 1ère chose que j'ai envie de dire, c'est quue Katsumi a besoin d'aller voir un psy de toute urgence, c'est vraiment triste comme il réagit à la relation de Max et Akira (même si je le comprends aussi vu qu'ils continuent les usages médiévaux qui semblent bizarres maintenant).
Ce chapitre était plus court je crois, j'avoue que je reste un peu sur ma faim: c'est top de voir comment le trio évolue et comment ils approfondissent leurs relations, mais du coup je trouve que Max rentre un peu trop vite (même si je suis super contente qu'elle soit revenue !!!) et qu'on aurait pu passer plus de temps sur leur dynamique à trois.
Du coup j'imagine que ça ferme une sorte de parenthèse dans l'intrigue, et ton défi, je pense, va être de faire que ça ne soit pas une simple parenthèse, mais que l'épisode ait des véritables conséquences sur la suite !!! Hâte de voir ça! En plus on sait que Milo est arrivé donc j'attends le reste de l'intrigue avec impatience !!!!
annececile
Posté le 07/02/2023
Tu as raison, c'est un chapitre un peu plus court, peut-etre 1/3 de moins que les autres. Et je te suis tout a fait, la dynamique entre les 3 hommes est interessante. L'amitie entre Katsumi et Greg m'a surprise moi-meme, je ne l'avais pas premedite. Ce que tu me dis, sur le fait que Max revient trop vite, me rappelle certains commentaires apres l'arrestation de Greg et le moment ou il est innocente. Ils trouvaient que ca allait trop vite, et c'est vrai que ca se passe rapidement. Mais le fait est, il y a des evenements a venir et je ne pouvais pas passer plus de temps sur Greg a nouveau en prison ou Max en Thailande. Et comme tu le pressens, il ne s'agit pas d'une simple parenthese.
Merci beaucoup de ton commentaire ! C'est un plaisir de te lire. A tres bientot !
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